Verbum – Analecta Neolatina XXV, 2024/1

ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2024.25.1.6



Abstract: This paper intends to treat a poetic experimentation of Paul Nougé and René Magritte, entitled Catalogue Samuel (1926). Our analyses consider this artefact trough the concept surrealist of object (objet boueleversant) and the contradiction between this concept and the conditions of cultural industry. As Theodor Adorno or Pierre Bourdieu considered it, this industry subsumes the particularities of artworks and literary texts, thus the creation of surrealist objects becomes problematic. Indeed, these objects are supposed to have particularities capable to overwhelm perceptive or cognitive habitudes of the addressee, which is not possible in conditions of industrialised cultural production, because this conditions include a schematic logic classifying and generalising artworks. In this study, we try to reveal the manner in which Le catalogue Samuel, as a surrealist object, can perform its subversive and overwhelming effects even in the environment of cultural industry.

Keywords: surrealism, disturbing object, Paul Nougé, René Magritte, cultural industry

Résumé : Cet article se propose de traiter une expérimentation intitulée Le catalogue Samuel (1926) de Paul Nougé et de René Magritte. Nous étudions cet artefact selon le concept de l’objet bouleversant des surréalistes et en particulier de Paul Nougé. L’analyse du Catalogue Samuel s’exerce en vue de la contradiction qui s’observe entre l’objet bouleversant surréaliste et l’industrie culturelle déjà établie à l’époque de la création du catalogue. En effet, la production industrialisée des biens culturels, telle que Théodor Adorno ou Pierre Bourdieu l’a étudiée, ne permettrait pas de créer des objets bouleversants, autrement dit des objets ébranlant les schématismes perceptifs ou cognitifs des récepteurs, vu que l’industrie culturelle subsume les particularités des créations artistiques en les inscrivant dans une logique schématisée de l’industrie. Notre étude tente de démontrer la manière dont La catalogue Samuel, en tant qu’objet bouleversant, peut garder et effectuer son effet subversif parmi ces conditions de l’industrie culturelle.

Mots-clés : surréalisme, objet bouleversant, Paul Nougé, René Magritte, industrie culturelle



Le bouleversement est probablement l’un des sentiments les plus naturels au cours de la lecture des textes littéraires. D’une façon ou d’une autre, chaque texte ébranle certains schématismes intellectuels ou émotifs ; autrement dit, ils bouleversent. Parmi d’autres mouvements littéraires, le surréalisme a attribué un rôle majeur au sentiment de bouleversement. Le groupe bruxellois et en particulier Paul Nougé (1895–1967) a appliqué des procédés qui, pour bouleverser le récepteur, ne se basent pas tant sur le hasard et les pulsions inconscientes favorisés par les surréalistes français que sur une sorte de dépaysement délibéré d’objets et de textes. Nombre d’expérimentations de Nougé et de René Magritte, comme Le catalogue Samuel, relevaient de ces procédés résultant les objets dits bouleversants. Or, si le sentiment en question accompagne quasiment toujours la lecture, la notion de bouleversement perd son sens. En d’autres termes, si l’ébranlement des schématismes intellectuels ou émotifs peut toujours avoir lieu lors de la lecture, le bouleversement dans la réception des textes peut s’avérer fort problématique du fait qu’il risque de devenir courant et prévisible, donc tout à fait contraire au sens du terme en question.

Les expérimentations nougéennes mentionnées ci-dessus permettent de mettre en lumière la manière dont le bouleversement peut avoir lieu dans la réception malgré la prévisibilité relative de cet effet. Afin d’examiner les démarches du poète, j’essaie d’esquisser, en m’appuyant sur le concept de l’industrie culturelle de Théodore Adorno, le contexte culturel dans lequel Le catalogue Samuel est rédigé, mettant ainsi au clair la relevance des dépaysements dans les expériences de Nougé. Ensuite, l’analyse des textes mentionnés portera sur le mécanisme du bouleversement propre à cette expérimentation, notamment au prisme du concept de l’événement de Jacques Derrida développé dans L’université sans condition. Le contraste entre l’industrialisation culturelle et le caractère événementiel des expériences étudiées permettra éventuellement de mieux saisir certaines formes particulières du bouleversement dans la réception.

