Verbum – Analecta Neolatina XXV, 2024/2
ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2024.25.2.9
Abstract: In our contribution, we attempt to examine more closely the role of “adventure” in three novels by Alain-René Lesage, described as picaresque: The History of Gil Blas de Santillane, The Bachelor of Salamanca and The History of Estévanille Gonzalez. Our method is based on microphilological research: after giving a brief historical overview of the expression, we will see the occurrence of “adventure” in the novels, while considering the contexts in which this expression appears and which lead us to some remarks related to the narration. The results of the reflections traced above help us to better orient ourselves in the complex labyrinth of the concept of adventure in the French picaresque novel.
Keywords: adventure, picaresque, narration
Résumé : Dans notre contribution, nous tentons d’examiner de plus près le rôle de « l’aventure » dans trois romans d’Alain-René Lesage, qualifiés de picaresques : l’Histoire de Gil Blas de Santillane, Le Bachelier de Salamanque et l’Histoire d’Estévanille Gonzalez. Notre méthode se fonde sur une recherche microphilologique : après avoir donné un bref aperçu historique de l’expression, nous allons voir l’occurrence de « l’aventure » dans les romans, tout en considérant les contextes dans lesquels cette expression apparaît et qui nous mènent à quelques remarques liées à la narration. Les résultats des réflexions tracées ci-dessus nous aident à mieux nous orienter dans le labyrinthe complexe du concept de l’aventure dans le roman picaresque français.
Mots-clés : aventure, picaresque, narration
Dans notre contribution, nous tentons d’examiner de plus près le rôle de « l’aventure », terme hérité du latin populaire advenire (« se produire »), dans trois romans d’Alain-René Lesage, qualifiés de picaresques1 : l’Histoire de Gil Blas de Santillane (1715–35), Le Bachelier de Salamanque (1736–38) et l’Histoire d’Estévanille Gonzalez (1734–41).
Notre approche s’inscrit dans la tendance des analyses thématiques des dernières années sur les romans de Lesage, les moins exploités y compris2. Ceci dit, l’aventure s’avère’ plus qu’un simple sujet parmi d’autres. Elle est, nous semble-t-il, l’idée fondamentale, complexe, de l’écriture lesagienne. Elle se montre comme un noyau autour duquel tous les éléments narratifs du roman s’articulent, ce qui mène à la perception d’une vision du monde, d’une idée du bonheur se cristallisant au fur et à mesure. Dans le travail présent, c’est la perspective sémantico-narratologique de l’aventure que l’on mettra au centre.
Pour introduire notre analyse, nous tenons, dans un premier temps, à donner un bref aperçu historique de l’expression d’après le témoignage des dictionnaires de l’époque (Le Dictionnaire universel, Le Dictionnaire de l’Académie, L’Encyclopédie).
En nous basant sur la présence de « l’aventure » dans les textes, nous nous focaliserons dans un second temps sur la répartition de l’expression au sein des romans. Une analyse comparative s’offre également, et nous aide à découvrir le rôle du « marqueur générique3 » de « l’aventure ».
Le vocabulaire accompagnant nous incite finalement à essayer de répondre aux questions suivantes : comment narre-t-on les aventures ? qui raconte ? quels types d’aventures sont dignes d’être racontés ? et quels types d’aventures sont passés sous silence ?
Avant de parler de la notion de l’aventure, il ne serait peut-être pas erroné de préciser qu’il s’agit d’une idée qui existait même avant l’apparition du terme concret. En tant qu’élément essentiel assurant la dynamique de l’action, elle faisait déjà partie des premiers romans européens, ceux de l’Antiquité4.
C’est dans la Vie de Saint Alexis, légende hagiographique en vers datant du XIe siècle, que l’on tombe pour la première fois sur l’expression de « l’aventure » : « A, lasse mezre, cum oï fort aventure ! ». Selon Pál Lakits, « l’aventure » dispose dans ce cas-là de trois significations possibles : « événement inopiné, coup de sort, accident5 ». Il renvoie surtout à un événement malheureux, inévitable.
