Verbum – Analecta Neolatina XXV, 2024/1
ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2024.25.1.4
Abstract: Even though the Bible was written two thousand years ago, it has always been represented in Arts. Biblical figures often appear in literary works but some of them are especially popular, that is the case of Judas Iscariot. In my paper, I will analyse three novels of contemporary French literature (Stéphane Arfi: Trois jours à Jérusalem, Éric-Emmanuel Schmitt: L’Évangile selon Pilate, Gérald Messadié: Judas le bien-aimé) and my aim will be to highlight how this biblical figure appears in contemporary French literature, what similarities and differences there are between the biblical texts and the novels, to what extent these representations are different from one another.
Keywords: contemporary French literature, comparative literature, biblical apocrypha, Judas Iscariot, Bible
Résumé : Les histoires et les personnages bibliques constituent une source d’inspiration majeure pour de nombreux écrivains jusqu’à nos jours. Certains personnages bibliques sont particulièrement populaires, c’est le cas de Judas Iscariote. Il est l’un des personnages bibliques les plus énigmatiques, suscitant ainsi de nombreuses controverses et réécritures. Les écrivains s’intéressent à son rôle dans la vie et la mort du Messie. Ils s’inspirent des Évangiles canoniques et apocryphes et complètent l’histoire par des éléments fictifs. Dans mon étude je vais analyser le roman de Stéphane Arfi intitulé Trois jours à Jérusalem, celui d’Éric-Emmanuel Schmitt portant le titre L’Évangile selon Pilate et Judas le bien-aimé de Gérald Messadié.
Mots-clés : littérature française contemporaine, littérature comparée, apocryphe biblique, Judas Iscariote, Bible
Selon Bertrand Westphal, «Si on mesure sa popularité à l’aune des innombrables transpositions et commentaires dont il a fait l’objet dans l’univers des arts et des lettres, Judas Iscariote est sans aucun doute le personnage le plus célèbre du geste christique après Jésus1.» Dans l’Antiquité, il apparaît dans les évangiles canoniques, dans les Actes des Apôtres, dans une série de textes apocryphes. L’évangile johannique ainsi que les traditions patristique et médiévale ont contribué à la caractérisation négative de Judas. De nombreuses œuvres médiévales se caractérisent par le croisement des itinéraires de Judas et d’Œdipe. Dans la Légende dorée (Jacques de Voragine), Judas devient disciple de Jésus après avoir tué son père et épousé sa mère. Dans sa Passion d’Angers, Jean Michel nous présente un Judas cupide, possédé par Satan qui devient traître à cause de ses antécédents œdipiens.2 En ce qui concerne la Renaissance, la représentation de Judas la plus connue est celle de Dante dans sa Divine Comédie. Il est dans l’Enfer et est considéré comme ayant le pire supplice et ainsi, la pire punition.3 Le 17e siècle signifiait un tournant concernant les représentations de Judas car à cette époque-là « […] les caractérisations de Judas sortent du carcan d’une tradition devenue séculaire4 ». Au 18e siècle, dans son Messias, Friedrich Gottlieb Klopstock ne cherchait pas à réhabiliter le traître mais à expliquer son comportement du point de vue de la psychologie : « Le disciple qui était persuadé que le pouvoir de son Maître se révélera sur terre, a trahi Jésus afin de le contraindre à se manifester dans sa toute-puissance5. » Judas a également inspiré Goethe car dans Des Juifs éternels il trahit son Maître parce qu’il est déçu par l’inaction politique de celui-ci. Au 19esiècle, l’écrivain anglais Thomas De Quincey était l’un des premiers à expliquer la trahison de Judas par un mobile politique dans son opuscule Judas Iscariot.6 Au 20esiècle, Judas faisait l’objet de nombreuses œuvres littéraires dont la plupart le mettent dans une lumière positive. La pièce Mort de Judas de Paul Claudel en est une exception parce que l’auteur insiste sur son refus de récupérer Judas. Il choisit de faire du traître « […] le point de mire de tous les pécheurs […] » en qui « […] siégeraient tous les péchés […]7 ». L’écrivain Jean Ferniot était fasciné par Judas depuis longtemps. Dans les années 1960, il avait déjà écrit un texte portant sur ce personnage, Champ du sang, pour une émission radiophonique et a publié en 1984 son roman Saint Judas dans lequel Judas est l’émetteur d’une réflexion sur les thèmes du bien et du mal, de l’enfer et du paradis.8 Le Judas de Pagnol a deux caractéristiques essentielles: d’une part, il est un personnage-acteur accomplissant les écritures, d’autre part, il interprète les paroles de Jésus et agit en conséquence. Sa trahison est l’accomplissement de l’injonction de Jésus, son suicide est une possibilité pour arriver le plus vite possible à la rencontre du Messie dans le royaume.9