1 L’industrie culturelle

L’art et la littérature de la première moitié du 20e siècle s’avèrent, de certains aspects, ambigües. D’une part, la production artistique et littéraire semble se déployer dans la pléthore des « -ismes » : le dadaïsme, le surréalisme, le futurisme et tant d’autres mouvements se proposent, chacun à sa façon particulière, de transformer radicalement le champ culturel, sinon de « transformer le monde ». Cette moitié du siècle précédent paraît ainsi figurer parmi les périodes les plus mouvementés de l’histoire de l’art de la littérature. D’autre part, la réception de la production artistique et littéraire de cette époque est marquée par des voix particulièrement critiques dénonçant une sorte de neutralité et d’affadissement : Walter Benjamin déplore la perte de « l’aura » causé par la reproductibilité1 ; Théodore Adorno annonce des constatations critiques sur l’industrialisation de l’art2 ; Henri Lefebvre mentionne la crise de l’art comme le « corollaire de l’esthétisme3 » ; Pierre Bourdieu dénonce l’art comme moyen de maintenir des inégalités sociales4 et relativise l’importance de la distinction entre art consacré et populaire5. Il développe et synthétise ces constatations dans Les règles de l’art, dans lequel il thématise également les préoccupations esthétiques comme manifestations du jeu social basé sur les intérêts des agents du champ culturel6. Ces constatations témoignent de soucis théoriques différents, ayant pourtant ceci de commun qu’elles traitent l’art et la littérature de leurs aspects sociaux en démontrant leur neutralisation qui s’annonce le plus explicitement chez Adorno :

Aujourd’hui [1944], la barbarie esthétique réalise la menace qui pèse sur les créations de l’esprit depuis qu’elles ont été réunies et neutralisées en tant que culture. Parler de culture a toujours été contraire à la culture. La culture comme dénominateur commun contient virtuellement la prise de position, la classification qui introduit la culture dans la sphère de l’administration. Seule la subsomption radicale et conséquente, organisée comme une industrie, est pleinement adéquate à ce concept de culture7

Ces constatations quelque peu sommaires s’expliquent, dans le texte d’Adorno, par les analogies commerciales de la valeur d’usage et de la valeur d’échange. En effet, la neutralisation en question montre des affinités considérables avec le mode d’être d’une marchandise : un objet, qu’il soit artistique ou autre, devient marchandise au moment où il se trouve jeté dans le processus de l’échange commerciale. Dès son entrée au marché, ce n’est pas sa valeur d’usage qui le caractérise, mais sa valeur d’échange, celle qui détermine le prix de l’objet, prix sous forme d’un dénominateur commun, l’argent ou, dans le cas des productions artistiques et littéraires, le « bien culturel ». La « subsomption radicale et conséquent » implique ainsi le fait que le particulier se voit radicalement subsumé par le général ; l’objet ayant une fonction particulière, l’œuvre d’art ayant une conception particulière se trouvent neutralisés, rapportés à la logique commerciale qui leur est, en principe, étrangère. Selon l’expression d’Adorno,

Ce que l’on pourrait qualifier de valeur d’usage dans la réception des biens culturels est remplacé par la valeur d’échange ; au lieu de rechercher la jouissance on se contente d’assister aux manifestations « artistiques » et d’« être au courant », au lieu de chercher à devenir un connaisseur on se contente donc d’un gain de prestige8

Dans le milieu de l’industrie culturelle, la jouissance et la connaissance procurées par l’œuvre semblent donc dominés, selon Adorno, par des considérations étrangères à la réception. Dans celle-ci, apparaissent les intentions du gain du prestige et la considération des œuvres elles-mêmes devient secondaire.

Les mêmes constatations, dans une formulation plus nuancée, se retrouvent également chez Bourdieu qui tente, en outre, d’expliquer les faits qu’Adorno critique sévèrement. Dans Les règles de l’art, il démontre que la genèse du champ littéraire autonome s’accompagne du refus de la participation aux préoccupations non-littéraires, ce qui constitue la littérature en tant que profession et domaine d’activité ayant une autonomie considérable parmi d’autres champs sociaux9. La littérature apparaît ainsi comme activité parcellaire et neutre qui touche de moins en moins les autres domaines de l’activité vitale ; elle prend la forme de fétiche distancié et passivement admiré. Le regard ainsi porté sur les œuvres littéraires s’avère fort abstrait en ce qu’il saisit les textes en tant que représentants d’une valeur symbolique (valeur d’échange selon la terminologie d’Adorno) générale, celle de « bien culturel », et ne considère les particularités qu’en second lieu en tant qu’éléments qui justifient cette valeur symbolique10. En d’autres termes, la notion de littérature, du fait-même qu’elle existe comme dénominateur commun, neutralise facilement la relevance des particularités des textes. Même si celles-ci sont prises en compte, elles se voient ramenées à la représentation de la même valeur symbolique abstraite et servent, en premier lieu, à justifier cette valeur. C’est ainsi que le discours sur la culture peut paraître, aux yeux d’Adorno, « contre la culture » et, au même titre, parler de la littérature peut être contraire à la littérature11.