Pour ce qui est de l’étymologie du nom « aventure », on sait qu’il vient du verbe latin advenire, attribué d’abord surtout aux personnes – d’où l’expression d’adventus. Pourtant, il a pris le sens du latin evenire : un événement qui arrive, qui se produit. La notion d’adventura – en tenant compte du suffixe urus qui désignait le temps du futur en latin classique – pouvait avoir trois significations essentielles : tout ce qui peut arriver, tout ce qui va arriver, tout ce qui doit arriver6.
Si l’on passe en revue la première entrée de « l’aventure7 » qui figure dans le Dictionnaire Universel (1690), on peut voir que ces deux définitions de base tracées ci-dessus sont liées : « accident ou chose qui est arrivée ou qui doit arriver ». L’expression « dire la bonne aventure » y figure aussi, renvoyant à l’aspect futur du terme. Le dictionnaire détaille aussi le concept dans deux autres articles. Le premier souligne le caractère singulier – loin d’être quotidien – de l’aventure :
Adventure, se dit aussi de ces accidents surprenants et extraordinaires qui arrivent quelquesfois dans le monde et qui sont souvent de pures imaginations, on n’estime dans les Romans que les adventures extraordinaires. Don Quichot a voulu imiter les anciens Paladins qui allaient chercher les adventures, courir les adventures. L’Amadis est tout plein d’adventures périlleuses, surprenantes, enchantées. On dit aussi c’est une femme à adventure, lors qu’elle a fait parler d’elle par ses galanteries8.
En se référant aux romans chevaleresques et à l’ouvrage de Cervantès, l’article met en évidence qu’au XVIIIe siècle, l’aventure dispose aussi d’un rôle métafictionnel, en ce qu’elle apparaît comme un point de repère lors des compositions des œuvres, un élément apte à suggérer des réflexions critiques sur le genre même du roman.
La seconde entrée témoigne de l’aspect fatal de l’aventure : « ce qui est au pouvoir du hasard, de la fortune9 ». Toutefois, il ne s’agit pas d’un pouvoir surnaturel omniprésent dans les romans de la chevalerie : ici, la fatalité est due aux aspirations humaines. Les deux connotations purement économiques nous semblent suggérer cela : « Cette homme attend pour se marier quelque bonne adventure, qu’il trouve par hasard quelque bon parti » et « mettre de l’argent à la grosse adventure, pour dire, le mettre à profit sur le négoce de mer et sur la quille du vaisseau, où on risque le naufrage et la prise des Corsaires10 ».
Le Dictionnaire de l’Académie (1694) énumère également trois définitions d’aventure11, mais dans ce cas-là, les descriptions sont un peu plus détaillées, et incluent aussi l’aventure chevaleresque. Le premier article présente qu’il existe des aventures variées dans la vie : « aventure heureuse, bizarre, étrange, […] extraordinaire, fâcheuse, […] amoureuse, […] burlesque, romanesque ». « Raconter une aventure » est aussi mis en évidence, un phénomène non sans importance, nous verrons, lié à notre approche.
Le dictionnaire propose une définition synthétique de l’aventure chevaleresque :
Aventure, Dans les anciens Romans de chevalerie signifie, Entreprise hasardeuse mêlée quelquefois d’enchantement. Aventure périlleuse, difficile, dangereuse, chercher, achever, mettre à fin les aventures, cette aventure était réservée à ce Chevalier. On dit dans ce même sens d’un homme qui aime les entreprises extraordinaires, C’est un homme qui aime les aventures, qui court après les aventures12.
Il est à noter que le roman chevaleresque, et notamment les œuvres arthuriennes du XIIe siècle de Chrétien de Troyes, marquerait, semble-t-il, une étape capitale dans l’histoire du concept de l’aventure13. D’autant plus que Lesage, lors de la création de ses œuvres, a recours aux sujets et aux structures des romans de chevalerie, ces derniers représentant, selon Christelle Bahier-Porte, « incontestablement l’origine de tout romanesque14 » chez l’auteur.