Dans le roman Trois jours à Jérusalem, Judas Iscariote n’est pas le personnage principal mais il y fait son apparition plusieurs fois. L’histoire, comme le montre son titre, se déroule à Jérusalem pendant trois jours et pour l’écrire, l’auteur s’est inspiré de la Bible car l’Évangile selon Saint Luc nous renseigne sur les événements suivants :
Ses parents se rendaient chaque année à Jérusalem pour la fête de la Pâque. Et lorsqu’il eut douze ans, ils y montèrent, comme c’était la coutume pour la fête. Une fois les jours écoulés, alors qu’ils s’en retournaient, l’enfant Jésus resta à Jérusalem à l’insu de ses parents. Le croyant dans la caravane, ils firent une journée de chemin, puis ils se mirent à le rechercher parmi leurs parents et connaissances. Ne l’ayant pas trouvé, ils revinrent, toujours à sa recherche, à Jérusalem.
Et il advint, qu’au bout de trois jours, ils le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant […]. (Lc 2,4–46)
C’est tout ce que la Bible nous raconte concernant la disparition de Jésus mais elle ne dit rien de plus de ce qui s’est passé pendant ces trois jours. Est-ce que Jésus a passé tout son séjour au Temple? Si non, que faisait-il pendant ce temps-là? Qui a-t-il rencontré? Comment a-t-il influencé la vie des autres ou comment sa vie a-t-elle été influencée par eux? Ce sont les questions auxquelles Stéphane Arfi répond dans son roman : tout en gardant le fond évangélique, il nous introduit dans un monde fictif.
Arfi nous décrit Jésus, qu’il appelle dans son œuvre Joshua, comme un enfant « d’une intelligence et d’une sensibilité extrêmes10 ». Il était toujours différent des autres enfants. Il était toujours curieux, voulait tout savoir, n’acceptait pas la souffrance des gens, voulait comprendre comment l’homme pourrait être heureux dans toutes les situations, malgré le plus grand mal. Sa vie a changé et il a compris pourquoi il était exceptionnel quand sa mère lui a appris qu’il était le Fils du ciel, ce qui signifie le fils de Dieu11. C’est suite à cette révélation qu’il a décidé d’aller au Temple et de demander au Ciel pourquoi les gens doivent tant souffrir et quel est le secret du bonheur12. C’est donc pour cette raison qu’il a quitté ses parents et s’en est retourné à Jérusalem. Il y rencontre – entre autres – Judas Iscariote qui est, lui aussi, encore un enfant. Donc, le roman d’Arfi est particulier en ce que son auteur présente l’enfance du futur disciple.
Le roman nous fournit plusieurs informations sur l’enfant Yéhoudah (appelé ainsi par Arfi) qui ne figurent pas dans la Bible: il est devenu porteur d’eau, il est orphelin et solitaire, pauvre, passe son temps dans la ville basse de Jérusalem et il hait l’empire parce que celui-ci prend tout au peuple et dans un rêve, il se voit comme sikaryot qui tue les ennemis. Les constatations – en principe fictives – faites par Arfi concernant les sikaryots et les idées politiques de Judas en général pourraient se rapporter à la réalité. En recherchant l’origine du mot « Iscariote » on trouve deux explications. Selon l’une, le nom de Judas signifie qu’il est l’homme de Qeriyyot (une petite localité de Judée), l’autre « […] se fonde sur le latin Sicarius, « sicaire », c’est-à-dire l’homme au poignard, porteur de dagues. « Sicaire » était l’un des noms donnés aux zélotes […]13 ». En ce qui concerne les idées politiques de Judas, la Bible ne traite pas ce sujet mais il est possible de connaître les idées politiques qui caractérisaient les Juifs en général à l’époque de Jésus : leur pays avait été occupé par un peuple étranger, dans ce cas par les Romains et ils rêvaient d’une libération politique, ils attendaient le Messie.