A la première moitié du 20e siècle s’est donc constitué un milieu culturel qui, par cette subsomption radicale et industrielle, tend à homogénéiser la réception des œuvres artistiques et littéraires en supprimant la relevance de leurs particularités. D’une manière paradoxale, l’émergence du champ proprement littéraire, comme Bourdieu l’a expliqué, a largement contribué à cette homogénéisation dans le domaine de la littérature, même si cette genèse consistait d’abord à reconnaître la particularité foncière des textes littéraires : ils sont relativement autonomes, libres de contraintes extralinguistiques. L’industrie culturelle de l’époque semble donc un résultat de la séparation et de la classification nettes du domaine artistique et littéraire d’autres domaines de la vie sociale, ce qui provoque la subsomption des œuvres par la même valeur abstraite de « bien culturel ».

Or, dans ces conditions, l’effet bouleversant ne peut guère se produire. Si la production artistique se voit classifié et administrée par le dénominateur commun de « culture », le bouleversement qui, par définition, ne peut pas être prévu et enregistré en avance, devient quasiment impossible. Le surréalisme a proposé plusieurs stratégies pour surmonter cette difficulté : le Manifeste du surréalisme annonçait le programme d’effacer certaines limites jugées factices du point de vue surréaliste : séparations entre le rêve et le veille, folie et raison, inconscient et conscience, ainsi qu’entre l’art et la vie dite réelle12. Quant aux surréalistes belges, notamment Paul Nougé, la mise en question de ces limites s’exerçait non pas par mouvements psychiques, impulsions ou hypnose, mais par procédés fort délibérés et calculés tels que la création des objets bouleversants. C’est le cas du dépaysement qui, comme nous le verrons par la suite à propos du Catalogue Samuel, consistait dans un jeu contextuel arrachant les objets, images ou textes de leur contexte habituel. Ce procédé, insérant dans des contextes inhabituels (commerciaux et didactiques) les énoncés poétiques, vise à éviter les schématismes sur lesquels la critique d’Adorno, de Benjamin, de Lefebvre ou de Bourdieu a porté ; schématismes commerciaux et proprement culturels qui enregistrent l’art et la littérature « dans la sphère de l’administration », autrement dit, dans un domaine abstrait, généralisant et schématisant sous forme de médiation institutionnelle.

2 Événement et objet

Le bouleversement au sens surréaliste du terme peut donc s’effectuer par dépaysement. Ce procédé, en ce qu’il contredit la logique de l’industrie culturelle, celle de la classification nette, trahissent un aspect important de la réception des œuvres artistiques et littéraires : la rencontre entre une conscience et une œuvre comporte fort souvent un caractère événementiel, au sens stricte du terme « événement ». Le concept d’événement développé dans L’université sans condition se définit comme un fait qui arrive sans se laisser présumer par des signes précurseurs. L’événement ne s’inscrit pas en avance dans le contexte donné ; il n’appartient même pas au champ du possible13. En ce qu’il doit arriver d’au-delà de l’horizon d’attente du contexte, l’événement semble avoir des affinités considérables avec l’objet bouleversant : Nougé insiste sur la nécessité de l’isolement de cet objet pour qu’il puisse exercer son effet. Selon l’expression du poète,

ce ne sont pas les propriétés intrinsèques qui permettent de définir cet objet [l’objet pictural], mais bien la seule possibilité, qui est la sienne, d’occuper isolée, c’est-à-dire dégagée non seulement de ses rapports matériels, mais aussi de ses rapports intellectuels ou affectifs normaux, la conscience du peintre. […] On atteint ici la notion d’objet au sens philosophique. Et l’observation nous apprend que le plus banal et le plus simple comme le plus rare et le plus complexe peuvent nous toucher d’une façon identique, à la manière d’une chose « jamais vue » et tout à fait mystérieuse, en un mot « incompréhensible » : une ficelle, une table, un pain, un mot, un dessein, un tableau, une action observée ou racontée, un souvenir, une idée. Le pouvoir de fascination de l’objet, sa vertu de provocation sont imprévisibles14.