Le troisième article met l’accent sur le hasard et l’errance. On peut y lire des expressions telles que « laisser aller les choses à l’aventure », « prendre l’aventure de qqch », « errer à l’aventure15 ».
L’Encyclopédie (1751–1772) inclut deux entrées « d’aventure16 », dont la première est écrite par Diderot lui-même. Il commente la notion en rapport avec « l’événement » et « l’accident ».
Aventure est aussi indéterminé qu’événement, quant à la qualité des choses arrivées : mais événement est plus général, il se dit des êtres animés & des êtres inanimés ; & aventure n’est relatif qu’aux êtres animés : une aventure est bonne ou mauvaise, ainsi qu’un événement : mais il semble que la cause de l’aventure nous soit moins inconnue, & son existence moins inopinée que celle de l’événement & de l’accident17.
On peut voir que la nuance entre « événement », « accident » et « aventure » est déterminée entre autres par ce qui les déclenche : si un événement ou un accident peut arriver inopinément, sans qu’on puisse l’éviter ou y avoir un effet, une aventure n’est pas due forcément au hasard – elle est la conséquence d’une décision délibérée.
L’autre article de l’Encyclopédie résume ainsi la notion de l’aventure : « événement extraordinaire ou surprenant, soit réel soit imaginaire18 ».
D’après le témoignage des dictionnaires de l’époque, il nous semble évident que le mot « aventure » est fort polysémique au XVIIIe siècle : en tant que nom autonome, il peut désigner un événement, un accident ; des adjectifs nuancent sa nature : on peut parler d’une aventure heureuse, extraordinaire, surprenante, merveilleuse, chevaleresque, mais aussi galante, ridicule ou bien malheureuse, tragique.
Dans ce qui suit, avant de voir les contextes dans lesquels elle figure, nous allons voir de plus près le nombre d’occurrences de l’expression de « l’aventure » dans les trois romans choisis de Lesage19.
Dans la trilogie, c’est dans le roman de Gil Blas que l’on rencontre le plus de fois le mot « aventure » : 104 occurrences au total, dont 97 figurent dans le texte, et 7 se trouvent dans les titres de chapitres. Par contre, l’histoire de Chérubin et celle d’Estévanille contiennent respectivement quasi la moitié de ce chiffre : tandis que la première compte 32 occurrences (5 dans les titres de chapitre), dans la dernière, le terme « aventure » apparaît 40 fois (2 dans les titres de chapitre).
Si nous examinons de plus près la version rééditée du Bachelier de Salamanque (1759), nous pouvons remarquer qu’elle contient 41 occurrences, alors que le roman original n’en compte « seulement » que 32. En plus, au titre du roman s’ajoute l’expression de « l’aventure ». S’agirait-il, avec l’insertion de nouvelles aventures, d’une réponse de la part de Lesage à la vogue des romans d’aventures, en train de se développer en tant que genre à part ?
Nous avons la possibilité de « décomposer » davantage l’ensemble des occurrences et de jeter un coup d’œil sur la répartition des aventures au sein de chaque roman. Pour faire cela, nous allons recourir à la méthode des tableaux illustratifs.
Tableau 1
À la base du tableau 1, il est frappant que les cinq premiers livres contiennent la majorité des occurrences de « l’aventure ». Pour reprendre l’idée de Francis Assaf, les six premiers livres se montrent comme la partie picaresque du roman, dont les quatre premiers livres constituent la phase active20, à savoir les aventures qui sont arrivées principalement à Gil Blas. C’est là que nous pouvons aussi discerner le rôle fonctionnel de « l’aventure » dans les titres de chapitres : elle y apparaît en tant qu’élément de référence structurelle concernant l’histoire. D’un côté, elle peut renvoyer à l’unité narrative du chapitre précédent : « De l’événement sérieux qui suivit cette aventure (I, 9) ». De l’autre côté, Lesage peut recourir à des résumés plus informatifs ayant pour but d’exprimer l’alternance des hauts et des bas arrivés au jeune héros : « Après quel désagréable incident don Alphonse se trouva au comble de sa joie et par quelle aventure Gil Blas se vit tout à coup dans une heureuse situation » (VI, 3).