Yéhoudah suit Joshua dans la ville. Quand ils se rencontrent,
Yéhoudah lui offre une galette de pain pour lui donner ce qui lui
manque. Joshua lui dit qu’il parle comme les prêtres, lui explique
farouchement qu’il hait les prêtres qui ne vont pas dans les rues
nourrir ceux qui ont faim et relever ceux qui sont tombés14. Il dit clairement
qu’il maudit ces gens et lui, il peut les juger s’il le veut. De plus,
il peut juger même Dieu qui selon lui ne fait rien pour rendre heureux
les hommes. L’auteur décrit en détails quel effet Joshua a
produit sur Yéhoudah :
Certes, il voudrait dire à Joshua qu’il exagère, qu’il ment, qu’il raconte n’importe quoi et que pire encore : il blasphème. Mais il sait que ce que dit Joshua, c’est la vérité15. […] Yéhoudah sent s’envoler toutes ces peurs qui faisaient de lui un être soumis, un moins que rien, un sans-passé, un sans-avenir : toutes ces peurs qui faisaient qu’il ne pouvait imaginer que demain puisse être meilleur qu’aujourd’hui, elles se sont envolées d’un coup d’un seul ! Et il sent, Yéhoudah, que s’installe en lui un sentiment inconnu, indéfinissable. Un sentiment qui délivre16.
En lui se sont développés un désir de vengeance, une haine des oppresseurs, du roi, de l’empire, un besoin de justice. Ce changement d’esprit n’est pas sans conséquences. Le lendemain, Yéhoudah est battu par les gardes du Temple. Les gardes l’ont arrêté parce qu’il chantait des airs guerriers, il a dépassé la distance de marche autorisée un jour de repos sacré et en plus, il leur a mal parlé et leur a jeté des pierres17. Joshua le sauve mais Yéhoudah est en colère et il l’accuse en disant : « […] c’est toi qui m’as mis dans la tête ces idées de vouloir changer le monde, de se battre contre la terre entière, de défier les prêtres, le roi et les soldats18!» Il l’appelle fils de vipère, démon, faux ami. Après une marche de deux heures, il s’écroule contre un petit arbre qui est appelé „arbre de Judée”. Selon la tradition, Judas, après la trahison, s’est pendu sur un tel arbre et dans ce passage on y trouve une allusion : « Exténué, il s’est écroulé contre un petit arbre qu’on nomme arbre de Judée, dont les branches sont si robustes qu’il est souvent choisi par ceux qui veulent s’y pendre pour en finir avec la vie19. » Les Évangiles racontent les circonstances du suicide de Judas : « Alors Judas, qui l’avait livré, voyant qu’il avait été condamné, fut pris de remords et rapporta les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens : « J’ai péché, dit-il, en livrant un sang innocent. » Mais ils dirent : « Que nous importe ? À toi de voir. Jetant alors les pièces dans le sanctuaire, il se retira et s’en alla se pendre. » (Mt 27, 3–5)
L’enfant Yéhoudah se trouve près de cet arbre évoqué par l’Évangile, quand il ressent un sentiment de culpabilité et même si ce n’est pas la trahison bien connue qui vient de se passer, il a tout de même maltraité Joshua. Maintenant, il se rend compte de ce qu’il lui doit : ce garçon lui a montré comment doit être la vie, comment en finir avec l’injustice, ce que c’est la liberté. Arfi explique au lecteur pourquoi son héros change d’avis : tout cela est la conséquence d’une blessure rouverte qui est la peur, celle d’être abandonnée, une telle blessure que rien ne soigne20. Pour un orphelin, le besoin d’être aimé est terrible mais ce qui est encore plus terrible, c’est la peur de ne plus l’être. Dans le texte se lit un monologue de Yéhoudah : « Comment ai-je pu détester ce garçon qui a voulu m’aider ? se dit-il d’une voix lasse. Pourquoi l’ai-je repoussé, insulté, menacé, maudit, puisque je l’aime, cet ami dont je ne sais pas le nom ! Oui, je l’aime cet ami que pour mon malheur je ne reverrai plus. Démon que je suis ! Pour effacer ma faute, je devrai me pendre à cet arbre21 ! »
Dans le passage cité, Yéhoudah se nomme démon et il dit, pour effacer sa faute, qu’il devrait se pendre. Il ne le fait pas mais ces phrases semblent se référer aux événements bibliques : selon l’Évangile de Luc « Satan entra Judas » (Lc 22,3) même si l’enfant ne parle du démon qu’au sens figuré. Comme l’Évangile de Matthieu, il considère le suicide – sans le faire – comme un châtiment juste, une solution pour se débarrasser de son sentiment de culpabilité. Le troisième jour change tout. Yéhoudah rencontre Joshua qui lui pardonne, ils décident de changer le monde ensemble. Au début, Yéhoudah était seul, sans parents, sans amis, il n’aimait pas la vie, il n’avait pas d’objectif. Maintenant, il n’est plus seul, il se sent aimé, il espère, il sait que plus tard tout ira mieux et il voit comment il pourrait y contribuer22.