L’objet bouleversant, que ce soit pictural, verbal ou autre, doit donc être séparé de ses « rapports normaux » pour occuper la conscience et provoquer. Le concept nougéen de l’objet semble ainsi correspondre à celui d’événement élaboré par Derrida : tous les deux désignent un phénomène qui ne se déduit pas du contexte où il a lieu ; l’événement et l’objet bouleversant sont tous les deux fondamentalement étrangers à la situation dans laquelle ils se produisent.

Hors des conditions discursives (comme par exemple l’édition, la publication en volume dotée de paratextes indiquant la littérarité) propres à l’industrie culturelle, Le catalogue Samuel peut être considéré comme objet bouleversant ; autrement dit un objet qui suscite à questionner les schématismes intellectuels et émotifs du fait qu’il échappe au champ sémantique de son contexte. Cet objet, apportant des productions artistiques et poétiques au contexte commercial, ne respecte donc pas les limites qui distinguent l’art et la littérature d’autres champs d’activités au sein de l’industrie culturelle. Or, si ces limites sont relativisées, la logique de cette industrie, celle de la classification abstraite et de la subsomption ne peut pas entrer en vigueur, étant donné qu’elle procède par l’établissement des limites, comme dans le cas du champ littéraire dont la genèse, selon Bourdieu, s’accompagne de sa délimitation. Dans le cas du Catalogue Samuel et de Quelques écrits, c’est donc un dynamisme événementiel qui tend à se substituer à la logique statique, classificatrice de l’industrie culturelle.

3 Le catalogue Samuel

Le titre évoquant le genre de catalogue n’est pas véritablement une métaphore : il est, en effet, question d’un catalogue conçu pour la Maison Samuel, magasin de fourrures qui, en 1927, se prépare à lancer sa collection d’hiver de 1928. Le catalogue Samuel, illustré par René Magritte et écrit anonymement par Paul Nougé, se situe ainsi à l’interstice de deux domaines différents : d’une part, il s’inscrit dans l’ordre du commerce ayant, par son genre-même, un but publicitaire ; d’autre part, il fait preuve des intentions bouleversantes qui tendent à déconcerter le récepteur. Au lieu de suggérer l’achat, de vanter la qualité du produit ou de faire des promesses au clientèle, le catalogue en question présente des aphorismes de Nougé, ne référant que d’une manière indirecte aux illustrations de Magritte, elles-mêmes atypiques en leur genre. Les vêtements illustrés ont souvent comme présentoir non seulement des corps humains, mais également des découpes amorphes, objets inidentifiables ou quilles, ou bien des chimères similaires au bestiaire de Max Ernst15. Les courtes indications portant sur la matière dont ces manteaux sont confectionnés se trouvent en inscriptions mineures, en bas de page, sous les illustrations de Magritte, alors que les aphorismes de Nougé occupent seuls les pages d’à côté. Les illustrations elles-mêmes ne présentent les fourrures que d’un seul perspectif. Le caractère informatif du catalogue se restreint donc au minimum, et la rédaction tend à accentuer les aphorismes de Nougé et les dessins de Magritte qui occupent presque totalement la page. L’ambigüité du catalogue ne se dissipe pas dans l’introduction écrite par Nougé :

Contraints de décider, c’est une chose grave que de choisir. / Nul audace, alors, qui ne soit de mise. Mais à la moindre distraction, à la première témérité, c’en est fait de l’audace… / La vigilance ne connaît pas d’objets indignes. // Qu’il s’agisse, si l’on veut, d’un manteau de fourrure, l’on sait, pour l’avoir éprouvé, que les fourrures médiocres ne se trahissent pas dès l’abord : c’est à l’usage qu’elles laissent paraître leur imperfection. / Notre perspicacité se trouverait en défaut : Il y va de notre confiance. Ici, sur le point de choisir, l’on se sent à l’abri de la ruse, de la fraude. Il suffit. / L’on n’a plus qu’à compter avec soi…16 