Si nous nous penchons sur l’analyse du Bachelier de Salamanque et d’Estévanille Gonzalez du point de vue de la répartition de « l’aventure » au sein des romans, il nous semble logique de traiter les deux ouvrages parallèlement, étant donné que Lesage les composait simultanément. Voici les tableaux 2 et 3 qui représentent la disposition des occurrences :
Tableau 2
Tableau 3
Si nous comparons les tableaux à celui de Gil Blas, la plus flagrante différence est que la majorité des aventures se déroulent, contrairement à Gil Blas, dans la seconde moitié des romans. En ce qui concerne Le Bachelier de Salamanque, en outre des rôles déjà présents dans Gil Blas, un caractère particulier des aventures est mis en évidence par le sous-titre : « Ce que firent ces deux amis après s’être réciproquement conté leurs aventures21 » (V, 7). En effet, les aventures se racontent tout au long des romans, ce qui permet l’insertion des récits secondaires. Grâce à cette technique, une multitude d’aventures s’offre au lecteur – des aventures qui arrivent au héros, et celles qu’il entend. En fait, ce sont les deux manières dont le jeune héros acquiert des expériences22.
Estévanille Gonzalez comporte deux titres de chapitres avec l’évocation de « l’aventure » : « De quel triste accident cette aventure comique fut suivie, et dans quel danger se trouvèrent Gonzalez et Potoschi23 » (II, 6) et « Quelle fut la fin de cette aventure ; des alarmes qu’eut Estévanille, et de son départ de Florence avec don Christoval24 » (III, 4). Nous y remarquons aussi un rôle de marqueur structurel de « l’aventure », tout comme l’opposition des aventures du registre sérieux et du registre comique.
À la base des tableaux, il nous semble clair – et nous suivons là l’idée de Françoise Gevrey25 – que la présence de « l’aventure » dans le texte assure aussi la présence des unités narratives plus vastes qu’un chapitre. Dans ce qui suit, nous allons voir de plus près les contextes dans lesquels ce terme apparaît, tout en en soulignant sa nature et son type. Dans le cadre de cette étude, nous nous contenterons d’analyser trois unités narratives de Gil Blas que nous jugeons exemplaires du point de vue de notre approche.
En fait, les aventures de Gil sont souvent encadrées par celles des autres.
Ô vie humaine ! m’écriai-je quand je me vis seul et dans cet état, que tu es remplie d’aventures bizarres et de contretemps ! Depuis que je suis sorti d’Oviédo, je n’éprouve que des disgrâces. A peine suis-je hors d’un péril, que je retombe dans un autre26. (I, 12)
Voilà les mots du jeune Gil Blas se retrouvant en prison après avoir écouté « la triste aventure27 » (I, 11) – histoire enchevêtrée – de doña Mencia de Mosquera, jeune captive des brigands du souterrain, d’où le jeune héros s’enfuit avec la dame noble. Il qualifie tout ce qu’il a vécu jusqu’ici d’aventures « bizarres ». Sans doute, l’histoire de la femme aurait eu un effet remarquable sur le héros, d’où le registre pathétique – en réalité ironique à cause de la simplicité du protagoniste – de ses exclamations.
Libéré d’un emprisonnement injuste, le jeune homme acquiert une sorte de popularité grâce à ses aventures répandues : « Tandis que je passais les jours à m’égayer dans mes réflexions, mes aventures, telles que je les avais dictées dans ma déposition, se répandirent dans la ville. Plusieurs personnes me voulerent voir par curiosité28 » (I, 13). Quand il rencontre de nouveau le petit chantre de Mondofiedo, qui a réussi à s’enfuir devant les voleurs, il est obligé de « faire un nouveau détail de [s]es aventures29 » (I, 13).
