Verbum – Analecta Neolatina XXV, 2024/2
ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2024.25.2.14
Abstract: The global circulation of Mircea Cărtărescu’s literary works has led to increasing recognition of his writing, earning him numerous awards in several countries. Following the international rise of his work, this article will explore how the author reflects on receiving literary prizes in his published diaries, in order to assess the impact these distinctions have on his public stance as a writer. Specifically, we will focus on the relationship between the author and the awarding institutions, with the aim of analyzing to what extent and in what ways international literary prizes shape the author’s self-presentation, while also considering any discrepancies between the value conferred by the prize and the subjective sense of greatness (grandeur) perceived by the writer.
Keywords: literary prizes, literary market, Cărtărescu, position-takings, discourse analysis
Résumé : La circulation des textes littéraires de Mircea Cărtărescu dans le monde a déterminé une reconnaissance croissante de son œuvre, récompensée également par des distinctions dans plusieurs pays. Suivant la trajectoire ascendante de son œuvre à l’étranger, cet article va se pencher sur la manière dont l’écrivain présente la réception des prix littéraires internationaux dans ses journaux intimes, mais publiés par la suite, afin d’observer les conséquences que ces distinctions ont sur les prises de position de l’auteur. Pour ce faire, nous allons nous concentrer notamment sur la relation entre l’auteur et l’institution qui lui offre le prix, dans le but d’analyser dans quelle mesure et sous quelle forme les prix littéraires internationaux participent à la posture d’auteur, tout en prenant en compte les décalages éventuelles entre la valeur inscrite dans et par le prix et la grandeur subjective perçue par l’écrivain.
Mots-clés : prix littéraires, marché littéraire, Cărtărescu, postures littéraires, analyse du discours
De nos jours, la circulation des textes issus des littératures ayant une tradition écrite semble si facile que, mis à part les difficultés d’ordre linguistique, technique ou idéologique, toute œuvre pourrait éventuellement être traduite, ce qui la rendrait virtuellement mondiale. Il y a d’ailleurs de nombreux projets qui le témoignent – journalistiques et éditoriaux, y compris dans la recherche scientifique1. Or, cette ouverture vers l’autre – qu’elle soit matérialisée ou non – nous permet de nous intéresser aux conséquences que la traduction a sur les auteurs et leurs postures non seulement dans un contexte international, mais aussi à l’intérieur des frontières nationales.
Pour Mircea Cărtărescu, l’un des écrivains contemporains les plus importants en Roumanie, les prix littéraires remportés à l’étranger ouvrent une possibilité de réfléchir à la fois sur la trajectoire de son œuvre et sur la relation entre la valeur – généralement considérée comme objective – et la grandeur qui articule les faits et le ressenti de l’auteur. Durant la période à laquelle nous nous intéressons dans cet article, Mircea Cărtărescu attend toujours un débouché à l’étranger et les prix littéraires qu’il reçoit s’avèrent plus ou moins satisfaisants pour un auteur qui cherche à se distinguer et à être distingué. Dans son cas, la recherche de la gloire comme ressource servant à la construction de l’identité de l’écrivain, tel que la présente Nathalie Heinich dans L’épreuve de la grandeur, est un processus actif et dépend du fait « que le sujet accepte ce nouvel état de grandeur comme étant proprement le sien, adapté à ce qu’il est, mérité, légitime2. »
Ainsi, ce cas particulier nous permet de mettre en lumière non seulement une posture littéraire, mais aussi sa construction active qui se base sur le détournement du capital symbolique souhaité et reconnu par un auteur qui suit de près le retentissement de son œuvre à l’étranger et le décrit dans son journal intime, en y mêlant naturellement ses réactions et ses émotions. Pour ce faire, nous allons reprendre quatre descriptions concernant la réception des prix littéraires internationaux, afin de nous interroger sur le rapport entre l’auteur et l’institution qui lui offre le prix, ainsi que sur le rapport entre celui qui reçoit le prix (la personne publique de l’écrivain faisant fonction d’auteur) et celui qui décrit l’événement (la voix qui se traduit par le je discursif présent dans le journal). Enfin, notre analyse aboutira sur une classification des prix littéraires qui vise à surprendre les choix que Cărtărescu opère et les conséquences que ceux derniers peuvent avoir sur sa figuration d’auteur.