La courte préface d’à peine dix phrases met l’accent sur l’indécision, sur la difficulté du choix : « Contraints de décider, c’est une chose grave que de choisir. / Nulle audace, alors, qui ne soit de mise. » Aussi Nougé insiste-t-il sur l’importance et la précarité de l’attention portée au choix : « Mais à la moindre distraction, à la première témérité, c’en est fait de l’audace… ». Ces paragraphes introducteurs témoignent, vu qu’il s’agit d’un catalogue, d’un ton ironique, exaltant le dilemme qui n’est même pas encore présenté. Même le paragraphe suivant, au lieu de préciser le dilemme, semble éteindre les possibilités d’interprétation dans le vague : « La vigilance ne connaît pas d’objets indignes. » Jusqu’ici, le texte ne vise donc que susciter l’attention, la vigilance, sans orientation. C’est dans le paragraphe suivant que le texte donne certains repères : « Qu’il s’agisse, si l’on veut, d’un manteau de fourrure, l’on sait, pour l’avoir éprouvé, que les fourrures médiocres ne se trahissent pas dès l’abord : c’est à l’usage qu’elles laissent paraître leur imperfection. ». Le sujet habituel des catalogues similaires, celui des produits se trouve ici déconcerté par un jeu de modalités d’énonciation : le subjonctif et la formule « si l’on veut » ne présente les manteaux que comme sujet accessoire, comme exemple pour faciliter l’interprétation. Vu l’indétermination des premiers paragraphes et la modalité des énonciations portant sur le prétendu thème du catalogue, le texte introductif de Nougé semble donc avoir un sujet radicalement indécis : le texte ne traite les manteaux qu’indirectement après avoir suscité l’attention du lecteur sans l’orienter. De surcroît, après avoir brièvement mentionné les fourrures, le texte retourne aux généralités, cette fois-ci au doute : « Notre perspicacité se trouverait en défaut : il y va de notre confiance. » L’introduction de Nougé n’invite donc pas le lecteur à contempler les illustrations qui suivent, elle ne préfigure non plus la conception particulière du catalogue, mais suggère l’attention et la méfiance face à celui-ci. Le catalogue Samuel semble ainsi, dès sa préface, échapper à son contexte : les intentions commerciales et publicitaires se trouvent ici relativisées. Les considérations générales sur l’attention, l’indécision, la perspicacité et la méfiance ne circonscrivent pas précisément le cadre d’interprétation, alors que le genre de catalogue présuppose normalement des intentions bien définies, celles de l’achat. La préface se trouve ainsi hors-contexte, déconcertant le lecteur.

L’indécision du Catalogue Samuel s’avère jusqu’ici partielle : le lecteur peut croire tenir dans ses mains un catalogue de fourrures dont il peut juger l’introduction quelque peu vague ou mal écrite. Le déconcertement ne provient encore que du vague à peine défini de la préface qui s’ajoute au contexte commercial et publicitaire du catalogue. Or, par la suite, l’attention éveillée par le texte de Nougé peut s’orienter vers les éléments plus concrets qui sont aptes à effectuer le bouleversement : les aphorismes et les illustrations du Catalogue Samuel.

En effet, le lecteur ne peut pas facilement s’attendre à lire, en feuilletant un catalogue, la phrase suivant : « Evident et changeant et pareil à votre meilleure pensée, il suffirait à lui-même, si vous n’existiez pas17 ». De nouveau, le sujet se voit généralement circonscrit, mais non défini. Le pronom « il », au centre de la sentence, n’est doté que des attributs plus ou moins contradictoires : évidence et changement, ou autosuffisance (« se suffirait à lui-même ») conditionnée, dépendant d’un autre (« si vous n’existiez pas »). Le seul repère qui aide à concevoir cet « il » est la périphrase « pareil à votre meilleure pensée », autrement dit à celle du lecteur. L’aphorisme suggère donc un rapport d’identité (« être pareil à ») entre le lecteur directement adressé (« si vous n’existiez pas ») et le « il », rapport intellectuel sous forme de « la meilleure pensée ». Les autres attributs associés évoquant l’évidence, le changement et l’identité à la pensée du lecteur font ainsi allusion à la conscience-même (selon la terminologie nougéenne, l’esprit18) : c’est dans la conscience que les évidences en changement aboutissent à une pensée dite « la meilleure ». La meilleure pensée, ou bien qui est considérée comme telle, présuppose le résultat des pensées antérieures par rapport auxquelles la dernière se définit comme la « meilleure ». Et c’est la conscience qui, quelque autonome qu’elle soit, se trouve toujours liée à une existence, celle du « vous » du lecteur. Cet aphorisme détourne donc les fonctions du catalogue de sorte que le récpteur, au lieu d’être renseigné sur un produit, se heurte à sa propre conscience : adressé directement par l’aphorisme qui l’incite, notamment par l’accumulation « Évident et changeant et pareil… » à se concentrer sur un sujet qui manque enfin de s’expliciter. C’est le lecteur qui doit remplir, à sa façon particulière, l’absence circonscrite par l’aphorisme. Comme Nougé mentionne à la fin de sa préface : « L’on n’a plus qu’à compter avec soi. »