Judas Iscariote apparaît également dans L’Évangile selon Pilate, un roman d’Éric-Emmanuel Schmitt qui présente un Judas déjà adulte. C’est Jésus – appelé dans le roman Yéchoua – qui introduit Judas au lecteur quand il pense à ce qui s’est passé dans sa vie jusqu’à son arrestation : Judas était différent des autres disciples car il venait de Judée et non de Galilée, il était plus instruit que les autres parce qu’il savait lire et compter, il est devenu leur trésorier et sa tâche était de redistribuer chaque jour aux pauvres l’excédent des aumônes reçues. Concernant ses sentiments envers Judas, Yéchoua dit ce qui suit : « J’appréciais de m’entretenir avec lui et, assez vite, il passa pour mon disciple préféré. Je crois que de ma vie je n’ai jamais aimé un homme autant que Yehoûdâh. Avec lui, et lui seul, je parlais de Dieu23. »
Les phrases citées montrent déjà que Yehoûdâh est le disciple préféré, l’ami proche de son Maître, le seul qui puisse comprendre Dieu. Iulia-Diana Rusu insiste sur la différence entre lui et les autres disciples : « Le roman d’Eric-Emmanuel Schmitt fait de Judas l’apôtre par excellence. […] Les autres apôtres sont des figures inoffensives, presque absentes. Ils sont elliptiquement évoqués par Jésus… Les disciples sont des figures presque muettes, pleurnichardes, infantiles. […] Au moment des adieux, Jésus est pris par un sentiment de tendresse, voire de pitié […]24 ». Cette interprétation ne peut pas être prouvée par les textes bibliques car dans les Évangiles rien ne dit que Judas aurait été le disciple préféré, il y est présenté comme l’un des Douze. Par contre, Schmitt présente le rapport entre le disciple et le Maître tout à fait différemment : son Yéchoua n’est pas comme celui des Évangiles canoniques. Il s’agit ici d’un homme qui doute, qui a des incertitudes et des peurs, qui n’est pas certain qu’il soit le Messie. C’est pourquoi le rôle de Yehoûdâh devient très important, il essaie de convaincre Yéchoua. Une fois, il retrouve dans les détails absurdes de l’existence de Yéchoua la réalisation des prophéties d’Elie, Jérémie, Ezéchiel, Osée. Yéchoua proteste. Pendant longtemps, le Messie lui-même n’est pas certain qu’il est le Fils de Dieu mais quand il se sent convaincu, le premier à le savoir est son disciple préféré. Après l’annonce, le trajet messianique de Yéchoua continue. Lui et Yehoûdâh lisent les textes des prophètes ensemble. Cela semble signifier d’une part, qu’il passe plus de temps avec Yéchoua que les autres disciples, son Maître lui donne des enseignements complémentaires et d’autre part, qu’il a une plus grande volonté de savoir, peut-être il a plus de talent et d’intelligence que les Onze. Pendant l’une de leurs conversations, ils échangent les mots suivants :
– Tu dois retourner à Jérusalem, Yéchoua. Le Christ connaîtra son apothéose à Jérusalem, les textes sont formels. Tu devras être humilié, torturé, tué, avant de renaître. Il va y avoir un moment difficile.
[…]
– Tu mourras quelques jours, Yéchoua, trois jours, puis tu ressusciteras.
– Il faudrait en être sûr25.