Si l’on considère le prix littéraire comme étant un outil légitime pour prouver l’existence d’une réaction favorable à l’apparition d’un texte et de son auteur sur le marché littéraire3, alors il est possible d’affirmer que certains marchés nationaux s’intéressent à l’œuvre de Cărtărescu dès sa parution en traduction, même si cet intérêt reste assez faible. En France, par exemple, Le rêve (en roumain Visul, 1988 ; traduction française en 1992) suscite des critiques favorables de la part des consécrateurs comme Alain Bosquet ou Pierre Pachet, ce qui contribue sûrement à la nomination au Prix Médicis étranger que la traduction reçoit à la fin de l’année et aux traductions ultérieures de ses ouvrages4. Cependant, le succès de l’auteur n’est pas immédiat : non seulement il faillit de remporter le prix Médicis, mais son œuvre a également du mal à retrouver un retentissement similaire dans d’autres pays.
Ses textes continuent néanmoins à être traduits – notamment avec le concours de l’Institut Culturel Roumain et du Centre National du Livre (Roumanie) après 2004 –, ce qui assure leur circulation et l’accumulation du capital symbolique pour l’auteur. Ainsi, Cărtărescu arrive à remporter au départ des prix internationaux d’importance locale – comme le prix Giuseppe Acerbi en Italie (2005) –, auxquels s’ajoutent des distinctions de plus en plus significatives, à partir du Prix du Festival international de littérature de Vilenica (Slovenie, 2011) et en passant par l’Allemagne (Prix Haus der Kulturen der Welt, 2012 et Prix Thomas Mann, 2018) et la Suisse allemande (Prix Spycher, 2013), la Serbie (Prix du Festival de littérature à Novi Sad, 2013) et l’Autriche (Prix de l’Etat autrichien, 2015). Plus récemment, il a remporté le prix Formentor en Argentine (2018), ainsi que le Prix FIL au Mexique (2022), ce dernier étant l’une des distinctions les plus prestigieuses pour les littératures en langues romanes. La parution en 2015 du roman Solénoïde et sa traduction ultérieure – un vrai succès critique pour l’auteur en Roumanie et ailleurs – a contribué à la notoriété de l’auteur qui reçoit en 2019, grâce à la traduction française de ce roman, une deuxième nomination au prix Médicis étranger. Même si ce prix demeure un sommet à atteindre pour l’auteur, Solénoïde remporte le prix Transfuges et le prix Millepages en France la même année.
Bien qu’il ne s’agisse pas des distinctions comparables au Médicis, qui est sans doute le prix le plus prestigieux que Cărtărescu aurait pu remporter jusqu’à présent, la réception de Solénoïde peut indiquer par rapport au Rêve le fait que l’auteur gagne en visibilité sur le marché littéraire français et c’est pourquoi il reçoit des distinctions, soient-elles moins importantes du point de vue du capital symbolique transféré au lauréat. D’ailleurs, en suivant ce parcours de Cărtărescu à travers les distinctions qu’il reçoit, il convient de noter que, d’une certaine manière, sa renommée est également le produit d’une accumulation de capital liée à la distribution soutenue de ses textes à l’étranger. Par conséquent, il est possible de se demander comment l’écrivain module son discours par rapport à cette trajectoire ascendante – s’il est même possible de parler d’un changement de discours.
Suite à la nomination au Médicis étranger, le premier prix littéraire que l’auteur reçoit à l’étranger et, donc, sur un marché littéraire où sa renommée reste à construire, est le prix Giuseppe Acerbi, en Italie. Offert par une ville d’environ 10 000 habitants, le prix se veut une légitimation pour l’auteur qui, en retour, n’y voit pas de prestige ou de reconnaissance :
Trivialia. Premio Acerbi : adjugé. Qu’est-ce que ça veut dire ? Niente. Une petite ville en couleurs pré-Giotto avec une tour épaisse et ronde au centre et des boutiques d’électroniques tout autour offre un prix littéraire à un rumeno (bulgaro ? sloveno ? moldavo ?). Grazie tante, yet. Ce n’est du moins ni un Herder, ni un Booker, ni celui de [Norman – n. tr.] Manea, j’ai oublié le nom. Ce n’est rien, et pourtant il est… C’est plutôt Bruno qui l’a reçu, lui qui pourrait être mon meilleur agent littéraire5.