Figure 1

Quant à l’illustration de Magritte (Figure 119), elle ne s’inscrit non plus dans la conception habituelle d’un catalogue. A côté de l’aphorisme énigmatique qui oriente l’attention à la conscience du lecteur lui-même, l’image de Magritte présente un espace déshumanisé : au lieu de mannequins anthropomorphes ou des figures humaines, ce sont deux objets qui servent de présentoir aux manteaux.

De par son objectivité, l’illustration fait une sorte de contrepoint à l’aphorisme éveillant une réflexion subjective. Ce n’est pas l’esprit « évident et changeant » qui entre en jeu sur l’image, mais une sorte de neutralité statique, avec des objets (probablement des quilles ?) quasiment inidentifiables, devant un arrière-plan blanc et neutre. Pourtant, d’une manière analogue à celle de l’aphorisme, l’illustration de Magritte provoque le lecteur, car, similairement à la définition absente du sujet dans la sentence de Nougé, il y a ici l’absence des figures à remplir. Le dessin frappe précisément en raison de ce manque de personnages censés se présenter en portant les fourrures ; d’autant plus que le récepteur, en cas d’un tel catalogue, a facilement la tendance de s’imaginer lui-même dans les manteaux en question. Cette illustration suggère ainsi une sorte d’absence du sujet, un espace désert, tandis que l’aphorisme de Nougé invite le lecteur à se rendre compte de sa propre conscience. La constellation de l’écrit et de l’image, juxtaposés de telle manière, traduisent donc un mouvement dialectique entre sujet et objet, l’un supposant l’autre de façon réciproque.

Or la relevance de cette expérience poétique et artistique ne se décèle qu’en fonction du contexte, celui du commerce, face auquel Nougé et Magritte sont méfiants. Adhérés aux mouvements ouvriers et à la pensée marxiste20, les deux créateurs concevaient fort probablement le commerce comme processus aliénant dans lequel la subjectivité, autrement dit la pensée, la force et le temps de l’individu se chosifie en tant qu’objet sans rapport avec son créateur. De cet aspect, Le catalogue Samuel gagne un sens supplémentaire considérable : l’illustration de Magritte explicite l’aliénation, tandis que l’aphorisme de Nougé invite à rompre la contemplation irréfléchie des catalogues. Là où le lecteur croit trouver la description d’un objet, l’aphorisme détourne la lecture vers la subjectivité, alors que l’illustration, au lieu de faire recours à des figures humaines, présente la chosification aliénée qui prend corps, selon la théorie marxiste, dans l’objet appelé marchandise. Le récepteur peut ainsi découvrir un rapport renversé de l’objet et du sujet : le texte du catalogue ne fait qu’inciter la subjectivité de lecteur, alors que l’image censé inspirer une certaine auto-identification, ne propose que la choséité brute.

La capacité bouleversante de ce jeu de renversement provient donc du fait que Le catalogue Samuel se situe précisément dans le contexte qu’il tente de contester. Bien entendu, les moyens artistiques ne sont pas étrangers au type commercial de leur usage, mais, dans ce cas-là, ces moyens ne sont pas censés séduire la clientèle ; au contraire, il bouleverse en renversant les schématismes psychiques et intellectuels de l’acheteur, notamment du fait qu’il arrive d’au-delà de l’horizon d’attente : il fait événement, ce qui procure, comme nous l’avons mentionné, une expérience bouleversante. Celle-ci ne consiste pas tant à montrer quelque chose d’inconcevable ou de merveilleux qu’à dépasser les limites entre différents domaines de la vie sociale, dépassant ainsi la logique de l’industrie culturelle classifiant et délimitant les productions artistiques et littéraires. Les manipulations et détournements appliqués au genre du catalogue donnent ainsi un exemple particulièrement adéquat de l’objet bouleversant des surréalistes bruxellois. Le catalogue Samuel déconcerte le récepteur non seulement en raison de son contenu, mais également et surtout en raison de sa situation ambigüe, dans un contexte étranger.