Lors des retrouvailles avec doña Mencia, la femme se réfère à ses propres aventures – partagées et à partager avec Gil Blas : « Vous savez, […] mes aventures, jusqu’au jour où nous fûmes emprisonnés tous deux. Je vais vous conter ce qui m’est arrivé depuis30 » (I, 14).
Nous pouvons constater alors que les aventures de cette unité narrative se racontent, se répandent. Il arrive des aventures tristes, malheureuses au personnage du récit intercalé, tout comme à Gil Blas. Pourtant, le registre en est différent de façon significative, ou comme le note Christelle Bahier-Porte, il s’agit d’une « dissonance contextuelle31 » : tandis que l’histoire de doña Mencia est raconté d’un ton sérieux, les aventures arrivées à Gil Blas sont caractérisées par un registre ironique.
Dans la deuxième unité narrative, nous trouvons un récit inséré d’inspiration picaresque, celui de Diego de la Fuente, garçon barbier. Cette histoire s’articule autour des aventures galantes de Diego, racontées d’un ton comique – non sans leçon morale pour son compagnon qui l’écoute. Nous voudrions en ce lieu rappeler la remarque d’Olga Penke, d’après laquelle les aventures dans Gil Blas impliquent également un enseignement moral, et c’est le devoir du lecteur de les retrouver, les interpréter et les comprendre32.
L’aventure amoureuse est introduite en fait par un événement fort désagréable pour le jeune « cavalier » : en chemin vers son amante mariée, il se trouve couvert tout d’un coup d’excrément jeté par une fenêtre33. Le registre ironique est mis en évidence par le fait que le narrateur lui-même s’amuse des fausses lamentations de la femme. En effet, c’est par elle que le ton comique de l’aventure est renforcé ensuite :
Mais ce qu’il y a de plus plaisant dans cette aventure, ajouta-t-elle en riant, c’est que Melancia, sur le rapport que je lui ai fait de l’habitude que mon époux a de passer la nuit fort tranquillement, s’est couchée auprès de lui et tient ma place en ce moment34. (II, 7)
On apprend au chapitre suivant que d’autres aventures sont également arrivées à Diego, mais le narrateur vieilli préfère de les passer sous silence, car celles-ci « [lui] semblent si peu dignes d’être rapportées »35 (II, 8). Nous pouvons remarquer ici la conformité de l’écrivain à un des critères classiques établis par George Scudéry dans la préface de son roman d’Ibrahim (1641), celui de « la bienséance »36. Ceci dit, cette position de l’auteur, nous semble-t-il, n’est pas sans ambiguïté. Le capitaine Rolando, chef des voleurs propose à ses confrères, pour se divertir, de se raconter « par quel enchaînement d’aventures » ils sont devenus brigands, car « [c]ela [lui] paraît toutefois digne d’être su37 » (I, 5). Nous pouvons retrouver ici le précepte d’Horace que Lesage définit dans la seconde préface, Gil Blas au lecteur, « l’utile mêlé avec l’agréable »38. Si les histoires des hors-la-loi sont présentées dans le cadre d’une narration intercalaire relativement longue, c’est parce qu’elles dissimulent une instruction morale. Le récit de Diego offre aussi une leçon sur les aventures galantes, il n’est pas nécessaire d’en parler plus.
L’histoire de Diego est précédée, d’une part, par l’évocation des « aventures très particulières39 » (II, 6) de Gil Blas que le jeune barbier désire entendre, d’autre part, comme déjà évoqué, par « l’aventure de la bague40 » (II, 4–6), une suite d’événements désagréables arrivés à Gil Blas.
Nous avons à constater que la deuxième unité narrative analysée comporte surtout des aventures appartenant au registre comique ; comique aussi dans le sens théâtral, étant donné qu’il s’agit d’aventures mises en scène par les acteurs et actrices de tel ou tel épisode41.