Le ton acide de Cărtărescu traduit le mécontentement et le malaise face à un prix littéraire qu’il considère comme purement national, lié à un espace précis (« une petite ville »), bizarre, replié sur soi et, de ce fait, à l’aspect fermé. Le mélange non-spécifique des nationalités – roumain, bulgare, slovène ou moldave – renforce l’image d’une communauté ignorante d’un point de vue culturel, c’est pourquoi la reconnaissance – au sens premier du terme – ne serait pas exacte. Or, si le prix n’arrive pas à reconnaître ou à distinguer les particularités d’un autre (par exemple, l’identité nationale), il ne serait pas non plus approprié en tant que distinction au sens d’une légitimation pour l’œuvre. Ainsi, alors que la description de la ville et les fragments d’un dialogue imaginaire en italien indiquent la participation virtuelle de l’écrivain à une cérémonie, cette dernière demeure dans l’arrière-plan et la violence des propos de l’écrivain envahit la scène. L’évènement est mis à distance et remplacé par une théâtralisation personnelle, nourrie des ressentiments de l’auteur, mais tout à fait significative du point de vue de la posture auctoriale.
Par rapport à l’institution que représente le prix Acerbi, Cărtărescu dresse de lui-même un portrait de cosmopolite qui se sert de plusieurs langues du monde, y compris de l’italien. En traitant ce prix de « trivialia », il assume une confrontation ouverte et, en plus, se met à l’écart de ce soi-disant honneur. Même s’il ne refuse pas ouvertement la distinction, il la transfère plutôt à son traducteur et éditeur italien, Bruno Mazzoni, ce qui le débarrasse d’une marque de légitimité que lui – en tant qu’auteur – ne reconnait pas comme telle, tout en récompensant le travail de Mazzoni. De plus, la dernière phrase semble révéler plutôt l’émerveillement envers le travail de marketing qui a fait connaître son œuvre dans les endroits le plus éloignés. Néanmoins, dans la logique d’une lutte symbolique, cette distribution à grande échelle est moins importante que le transfert orienté vers le centre qui détient les outils de consécration.
D’ailleurs, outre le mélange linguistique, les références que l’auteur met en scène sont également internationales et prouvent la connaissance des mécanismes nécessaires pour parvenir à la visibilité dans la République mondiale des lettres, pour utiliser la formule de Pascale Casanova. Ainsi, le prix Acerbi est considéré comme n’ayant pas le retentissement d’« un Herder, ni d’un Booker », donc des prix littéraires dotés d’un pouvoir de consécration plus important. En se présentant comme un connaisseur des règles du jeu, ainsi qu’un citoyen du monde, Cărtărescu délimite les premiers traits d’une posture littéraire et les valeurs qu’il assume, tout en les opposant à celles imaginées comme étant à la base d’un prix comme le Giuseppe Acerbi : l’ouverture (d’esprit) contre la fermeture (spatiale et culturelle).
Cette idée de faire face, de se représenter d’une certaine manière par rapport aux institutions de la vie littéraire, revient lors de la description du festival international de Vilenica (Slovenie), où l’auteur remporte le grand prix de l’évènement : « Au festival j’ai fait mine de classique, avec l’aimable condescendance (sic) qui va avec. J’ai été détendu et pourtant sociable. J’en crois bien : j’ai eu dès le début le prix dans mes poches6. » Cependant, dans cette situation, Cărtărescu ne s’oppose pas au contexte dans lequel il se présente en tant qu’auteur, mais se sert de celui-là comme un arrière-plan à sa figuration d’auteur.