Selon Iulia-Diana Rusu, Yehoûdâh qui est une figure du mystique inspiré, possède des talents divinatoires et son inspiration prophétique détermine l’inspiration messianique de son Maître26. Les Évangiles ne nous font pas penser que Judas est un disciple particulier, qui encourageait son Maître et connaissait les Écritures mieux que les autres car – à part les descriptions sur la trahison et le suicide – il figure toujours avec les Onze et n’est pas particulièrement mis en exergue. Comme nous l’avons vu, Yehoûdâh joue un rôle particulier dans la découverte de la messianité et pas seulement dans cela mais aussi dans les événements qui suivent. Schmitt imagine l’arrêt de Jésus différemment des Évangiles car selon lui, Jésus veut éviter un châtiment collectif, il ne veut pas que les disciples soient en danger mais en se rendant il reconnaîtrait le pouvoir du Sanhédrin et renierait son chemin27.
Bien que dans L’Évangile selon Pilate de Schmitt, ce soit Jésus qui ordonne à Judas de le dénoncer et que Judas soit présenté comme le disciple préféré du Messie, dans la culture en général, Judas est considéré comme un personnage négatif, le représentant de la méchanceté, de l’avarice, de la trahison et il est la contrepartie de Jésus qui est toujours un personnage positif. Schmitt ne traite pas Judas comme un traître, un méchant. Le disciple bien-aimé a accepté de faire selon la volonté de son Maître mais lui aussi a un plan : après les trois jours, quand Yéchoua ressuscitera, ils ne pourront pas se rencontrer car il sera mort, il a décidé de se pendre. Yéchoua lui pardonne mais Judas ne peut pas se pardonner28. Selon certaines interprétations, deux suicides ont lieu et ceux-ci sont dans un rapport direct l’un avec l’autre. Le suicide de Judas précède et annonce celui de Jésus29. Yéchoua doit mourir pour sauver le monde des péchés et Yehoûdâh doit devenir traître pour rendre possible le sacrifice sur la croix. Selon Iulia-Diana Rusu, chez Schmitt, le sacrifice de Judas va de pair avec celui de son Maître et il s’agit d’une collaboration secrète entre le Messie et son disciple. Quand Judas quitte la salle de la dernière Cène et apprend à Jésus qu’il va le vendre, la réponse est un seul mot plein d’affection : Merci30. Cette scène montre que Jésus n’était ni fâché, ni surpris mais que tout se passait avec son consentement. Schmitt « […] va au-delà de la structure classique co-rédemptrice de Judas, jusqu’à inverser les rôles, en faisant de lui l’agent principal de la rédemption. Jésus a l’air d’être le bouc émissaire, s’infligeant la souffrance dans son corps par la crucifixion, alors que Judas, semble le réceptacle de l’inspiration divine appelant au sacrifice. Dans ce texte, Jésus n’est pas envisageable sans Judas. C’est Judas qui conduit Jésus au sacrifice, comme Moïse le peuple d’Israël dans ses pérégrinations. Judas se veut le mandataire divin, le dépositaire légitime de la prise en charge d’un certain accomplissement des prophéties vétérotestamentaires31 ». Le premier chapitre finit avant l’arrivée des soldats romains. Ni la trahison, ni l’arrêt de Yéchoua ne sont décrits.
Judas Iscariote est présenté de la même manière dans le roman de Gérald Messadié intitulé Judas le bien-aimé. Il apparaît comme le personnage principal, le livre entier lui est consacré. L’écriture du roman a été influencée par le texte apocryphe L’Évangile de Judas découvert en 2005. Judas est présenté comme le disciple préféré et l’ami de Jésus. Dans l’œuvre, Jésus et son disciple se sont rencontrés dix-sept ans avant le commencement de l’activité publique de Jésus, Judas connaît son Maître mieux que les onze disciples et comprend davantage ses enseignements. Leur première rencontre et leur amitié sont présentées ainsi : « Des Douze, il était le privilégié. Le bien-aimé. Celui qui connaissait Jésus depuis le plus d’années : il l’avait rencontré dans le désert, là-bas, près de la mer de Sel. Dès la première rencontre, il avait été attiré par lui comme le papillon par la flamme. Jésus brûlait. Et dès lors, il avait attaché ses pas aux siens32. » L’amour de Judas envers Jésus est bien expliqué dans les lignes suivantes : « Il l’aimait. Il aimait cet homme comme lui-même. Quand Jésus parlait du Père, savait-il que, pour Judas, il était ce Père plus que son propre géniteur, Simon l’Iscariote ? Depuis les premiers mots que le Maître lui avait adressés, il l’avait formé comme le Créateur avait façonné le premier homme dans l’argile33. »
Ils faisaient partie de la communauté essénienne. L’amitié entre Jésus et Judas est remarquable car pour Jésus, Judas n’est pas seulement un ami et un disciple mais aussi le frère que l’Esprit lui a donné34. En tant que membres de la communauté essénienne, ils partageaient leurs traditions, participaient à leurs cérémonies religieuses. Judas a vécu une extase qui est possible pour peu de croyants35. Jésus a enseigné à Judas tout ce qui était important concernant la religion, il lui a expliqué la signification des textes religieux, par exemple l’histoire de Caïn et Abel, Abraham et Job. L’enseignement donné par Jésus à Judas est essentiel dans l’Évangile de Judas aussi36.