La troisième unité narrative se montre comme une belle représentation de l’esthétique du mélange au niveau des genres et du registre concernant l’idée de l’aventure. Nous y trouvons plusieurs genres et tons juxtaposés : roman, comédie, nouvelle ; comique, tragique et pathétique. En effet, les trois chapitres s’articulent autour d’un récit intercalé – narré en troisième personne du singulier – qui est désigné comme « nouvelle » par Lesage et porte le titre de « Mariage de vengeance ». L’histoire, inspirée d’une tragi-comédie espagnole de Rojas Zorilla, est encadrée par les aventures amoureuses d’Aurore de Guzmán, jeune bourgeoise, qui prend Gil Blas pour valet confident afin d’entreprendre une conquête amoureuse.
Grâce à une rencontre due au hasard, Aurore et sa « troupe » arrivent dans un château appartenant à une veuve noble, doña Elvire. Une peinture qui « offrait aux yeux un spectacle bien tragique42 » (IV, 3) capte l’attention de la jeune fille, et la propriétaire du château lui raconte ce qu’elle représente : l’histoire de sa famille. En fait, nous pouvons ici remarquer la technique de la « rencontre au hasard », qui a pour but de structurer le récit. Comme Géza Szász remarque à propos des récits de voyage, la mention des rencontres se montre comme une possibilité pour enrichir le récit principal : raconter une aventure, une histoire, ou une légende43.
Le récit enchâssé comporte 5 occurrences de « l’aventure », tous du registre sérieux, pathétique et tragique, dans le cadre d’une aventure amoureuse, passionnelle, noble.
En effet, le discours se concentre sur un seul événement de la série d’aventures – un moment qui est vécu de manières différentes par les personnages concernés : don Enrique, jeune prince italien, ancien amoureux de Blanche entretemps mariée, se glisse dans la chambre de la jeune femme pour la rencontrer, mais le mari connétable entend un bruit étrange et fait tout pour trouver son rival déjà soupçonné.
Nous pouvons remarquer la présence de la technique du suspens : au fur et à mesures que ses points de vue sont narrés, le lecteur recompose l’aventure. Il est d’abord présenté le point de vue du mari :
Quel enchantement ! Il s’approcha de la porte, dans la pensée qu’elle avait favorisé la fuite de ce secret ennemi de son honneur ; mais elle était fermée au verrou comme auparavant. Ne pouvant rien comprendre à cette aventure, il appela ceux de ses gens qui étaient le plus à portée d’entendre sa voix ; et, comme il ouvrit la porte pour cela, il en ferma le passage, et se tint sur ses gardes, craignant de laisser échapper ce qu’il cherchait44. (IV, 4)
L’aventure peut être ici qualifiée de bizarre, mystérieuse voire merveilleuse – épithètes qui appartiennent au registre des romans chevaleresques et héroïques. Pourtant, dans ce cas, contrairement aux lamentations ridicules de Gil Blas, il n’y a rien de dérisoire dans l’emploi de ces mots.
Le mari de Blanche raconte ce qui était arrivé à son beau-père, le ministre Siffredi, qui « fut surpris de l’aventure. » La phrase est accompagnée d’une remarque qui semble être adressée au lecteur impliqué, complice, ayant conscience d’un des dilemmes de l’époque : la problématique de la vérité et de la vraisemblance dans la fiction : « Quoiqu’elle ne lui parût pas naturelle, il ne laissa pas de la croire véritable45… » (IV, 4).
À travers le point de vue de Blanche, il devient clair que pour elle, il ne s’agit pas d’une aventure mystérieuse, ni merveilleuse : « Elle n’avait que trop entendu les mêmes choses que son époux, et ne pouvait prendre pour illusion une aventure dont elle savait le secret et les motifs46 » (IV, 4).
Pour Enrique, la même aventure n’est qu’une cruauté : « Sa sûreté, son honneur, et surtout son amour ne lui permettaient pas de différer l’éclaircissement de toutes les circonstances d’une si cruelle aventure47 » (IV, 4).
La dernière occurrence de « l’aventure » du chapitre 4 est prononcée par doña Elvire, quand elle fait la conclusion de l’histoire qu’elle appelle une « funeste aventure48 » (IV, 4).