S’appuyant sur les festivités autour du prix, ce passage met en avant plus explicitement la conduite de l’auteur dans un contexte social : l’air dégagé contraste fortement avec l’ironie mordante sur le prix Acerbi et, de ce point de vue, on peut considérer que l’implication affective qui conduit à une scénographie imaginée et violente est remplacée par un dédoublement entre l’auteur qui participe à la cérémonie en tant qu’actant et le je discursif qui négocie la présentation de cette figure. Ainsi, les éléments de la posture auctoriale (l’aimable condescendance, la sociabilité, l’air) semblent être le produit d’une réflexion, soit antérieure à l’évènement – car l’auteur, sachant qu’il allait reporter le prix, a eu le temps de régler sa performance sociale –, soit postérieure, dans le sens où elle traduit dans un discours autobiographique cette figuration organisée autour d’un seul attribut, celui de classique. Dans les deux cas, il est possible d’observer que l’écrivain ne s’arrête plus sur la légitimité du prix, mais, en revanche, il prend activement place sur la scène et, de ce fait, se donne à voir en tant qu’auteur.
En ce qui concerne le label qu’il s’attribue, il convient d’entendre le mot classique dans le sens de grand écrivain, reconnaissable, mais aussi dans celui que propose Alain Viala qui prioritise la valeur d’échange face à celle d’usage. En présentant le processus de classicisation – ou bien, de canonisation littéraire –, Viala insiste sur le fait que « la valeur d’échange supplante celle d’usage, que le plaisir (l’usage) se fond dans le fait même d’échanger (de partager même culture et mêmes modèles)7 », indiquant ainsi que « la valeur d’échange – la socialisation – prend le pas sur la valeur d’usage – l’émotion esthétique8 ». Autrement dit, le (texte) classique est dépourvu de sa fonction artistique et cathartique en général et devient un sujet d’échange entre personnes partageant un habitus, ce qui marque une transgression du domaine de l’art vers la société9.
Dans cette logique, dresser un portrait de soi-même en classique peut être également une interprétation ironique du rôle social de l’écrivain lors d’un évènement littéraire, ce que suggère d’ailleurs la présentation d’un comportement reconnaissable et comme il faut de la part de l’auteur. En effet, en faisant mine de classique, Cărtărescu agit d’abord en auteur, et non pas en créateur, avec tous les prédéterminés et les limitations qu’implique cette catégorie et qui sont organisés autour d’une performance de l’amabilité dans le cas de Vilenica, ainsi que dans la description de la cérémonie du prix Haus der Kulturen :
Je suis allé à Berlin, malade et fatigué, pour remporter mon prix. Il y a eu une cérémonie, j’ai été entouré de gens aimables, j’étais aimable à mon tour. Mais je suis toujours en manque d’inspiration et de discours, en manque de concentration, tourmenté en fait par le rôle de ma vie, M. C., comme devraient être les acteurs d’un spectacle à grand succès durant la millième représentation ou dans les séries TV sans fin, finissant par rater à cause même de leur succès, par être appelés dans la rue d’après le nom de leurs personnages, par ne plus parvenir à se débarrasser du rôle qui les entretient et les détruit en même temps10.
Dans ce cas, la répétition du mot aimable indique plus explicitement qu’il s’agit plutôt d’une convention sociale assez agaçante finalement. Outre la conduite, cette scénographie laisse s’entrevoir un regard soi-disant plus intime dans le ressenti de l’auteur, en opérant ainsi une scission entre deux espaces – celui réel où l’être social est présent et celui imaginaire, idéal qui est par définition la source de l’inspiration de l’écrivain. Le refus du monde extérieur, lui-même nécessaire pour la création, et le malaise associé à la réflexion sur le manque d’un temps pour soi en tant qu’artiste constituent les prémisses de ce que l’on pourrait appeler, dans le sillage de José-Luis Diaz, « un dispositif scénographique11 » qui réorganise les rôles et les espaces en fonction du Poète qui se met en scène, tout comme le fait Cărtărescu dans les deux derniers paragraphes que l’on vient d’analyser.