Judas Iscariote est un disciple particulier, un initié qui connaît Jésus et comprend mieux ses enseignements que tout le monde. Sa connaissance supérieure apparaît plusieurs fois dans le roman. Le premier chapitre du roman commence par l’entrée royale de Jésus à Jérusalem. Cet événement qui devrait signaler l’arrivée d’un roi et l’agression de Jésus contre les marchands ont provoqué Caïphe37. Les disciples appréhendent qu’ils ne peuvent pas éviter le conflit avec les forces et les partisans du Temple et avec les légionnaires romains. Selon eux, cela signifie qu’il faut proclamer Jésus roi avant la Pâque. Ils sont persuadés que leur Maître aspire à la double onction de grand-prêtre et de roi38. Judas n’est pas d’accord, il connaît les vraies intentions de Jésus et il est le seul qui a bien compris ce que celui-ci avait dit. Il corrige les autres disciples en disant « N’avez-vous pas de vos oreilles entendu ce qu’il a dit : « Le Fils de l’Homme ne peut être un prétendant au trône, comme un quelconque Hérodien39. » Dans les évangiles canoniques, Judas est un disciple comme les autres, il n’est pas présenté comme quelqu’un de particulier, c’est seulement sa trahison qui le distingue. Par contre, Jean est « le disciple que Jésus aimait (21, 20 Jn). »
Judas Iscariote est privilégié non seulement parce qu’il sait ce qui se passera durant les jours à venir mais aussi parce qu’il y joue un rôle déterminant. Contrairement aux Évangiles canoniques, dans le roman de Messadié c’est Jésus lui-même qui demande à son disciple préféré de le trahir. Judas est représenté comme l’ami, le disciple fidèle de son Maître qui d’abord ne veut pas le trahir mais qui n’a pas d’autre choix que de le faire. Il conjure à Jésus de demander à quelqu’un d’autre et sa demande devient supplication quand il dit : « […] je t’en supplie…Non, pas moi40 ! » Enfin, Judas comprend qu’il doit agir selon l’ordre de Jésus. Il se rend au palais hasmonéen où réside Caïphe et là, la question « Qu’est-ce que tu veux ? » lui est posé deux fois (par un garde et un lévite) et provoque en lui des sentiments étranges : « […] il s’avisa justement qu’il ne voulait rien: il était voulu. Il n’avait plus de volonté propre. Judas l’Iscariote était un fantoche inventé par Dieu savait quelles puissances inhumaines41 ». Rabatel commente ainsi la responsabilité réduite de Judas : « Judas est donc « malheureux », comme le mentionnent les Évangiles synoptiques, non pas parce qu’il serait méchant, mais parce qu’il est l’instrument nécessaire et douloureux d’une séparation d’avec l’ici-bas pour trouver enfin la vraie vie, dans la lumière divine, qui est, dit-on, celle de la connaissance vraie et aussi celle de l’amour infini. Un mal nécessaire pour un grand bien, en somme, selon une visée transcendante42. » L’œuvre contient la description de la crucifixion de Jésus et celle de la mort de Judas. Dans le roman, le disciple bien-aimé ne se suicide pas, il est tué par les autres disciples de Jésus qui se vengent de sa trahison. Ils le tuent d’un couteau et après, le pendent pour que personne ne sache ce qui s’est passé.
L’Évangile de Matthieu nous apprend que Judas, après avoir vu la condamnation de Jésus, a été pris de remords et a rapporté les trente pièces d’argent aux chefs des prêtres en espérant qu’ainsi Jésus serait libéré. Quand son offre a été refusée, il a jeté l’argent dans le Temple, s’est retiré puis s’est pendu. Une autre description de la mort de Judas se trouve dans les Actes des Apôtres selon laquelle Judas « est tombé la tête la première et a éclaté par le milieu, et toutes ses entrailles se sont répandues. » (Ac 1,18) Selon Valente, « Au corps de Jésus percé par la lance du soldat d’où coulent l’eau et le sang purs du salut, répond le corps de Judas qui s’ouvre après sa chute et dont les entrailles impures se répandent à terre […]43 ». La mort de Judas illustre l’immanence de la justice divine, elle apparaît comme l’envers de la victoire du Christ sur la mort, peut être considérée comme un juste châtiment44.
