Verbum – Analecta Neolatina XXIV, 2023/1

ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2023.24.1.11





L’influence de la Bible sur la littérature a déjà fait l’objet de nombreux ouvrages, présentant en général les œuvres littéraires d’un seul pays ou d’une période choisie. L’entreprise exceptionnelle, dirigée par Sylvie Parizet, spécialiste en littérature comparée, propose en revanche de parcourir La Bible dans les littératures du monde, c’est-à-dire sur les cinq continents et des origines jusqu’à nos jours. Ce dictionnaire en deux volumes, publié aux Éditions du Cerf en fin 2016, a pour objectif « de mettre en lumière le rôle joué par la Bible, en sa dimension juive et chrétienne, dans la création littéraire de tous les pays » (p. 5). Comme le précise son introduction, l’ouvrage « s’adresse à tous ceux qui aiment la littérature », mais aussi « à tous ceux qu’intéresse la Bible » (ibid.).

Lors de la table ronde, organisée en janvier 2017 à l’occasion de la sortie du dictionnaire,2 Sylvie Parizet a donné quelques précisions concernant les choix rédactionnels et les méthodes de travail, mises en œuvre tout au long de cet immense projet international. Un rédacteur, un conseil exécutif de trois membres et quatre cents chercheurs de quarante pays ont travaillé pendant dix ans pour offrir aux lecteurs cet ensemble de plus de deux mille pages. Sans s’imposer des limites temporelles, le conseil scientifique a décidé de mettre l’accent sur la littérature mondiale moderne et contemporaine (période la moins étudiée sous l’angle de l’influence biblique). C’est ainsi que les œuvres littéraires de l’Antiquité et du Moyen Âge ont été traitées de manière moins dévelopée que celles du XXe et du XXIe siècle.

Le processus de l’écriture des 700 entrées du dictionnaire s’est passé sur plusieurs niveaux. Le point de départ était la lecture des dizaines de milliers d’œuvres littéraires pour y trouver des traces de la Bible et pour voir ce qui peut en être dit. Le deuxième niveau signifiait partir à l’inverse d’un pays ou d’un territoire linguistique et d’en tracer de grandes synthèses. Certains grands écrivains comme Molière ou Verlaine n’ont pas de notices dans le dictionnaire, mais les synthèses par pays permettent d’étudier leurs travaux. Le troisième niveau consistait à présenter au lecteur des figures bibliques comme Job, Judith, Abraham, ou partir d’un imaginaire attaché à un épisode biblique. Ayant recours à ces trois types d’approches complémentaires, le dictionnaire fait alterner trois types de notice : 400 entrées renvoient à des noms d’écrivains, 200 à des noms de pays et il y a 50 figures et personnages bibliques.

Les entrées ne sont pas catégorisées, elles suivent l’ordre alphabétique. Par exemple, des entrées sur des noms bibliques comme Aaron, Abel, Abraham sont suivies des noms géographiques comme l’Afrique, l’Albanie, l’Algérie, l’Allemagne, l’Alsace et beaucoup d’autres. Ce type d’entrées alterne avec des noms d’écrivains comme Achebe Chinua, Endre Ady ou Apollinaire. Certaines entrées sont simplement construites, tandis que d’autres contiennent des sous-entrées. Pour illustrer ces différences, il suffit de comparer la première entrée qui porte le nom Aaron et la deuxième, intitulée Abel. L’entrée concernant Aaron commence par raconter quel est son rôle dans la Bible : elle étudie l’apparition de ce personnage dans le Pentateuque, les Écrits intertestamentaires, dans un écrit apocryphe intitulé Roman pseudo-clémentin, le Nouveau Testament et le Coran. Elle continue en étudiant quels écrivains ont été inspirés par l’histoire d’Aaron : le dictionnaire mentionne – entre autres – le roman Aaron’s Rod de D.-H. Lawrence, la tragédie Moïse de Chateaubriand et l’opéra Moses und Aron d’Arnold Schönberg. Contrairement à cela, l’entrée consacrée à Abel se décompose en sous-entrées : la première (Une victime énigmatique) raconte l’origine, la profession et les responsabilités du personnage et explique pourquoi il n’apparaît qu’indirectement dans le texte biblique; la deuxième sous-entrée (Abel, modèle de foi: du Nouveau Testament au Moyen Âge) nous renseigne sur le rôle qui lui est attribué dans la lettre aux Hébreux, dans l’Évangile de Matthieu et comment il est représenté dans un poème anonyme de l’époque; la troisième (Abel victime de Caïn: XVIe–XVIIIe siècles) explique pourquoi la Renaissance s’est attachée plus à Caïn mais moins à Abel, comment et pourquoi Luther interprète la valeur théologique du dernier. La dernière sous-entrée (Ambiguïté d’Abel : XIX–XXe siècles) nous fournit des informations sur l’interprétation de l’histoire biblique pendant l’époque romantique en évoquant les poèmes de Byron, Leconte de Lisle, Nerval et Baudelaire. Elle dit également que l’industrialisation et l’urbanisation massive ont influencé l’intérêt de la littérature victorienne pour Abel. La partie consacrée au XXe siècle conclut à l’ambiguïté du personnage et se pose la question suivante : « En l’absence d’une instance surnaturelle, quel homme peut distinguer Caïn d’Abel ? » (p. 16)