Alors que le prix Acerbi occasionne un discours plutôt institutionnel visant à mettre en avant un contraste entre deux systèmes de valeur et à délégitimer les soi-disant consécrateurs jugés comme illégitimes, les autres fragments analysés présentent des cadres qui s’organisent autour de l’écrivain. Bien que l’identité de celui-ci ne soit jamais remise en cause, l’apparition d’un je réflexif permet de nuancer le positionnement de l’auteur et de focaliser dessus dans un contexte social et littéraire, ce qui nous amène à penser que Cărtărescu reconnait les cadres que lui offrent le prix de Vilenica et celui de Berlin comme légitimes pour se livrer à une « manière de se faire son propre héraut, en se traitant soi-même comme une allégorie12. »
L’organisation de ce dispositif scénographique devient d’autant plus visible quand le dédoublement entre l’auteur qui participe à un évènement social et le je réflexif est remplacé par un je autoritaire – c’est-à-dire qui émet des propos à partir d’une position d’autorité qui lui est donnée par son auctorialité, comme c’est le cas suite aux nouvelles du prix de l’état autrichien :
Le prix de l’état autrichien vient d’être annoncé. La réponse des roumains – spécifique : silence et minimalisation. Il y avait tout de même 7–8 amis qui m’ont félicité. Et pourtant c’est un grand prix européen. Il m’est difficile de comprendre ce cercle barbare et sans émotions. Je ne crois pas à la physionomie des peuples ; ni même aux peuples. Je dis seulement que les gens qui m’entourent sont comme ils se présentent, toujours et sans cesse. En revanche, la légion de ceux qui me huent, frénétiquement, sans provocation et sans sens, juste parce qu’ils ont entendu parler de moi, grandit comme la pâte à pain13.
L’évènement en soi – remporter le prix de l’état autrichien – est introduit par une phrase courte, impersonnelle, qui ne trouve pas de précision dans le paragraphe qui lui est dédié. On comprend implicitement que Cărtărescu est le lauréat, mais ce fait découle à la fois de la suite des évènements (le prix annoncé – la réponse des proches, surtout les félicitations) et du ton présent dans le passage. En effet, la légitimité du prix est, cette fois-ci, réaffirmée par l’écrivain : puisqu’il s’agit d’un « grand prix européen », les actants du champ littéraire, y compris l’écrivain, sont tenus au standard d’une certaine conduite sociale. Or, dans ce contexte, le discours péremptoire sur la vie littéraire roumaine suggère que le capital du prix est détourné en faveur de l’aménagement d’un dispositif scénographique comportant également des rivaux, des traîtres et d’autres personnages emblématiques pour ce que Diaz appellerait un « théâtre auctorial14 ».
Il est par ailleurs possible de reconnaître le même mécanisme dans les descriptions précédentes : si la légitimité du prix n’est pas remise en question, remporter la distinction semble établir une sorte de cohérence entre la gloire perçue par l’auteur et sa reconnaissance extérieure – c’est dans ce contexte qu’il assume pleinement sa fonction d’auteur et, par conséquent, il l’incarne mieux, au sens de Jérôme Meizoz : « quand un auteur performe son texte, il engage une incarnation : celle d’un acte énonciatif (ton, voix) et d’un effet dramatique15 ».
Ainsi, il convient d’opérer une séparation entre les prix perçus comme « petits » et ceux qui sont vus comme plus « grands ». Même si, dans les deux cas, il est possible de mettre en évidence une dissonance, celle-ci se traduit pour le prix Acerbi par l’impuissance des institutions jugées comme marginales de favoriser la consécration de l’auteur. Face à cette conviction, l’auteur met en avant dans son discours une violence symbolique qui prend souvent la forme d’une ironie mordante. Bien que dans notre argumentation nous nous soyons arrêtés sur ce cas qui est sans doute le plus important d’un point de vue diachronique, permettant ainsi la mise en question d’un changement dans le discours ou dans la posture de l’auteur, la même violence se reproduit en 2016 quand l’auteur a remporté le prix Gregor von Rezzori, toujours en Italie. Suite à l’annonce qu’il reçoit de la part de Bruno Mazzoni, Cărtărescu affirme que « je n’en connais pas la signification, il se peut qu’il aille de même pour les prix littéraires et pour les saints catholiques : un par village, sortis en procession une fois par an16. »
En revanche, les dissonances que l’on rencontre lors de la réception des prix plus importants sont plutôt liées aux manières de se positionner dans le champ littéraire. Dans notre analyse, nous avons choisi de laisser de côté la question de l’identité de l’écrivain, c’est-à-dire, en reprenant les termes qu’emploie Nathalie Heinich, la transformation d’un acte (écrire) en identité (écrivain)17. Or, comme l’on a observé auparavant, cela peut être un motif qui indique une posture. D’ailleurs, la formation d’une identité est toujours d’actualité dans le cas des traductions, puisque l’auteur doit dans la plupart des cas se refaire un nom, n’ayant pas la possibilité d’un transfert de capital symbolique – notamment d’une culture périphérique vers le centre. En plus, même si l’on se limite aux frontières d’une littérature nationale, la mise en scène de soi en tant qu’écrivain est perpétuelle et Cărtărescu bénéficie, à travers la réception de ces prix, des occasions pour reprendre les éléments d’une posture singularisante dans le champ littéraire roumain.