Les trois romans que je viens d’analyser parlent de Judas mais chacun le présente différemment. Trois jours à Jérusalem de Stéphane Arfi se base sur un épisode de l’évangile de Luc selon lequel Jésus a disparu à Jérusalem quand il avait 12 ans. Le personnage principal est Jésus, Judas apparaît seulement comme un personnage secondaire. Comme Jésus, lui aussi est un enfant. Arfi nous propose une représentation nouvelle, différente par rapport aux évangiles canoniques et aux évangiles apocryphes. Les événements qui se déroulent dans l’œuvre sont fictifs car l’enfance de Judas n’est racontée nulle part. Les deux autres romans nous parlent d’un Judas déjà adulte. Les œuvres d’Arfi et de Schmitt nous donnent Jésus comme le personnage principal, Judas n’est qu’un personnage secondaire. Cependant, tandis que chez Arfi, Judas n’est pas un personnage distingué, chez Schmitt, il est présenté comme le disciple préféré de son Maître. Il connaît bien les Écritures, les prophéties et convainc Jésus de sa messianité. Il trahit Jésus sur l’ordre de celui-ci, la trahison est l’accomplissement des prophéties. Le rapport entre Jésus et Judas est présenté similairement mais plus en détails dans Judas le bien-aimé de Messadié, consacré entièrement à Judas Iscariote. Il est le personnage principal, le disciple préféré de Jésus, un initié car il connaît des secrets ce dont Jésus n’a jamais parlé aux autres disciples. Contrairement au roman de Schmitt où Judas et Jésus se rencontrent seulement quand celui-ci commence son ministère, chez Messadié, les deux personnages vivent dans le désert et appartiennent à la communauté des Esséniens avant le commencement du ministère publique de Jésus. En ce qui concerne la mort de Judas dans Judas le bien-aimé, nous pouvons voir une différence par rapport à L’Évangile selon Pilate. Dans ce dernier, nous trouvons une allusion au suicide de Judas mais dans le roman de Messadié, il s’agit d’un meurtre : les disciples se vengent sur le traître. Nous pouvons constater que ces trois romans se basent sur les évangiles canoniques mais ils sont également influencés par le gnosticisme, l’Évangile de Judas et l’imagination de leur auteur.
Tout au long de notre travail, nous avons essayé de rendre compte de l’intérêt suscité par le personnage de Judas Iscariote dans la littérature française contemporaine. Nous avons également fait allusion aux nombreuses controverses qui accompagnent la figure de Judas depuis des siècles. L’analyse de trois romans de l’extrême contemporain nous a permis de comparer les différentes réécritures. Dans un premier temps, nous avons présenté le roman intitulé Trois jours à Jérusalem de Stéphane Arfi dans lequel Judas apparaît comme un enfant et l’auteur raconte comment sa vie a changé après la rencontre avec Jésus. Dans un deuxième temps, nous avons montré comment L’Évangile selon Pilate de Schmitt met l’accent sur le rôle de Judas dans le trajet messianique de Jésus et l’accomplissement des prophéties. Dans un troisième temps, nous avons examiné comment Judas apparaît comme l’ami et le disciple initié de Jésus dans Judas le bien-aimé de Gérald Messadié. Ces trois romans présentent Judas de plusieurs points de vue, ils gardent les fondements bibliques mais en même temps, nous fournissent des informations ne figurant pas dans les Évangiles.
Arfi, S. (2018) : Trois jours à Jérusalem. Paris: Éditions Jean-Claude Lattès.
Kasser, R., M. Meyer & G. Wurst (eds.) (2006) : L’Évangile de Judas, Paris: Flammarion.
La Bible de Jérusalem. Les Éditions du Cerf, Paris, 1998.
Messadié, G. (2007) : Judas le bien-aimé. Paris: Éditions Jean-Claude Lattès.
Parizet, S. (eds.) (2016) : La Bible dans les littératures du monde. Paris: Les éditions du Cerf.