Le dictionnaire consacre deux entrées à la littérature hongroise et les divise en sous-entrées. La première, portant le titre Hongrie 1 – jusqu’au XXe siècle est rédigée par János Szávai. Après avoir traité les traductions hongroises de la Bible, l’article se compose des chapitres suivants: La Bible dans la littérature hongroise des XVIIe et XVIIIe siècles et La Bible dans la littérature hongroise du XIXe siècle. Dans le premier chapitre, les écrivains comme Pázmány, Zrínyi, Mikes et Csokonai ne sont que brièvement présentés, tandis que la poésie de Balassi est étudiée d’une manière plus détaillée. János Szávai évoque quinze poèmes religieux de Balassi : des hymnes aux personnes de la Trinité, des psaumes et dans ses poèmes militaires la nature printanière est présentée comme un don de Dieu. Tout au début du deuxième chapitre se trouve une analyse détaillée de l’Hymne de Kölcsey qui « se présente comme une imploration psalmique du poète s’adressant à Dieu (p. 1147). On apprend également comment Jonas apparaît dans les œuvres de Babits. Le chapitre se termine par l’étude d’un cycle de poésies écrit par Kemény qui se concentre sur Caïn. Certains écrivains importants comme Petőfi, Arany, Tompa, ne sont pas étudiés en détail mais ils sont évoqués brièvement.

L’entrée Hongrie 2 – XXe et XXIe siècles, rédigée par András Kányádi commence par une métaphore de Gyula Illyés, la flûte de Pan à cinq tuyaux qui se rapporte aux communautés hongroises séparées par les nouvelles frontières après le traité de Trianon (Hongrie, Roumanie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie). Cette introduction présente également les raisons pour lesquelles la Bible a inspiré la littérature hongroise de l’époque : d’une part, « les enjeux identitaires marqués par le sentiment de l’asservissement renforcent le goût pour la parabole, l’apocalypse et le messianisme puisés dans la Bible » et d’autre part, « le Livre incite à l’exégèse, ce qui conduit à l’écriture essayistique et, bien souvent à la fiction subversive » (p. 1152). András Kányádi évoque les œuvres de Krúdy, Tamási, Móricz et Ottlik et présente l’effet que la chute du régime communiste a produit sur la littérature de l’époque. Le sous-chapitre suivant constate que pour des raisons historiques « nombre d’auteurs sont alors intrigués par les héros libérateurs, les prophètes messianiques et les acteurs de la résurrection évangélique » (p. 1153), par exemple Ady et Kosztolányi. Dans les années 1930, avec la montée du fascisme, « les prophètes deviennent les porte-parole du Poète terrifié par l’humanité ou la nation en péril » (ibid.), ce qui se reflète dans les écrits des écrivains comme Radnóti, Weöres, Füst, Térey. Les sous-entrées suivantes parlent de l’apparition de l’apocalypse utopique et des figures maudites (Caïn, Judas) dans les œuvres et présentent une approche qui mêle essai et récit, propose l’exégèse du personnage biblique, parfois à travers le rêve. Parmi les écrivains mentionnés dans cette deuxième entrée sur la Hongrie, des entrées séparées ont été consacrées aux auteurs suivants : Nádas, Ady, Krasznahorkai, Pilinszky.

Malgré son étendue imposante, le dictionnaire est très bien construit, il est facile à consulter. Au début du premier volume, après l’énumération des collaborateurs, le lecteur trouve des conseils et explications utiles. Les types des entrées et la signification des signes utilisés sont donnés. Comme un grand nombre d’œuvres et d’auteurs étrangers sont traités dans le dictionnaire, certaines précisions étaient nécessaires : les noms d’écrivains ou de personnalités sont maintenus sous forme d’une graphie traditionnelle française, les transcriptions de patronymes étrangers n’ont pas toujours été unifiées, les titres des œuvres étrangères mentionnées sont presque toujours cités à la fois en langue originale et en traduction française. En ce qui concerne les citations de la Bible, les auteurs des articles pouvaient librement choisir entre les différentes traductions et les noms bibliques peuvent apparaître sous des graphies différentes. Le deuxième volume se clôt par une importante bibliographie générale, une table biblique permettant de suivre les passages auxquels les écrivains se réfèrent, un index des noms propres, des indications pratiques et une liste des abréviations.

Northrop Frye dit – en reprenant l’expression de William Blake – que la Bible est le Grand Code de l’Art (p. 1942) et qu’elle a édifié « un cadre de l’imaginaire » à l’intérieur duquel s’est développé la littérature (p. 208). Le dictionnaire La Bible dans les littératures du monde montre clairement que la fécondité du texte biblique est vraiment vertigineuse et ne cesse d’influencer la littérature du monde entier. L’ouvrage permet également de suivre les changements dans la réception littéraire de la Bible, déterminée par l’évolution politique, sociale, culturelle.


  1. Paris : Les éditions du Cerf, 2016, 2328 pp.↩︎

  2. Le site où se trouve l’émission peut être consulté sur le lien suivant: https://vimeo.com/200376100 (consulté le 14 décembre 2022).↩︎