Cependant, notre article ne vise pas à décliner les prises de position de Cărtărescu ou à en découler une scénographie auctoriale à proprement parler. En revanche, nous sommes amenés à conclure que si les prix littéraires internationaux peuvent fournir une scène appropriée pour que l’écrivain se donne à voir en tant qu’auteur, une cohérence entre les valeurs assumées par le prix et le gagnant est nécessaire. En reprenant les propos de Nathalie Heinich, « sans cohérence, et sans justice, aucune grandeur ne tient au sujet qui en est crédité, aucun privilège ne peut vraiment lui agréer, aucune gloire lui profiter18. » De plus, il convient d’observer que même dans la conquête de l’universalité qui lui valait la consécration au centre de la République Mondiale des Lettres, l’auteur opère ses propres choix en valorisant et en reconnaissant certaines distinctions au détriment d’autres. Ainsi, les réceptions de ces prix permettent d’entrevoir non seulement une panoplie d’images sur l’auteur, mais aussi comment l’écrivain s’imagine la place que son œuvre devrait occuper dans un marché littéraire mondial, selon la manière dont il se rapporte à la légitimité des distinctions qui lui sont attribuées.
Casanova, P. (2008/1999) : La république mondiale des lettres. Paris : Seuil.
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Meizoz, J. (2020) : Faire l’auteur en régime néo-liberal. Rudiments de marketing littéraire. Genève : Slatkine.
Viala, A. (1993) : Qu’est-ce qu’un classique ? Bulletin des bibliothèques de France 19 : 11–31. https://doi.org/10.3406/licla.1993.1737
Du côté anglophone, on peut noter l’émergence des World Literature Studies et la parution de la série « Literatures as World Literature » de la maison d’édition Bloomsbury Academic qui contient également un tome sur la littérature roumaine (2017), tandis que du côté français et francophone l’intérêt envers les littératures traduites se manifeste dans plusieurs domaines d’étude, y compris la sociologie littéraire (à travers les travaux de Pascale Casanova ou de Gisèle Sapiro) et la traductologie.↩︎
Nathalie Heinich : L’épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, Paris : La Découverte, 1999 : 15.↩︎
Pour Pascale Casanova, « les prix littéraires sont la forme la moins littéraire de la consécration littéraire : ils sont chargés le plus souvent de faire connaître les verdicts des instances spécifiques en dehors de la République des Lettres. Ils sont donc la partie émergée et la plus apparente des mécanismes de consécration, sorte de confirmation à l’usage du grand public » (La république mondiale des lettres, Paris : Seuil, 2008/1999 : 217). L’importance des prix littéraires est également soulignée par Nathalie Heinich (L’épreuve…) ou James F. English (The Economy of Prestige. Prizes, Awards, and the Circulation of Cultural Value, Cambridge : Harvard University Press, 2008).↩︎
Les éditions Climats détiennent les droits pour toute traduction ultérieure de ce texte – voir également Mihai Iacob : « Din Levant la Madrid: formarea brandului Mircea Cărtărescu în Spania. », in : Alexandra Crăciun și Ana Maria Teodorescu (eds.) : Călători și Călătorii. Palimpsest pe harta reprezentării, Bucarest : Editura Universității București, 2017 : 49–63.↩︎