4 Conclusion

D’après les analyses précédentes, il est possible de conclure que Le catalogue Samuel s’avère un objet bouleversant précisément en raison de sa situation ambigüe, commerciale d’un côté, artistique et littéraire de l’autre. Comme tel, l’objet en question ne s’inscrit pas, à son époque, dans l’ordre d’un milieu culturel industrialisé qui suppose la classification et la délimitation de ce qui relève de l’art ou de la littérature. Le dépaysement ainsi exercé ne laisse pas le récepteur de prévoir les effets de l’expérience en question, ce qui résulte un événement bouleversant, ainsi qu’une réception créative et autonome qui en provient. L’effet du Catalogue Samuel se doit, à part du jeu contextuel, au renversement suggéré du rapport sujet-objet dans la situation commerciale où ce cahier s’utilise.

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Nougé, Paul & R. Magritte (1996) : Le catalogue Samuel. Bruxelles : Didier Devillez, Collection fac-similé.


  1. Cf. W. Benjamin: L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1935), trad. Frédéric Joly, Paris : Payot et Rivages, 2013.↩︎

  2. Cf. M. Horkheimer, & T. W. Adorno : « La production industrielle de biens culturels » in : M. Horkheimer & T. W. Adorno : La dialectique de la raison (1944), trad. Éliane Kaufholz, Paris : Gallimard, 1974, 179–247.↩︎

  3. H. Lefebvre : Critique de la vie quotidienne, Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, Paris : L’Arche, 1961, 339.↩︎

  4. Cf. P. Bourdieu : L’amour de l’art – Les musées d’art européens et leur public, Paris : Minuit, 1969.↩︎

  5. Cf. P. Bourdieu : « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique (1940/1948–) 22, 1971 : 49–126.↩︎

  6. Cf. P. Bourdieu : Les règles de l’art, Paris : Seuil, 1992.↩︎

  7. M. Horkheimer & T. W. Adorno : « La production industrielle de biens culturels », op.cit. : 194–195.↩︎

  8. Ibid. : 233–234.↩︎

  9. Cf. P. Bourdieu : Les règles de l’art, op. cit. : 75–164.↩︎

  10. Cf. P. Bourdieu : « Le marché des biens symboliques », op.cit.↩︎

  11. Les contradictions de la valorisation sont traitées également dans la Lettre sur l’humanisme de Martin Heidegger : « La pensée qui s’oppose aux « valeurs » ne prétend pas que tout ce qu’on déclare « valeurs » soit sans valeur. Bien plutôt s’agit-il de reconnaître enfin que c’est justement le fait de caractériser quelque chose comme « valeur » qui dépouille de sa dignité ce qui est ainsi valorisé. Je veux dire que l’appréciation de quelque chose comme valeur ne donne cours à ce qui est valorisé que comme objet de l’évaluation de l’homme. » M. Heidegger. : Lettre sur l’humanisme, trad. Roger Munier, Francfort-sur-le-Main : Vittorio Klostermann, 1946, 109.↩︎

  12. Cf. A. Breton : « Manifeste du surréalisme (1924) » in : A. Breton : Manifestes du surréalisme, Paris : Gallimard, 1969, 7–64.↩︎

  13. Cf. J. Derrida : L’université sans condition, Paris : Galilée, 2001, 73–76.↩︎

  14. P. Nougé : « Les images défendues (1933) » in : P. Nougé : Histoire de ne pas rire, Lausanne : L’Age d’homme, 1980 : 235–238, pp. 235–236↩︎

  15. Cf. T. Gutt, : « Ces belles fleurs du charbon » in : P. Nougé & R. Magritte : Le catalogue Samuel (1926), Bruxelles : Didier Devillez, Collection fac-similé, 1996 : 5–31, p. 11.↩︎

  16. P. Nougé & R. Magritte : Le catalogue Samuel, op.cit., pages non numérotées.↩︎

  17. Idem.↩︎

  18. Cf. P. Nougé. : « Les images défendues » in : P. Nougé : Histoire de ne pas rire, op. cit. : 225.↩︎

  19. P. Nougé & R. Magritte : Le catalogue Samuel, op.cit., pages non numérotées.↩︎

  20. Cf. M. Geneviève : Paul Nougé, La poésie au cœur de la révolution, Bruxelles: Peter Lang, 2011.↩︎