Rabatel, A. (2009) : L’arrestation de Jésus et la représentation de Judas en Jean, 18, 1–12. Mise en perspective avec l’univers de la gnose dans l’Évangile de Judas. Études théologiques et religieuses 84 : 49–79. https://doi.org/10.3917/etr.0841.0049
Rusu, I.-D. (2013) : Judas dans la littérature francophone du XXe siècle (Paul Claudel, Marcel Pagnol, Jean Ferniot, Eric-Emmanuel Schmitt, Armel Job). Thèse de doctorat. Cluj-Napoca-Clermont-Ferrand, Universitatea Babeș-Bolyai, Université Blaise Pascal: CELIS. https://theses.hal.science/tel-01084832/document
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Valente, P. (2008) : Le traître nécessaire: Judas l’Iscariote. Revue française de psychanalyse 72 : 955–972. https://doi.org/10.3917/rfp.724.0955
S. Parizet : La Bible dans les littératures du monde. Paris: Les éditions du Cerf, 2016: 1342.↩︎
Ibid. : 1344.↩︎
Ibid. : 1345.↩︎
Ibid. : 1346.↩︎
Idem.↩︎
Idem.↩︎
I.-D. Rusu : Judas dans la littérature francophone du XXème siècle (Paul Claudel, Marcel Pagnol, Jean Ferniot, Eric-Emmanuel Schmitt, Armel Job) (thèse de doctorat), Cluj-Napoca, 2013, p. 16.↩︎
Ibid. : 17–18.↩︎
Ibid. : 18–19.↩︎
S. Arfi : Trois jours à Jérusalem, Paris: Éditions Jean-Claude Lattès, 2018, p. 11.↩︎
Ibid. : 64.↩︎
Ibid. : 76.↩︎
P. Valente : Le traître nécessaire? Judas l’Iscariote. Revue française de psychanalyse 72, 2008 : 955–972, p. 956.↩︎
Ibid. : 69.↩︎
Ibid. : 70.↩︎
Ibid. : 71.↩︎
Ibid. : 158.↩︎
Ibid. : 161–162.↩︎
Ibid. : 175.↩︎
Ibid. : 176.↩︎
Ibid. : 177.↩︎
Ibid. : 289–290.↩︎
É.-E. Schmitt : L’Évangile selon Pilate suivi du Journal d’un roman volé, Paris: Éditions Albin Michel, 2000: 56–57.↩︎
I.-D. Rusu : Judas dans la littérature francophone du XXème siècle (Paul Claudel, Marcel Pagnol, Jean Ferniot, Eric-Emmanuel Schmitt, Armel Job). (thèse de doctorat), Cluj-Napoca, 2013, pp. 219–220.↩︎
Ibid. : 67–68.↩︎
Ibid. : 221.↩︎
É.-E. Schmitt : L’Évangile selon Pilate suivi du Journal d’un roman volé, Paris: Éditions Albin Michel, 2000, pp. 77–78.↩︎
Ibid. : 79–80.↩︎
I.-D. Rusu: Judas dans la littérature francophone du XXème siècle (Paul Claudel, Marcel Pagnol, Jean Ferniot, Eric-Emmanuel Schmitt, Armel Job). (thèse de doctorat), Cluj-Napoca 2013, p. 42.↩︎
Ibid. : 41.↩︎
Ibid. : 36.↩︎
G. Messadié : Judas le bien-aimé, Paris: Éditions Jean-Claude Lattès, 2007, p. 51.↩︎
Idem.↩︎
Ibid. : 99.↩︎
Ibid. : 102.↩︎
R. Kasser, M. Meyer & G. Wurst : L’Évangile de Judas, Paris: Flammarion, 2006, p. 7.↩︎
G. Messadié : Judas le bien-aimé, Paris: Éditions Jean-Claude Lattès, 2007, p. 39.↩︎
Ibid. : 40–41.↩︎
Ibid. : 47.↩︎
Ibid. : 110.↩︎
Ibid. : 120.↩︎
A. Rabatel : « L’arrestation de Jésus et la représentation de Judas en Jean, 18, 1–12. Mise en perspective avec l’univers de la gnose dans l’Évangile de Judas », Études théologiques et religieuses 84(1), 2009 : 49–79, p. 68.↩︎
P. Valente : « Le traître nécessaire? Judas l’Iscariote ». Revue française de psychanalyse 72, 2008 : 955–972, p. 961.↩︎
Idem.↩︎