« Trivialia. Premio Acerbi: adjudecat. Ce-nseamnă asta? Niente. Un orășel pictat pre-giottesc, cu un turn gros și rotund în centru iar în jur magazine de electronice, dă un premiu literar unui rumeno (bulgaro? sloveno? moldavo?) Grazie tante, yet. Nu e nici măcar Herder, nici Booker, nici ăla al lui Manea, i-am uitat numele. Nu e nimic, și totuși e… L-a luat de fapt mai mult Bruno, care-ar putea fi agentul meu ideal » – Mircea Cărtărescu : Zen. Jurnal : 2004–2010, Bucarest : Humanitas, 2011 : 142. Toutes les traductions du roumain m’appartiennent.↩︎
« La festival am făcut figură de clasic, cu condescendența respectuoasă (sic) adiacentă. Am fost destins totuși și sociabil. Cred și eu : am avut de la-nceput premiul în buzunar » – Mircea Cărtărescu : Un om care scrie. Jurnal : 2011–2017, Bucarest : Humanitas, 2018 : 60.↩︎
Alain Viala : « Qu’est-ce qu’un classique ? », Bulletin des bibliothèques de France 19, 1993 : 12.↩︎
Idem.↩︎
Cette distinction n’existe pas en tant que telle dans le texte de Viala qui considère, en revanche, que l’art est un fait social. En attribuant deux « domaines » différentes aux deux valeurs qu’il mentionne (d’usage et d’échange), nous avons en vue de rendre plus claire comment cette transgression pourrait se matérialiser dans le discours de Cărtărescu qui, lui, opère une distinction entre les deux, comme on va l’observer aussi par la suite.↩︎
« Am fost la Berlin, bolnav și obosit, să-mi iau premiul. A fost o ceremonie, am fost înconjurat de oameni prietenoși, cu care-am fost prietenos la rândul meu. Dar sunt mai departe lipsit de inspirație și discurs, lipsit de concentrare, chinuit de fapt de rolul vieții mele, M. C., cum trebuie să fie cei ce joacă-ntr-o piesă de mare succes, la a mia reprezentație, sau în seriale TV nesfârșite, ajungând să se rateze tocmai din cauza succesului lor, să fie strigați pe stradă cu numele personajului, să nu mai poată scăpa de rolul de pe urma căruia trăiesc și care-i distruge. » – M. Cărtărescu : Un om…, op.cit. : 112–113.↩︎
José-Luis Diaz : L’écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris : Honoré Champion, 2007 : 38.↩︎
Ibid. : 44.↩︎
« S-a anunțat Premiul de Stat al Austriei. Răspunsul românilor – cel specific: tăcere și minimalizare. M-au felicitat însă 7–8 prieteni. Și totuși e un mare premiu european. Mi-e greu să-nțeleg cercul ăsta barbar și fără sentiment. Nu cred în psihologia popoarelor, nici măcar în popoare. Spun doar că oamenii din jurul meu sunt așa cum se arată că sunt, nedezmințit și întotdeauna. În schimb, legiunea celor care mă împroașcă, bezmetic, fără provocare și fără sens, doar pentru că au auzit de mine, crește ca aluatul dospit. » – M. Cărtărescu : Un om…, op.cit. : 358.↩︎
Diaz : L’écrivain imaginaire…, op.cit. : 40.↩︎
Jérôme Meizoz : Faire l’auteur en régime néo-liberal. Rudiments de marketing littéraire, Genève : Slatkine, 2020 : 24.↩︎
« Azi m-a anunțat Bruno că am luat premiul “Gregor von Rezzori” în Italia, al doilea premiu italian după 11 ani. Nu știu ce semnificație o avea, s-ar putea ca premiile italiene să fie la fel de multe ca sfinții catolici : câte unul în fiecare oraș, scos anual cu procesiunea » – M. Cărtărescu : Un om…, op.cit. : 442.↩︎
Nathalie Heinich : Être écrivain. Création et identité, Paris : La Découverte, 2000 : 68.↩︎
Heinich : L’épreuve …, op.cit. : 15.↩︎