Le but de notre étude consistait à attirer l’attention sur le fait que l’aventure, en tant qu’héritage essentiel des romans de l’Antiquité, persistant au Moyen-Age, reste un élément indispensable du roman picaresque français. Qui plus est, elle en apparaît comme le noyau essentiel. Elle se multiplie, elle dispose de plusieurs types et de registres, tout en présentant un spectre mouvementé des événements qui puissent arriver – par hasard – au héros.
Par le biais de l’analyse de quelques passages que nous pourrions désigner comme des suites d’événements formant des unités narratives, nous avions l’occasion de mener une réflexion sur l’organisation de cette idée de l’aventure dans la trilogie picaresque de Lesage. Assurant une continuité de la trame narrative, en se racontant lors des rencontres inattendues (ou soi-disant inattendues), elles peuvent être qualifiées de « comique », « plaisante », mais aussi « triste » ou « cruelle ». La présence relativement fréquente de l’épithète « galante » marque en même temps que la plupart des aventures, qu’elles soient tragiques ou comiques, peuvent être liées au thème de l’amour et ont une portée morale.
En ce qui concerne les aventures de Gil Blas, elles sont rapportées comme « bizarres », ou « très particulières ». Mais il se pose la question si elles étaient vraiment aussi extraordinaires. En fait, nous sommes d’accord avec Cécile Cavillac qui parle à propos des aventures qualifiées de « bizarres » de Gil Blas d’une sorte de « merveilleux vraisemblable », « théâtral » ou bien « naturel » qui se développe dans le cadre d’un « merveilleux spécifiquement narratif où l’agencement des causes naturelles se résout en « enchaînement d’aventures » et « alternatives de fortune49 ».
Il reste encore à voir le cadre géographique et social dans lesquels ces aventures se déroulent, un sujet que nous pourrions aborder dans le cadre d’une autre étude.
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C. Cavillac : L’Espagne dans la trilogie « picaresque » de Lesage : emprunts littéraires, empreinte culturelle, Bordeaux : P. U. Bordeaux, 2004.↩︎
Voir notamment : J. Wagner (dir.) Lectures de Gil Blas de Lesage. Clermont-Ferrand : PUBP. Le bestiaire, le christianisme, la retraite ou la séduction sont autant de sujets traités dans le recueil d’article cité ci-dessus.
C. Bahier-Porte : (Re)lire Lesage. Sant-Étienne : Société Française d’Étude du XVIIIe siècle, 2012.↩︎
F. Gevrey : « L’Histoire de Gil Blas de Santillane est-elle un roman d’aventures ? », in : J. Wagner (dir.) : Lectures de Gil Blas de Lesage, Clermont-Ferrand : PUBP, 2003 : 37–66, p. 38.↩︎
Le nom latin adventor était déjà présent dans les œuvres comiques de Plautus ou d’Apuleius dans un sens plutôt péjoratif : « celui qui vient faire visite, […] client (d’un cabaretier) » ; « visiteur, étranger ». Voir l’article « Adventor, oris », in : F. Gaffiot (ed.), Le grand Gaffiot. Dictionnaire latin-français, Paris : Hachette, 2003 : 69. Nous remercions Elvira Pataki pour cette proposition.↩︎
P. Lakits : A kaland változásai, Az ófrancia udvari novella történetéhez, Budapest : Akadémiai Kiadó, 1967 : 95.↩︎
P. Ménard : « Problématique de l’aventure dans les romans de la table ronde », Arturus Rex, 1991 : 89–119, pp. 91–92.↩︎
Articles « Adventure », in : Dictionnaire Universel, La Haye : A. & R. Leers, 1690.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50614b/f46.image, consulté le 04 avril, 2023.↩︎
Idem.↩︎
Idem.↩︎
Idem.↩︎
Articles « Aventure », in : A. Furetière (ed.): Dictionnaire de l’Académie, Paris : Vve J. B. Coignard & J. B. Coignard, 1694 : 624. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50398c/f625.item, consulté le 04 avril, 2023.↩︎
Idem.↩︎
P. Ménard : « Problématique de l’aventure dans…, op.cit. : 98.↩︎
C. Bahier-Porte : La Poétique…, op.cit. : 444.↩︎
Article « Aventure », in : A. Furetière (ed.): Dictionnaire de l’Académie, op.cit.↩︎
Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Paris : Redon, 2001. (CD-Rom)↩︎
Idem.↩︎
Idem.↩︎
Pour les citations de Gil Blas, nous nous sommes appuyées sur la version accessible en ligne : https://www.atramenta.net/lire/gil-blas-de-santillane/3749/135#oeuvre_page↩︎
F. Assaf : Lesage et le picaresque, Paris : A.-G. Nizet, 1984 : 114.↩︎
A.-R. Lesage : Le Bachelier de Salamanque ou des mémoires de don Chérubin de la Ronda, tirés d’u manuscrit espagnol, Paris : Honoré Champion, 2010 : 665.↩︎
O. Penke : « Les rapports entre la structure et la signification dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane », Studia Romanica IX, 1985 : 37–45, p. 40.↩︎
A.-R. Lesage : Histoire d’Estévanille Gonzalez surnommé le garçon de bonne humeur, Paris : Honoré Champion, 2010 : 129.↩︎
Ibid. : 149.↩︎
« L’aventure devient un chapitre, une unité narrative que le personnage doit transmettre… ». Voir F.Gevrey : « L’Histoire de Gil Blas de Santillane est-elle… », op.cit. : 43.↩︎
A-R. Lesage : Histoire de Gil Blas…, op.cit. : 66.↩︎
Ibid. : 64.↩︎
Ibid. : 69.↩︎
Idem.↩︎
Ibid. : 75.↩︎
C. Bahier-Porte : La Poétique…, op.cit. : 498.↩︎
O. Penke : « Les rapports entre… », op.cit. : 38.↩︎
L’évocation de l’excrément est une spécificité des romans picaresques espagnols. Voir à ce sujet : D. Souiller : Le roman picaresque, Paris : PUF, 1980.↩︎
A.-R. Lesage : Histoire de Gil Blas…, op.cit. : 172.↩︎
Ibid. : 176.↩︎
Le romancier définit trois catégories à suivre et à respecter lors de la composition d’un roman : « bienséance », « vraisemblance », « naturel ». Voir H. Coulet : « Scudéry, George, Préface d’Ibrahim » (1641), in : Idées sur le roman, Paris : Larousse, 1999 : 75.↩︎
A.-R. Lesage : Histoire de Gil Blas…, op.cit. : 27.↩︎
Ibid. : 5.↩︎
Ibid. : 146.↩︎
Ibid. : 124.↩︎
Avant la publication de Gil Blas, Lesage est déjà l’auteur de plusieurs pièces de théâtres, des comédies telles que Crispin rival de son maître (1707), ou Turcaret (1709).↩︎
A.-R. Lesage : Histoire de Gil Blas…, op.cit. : 290.↩︎
G. Szász : « La pratique de l’interculturel au quotidien : le rôle des rencontres personnelles dans les récits de voyage », Verbum Analecta Neolatina XXI, 2020/1–2 : 55–67, p. 57.↩︎
A.-R. Lesage : Histoire de Gil Blas…, op.cit. : 305.↩︎
George May appelle « le dilemme du roman » cette oscillation entre l’invraisemblance – reproché au roman héroïque – et l’immoralisme – la description du « réel ». Voir G. May : Le dilemme du roman au XVIIIe siècle, Études sur les rapports du roman et de la critique (1715–1761), New Haven : Yale University Press-PUF, 1963.↩︎
A.-R. Lesage : Histoire de Gil Blas…, op.cit. : 307.↩︎
Ibid. : 323.↩︎
Idem.↩︎
C. Cavillac : « Picaresque et merveilleux dans les six premiers livres de Gil Blas », in : C. Bahier-Porte (dir.), (Re)lire Lesage. Saint-Étienne : Société Française d’Étude du XVIIIe siècle, 2012 : 38–49, p. 45–46.↩︎