Verbum – Analecta Neolatina XXV, 2024/2
ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2024.25.2.10
Abstract: Clichés abound in the works of Annie Ernaux, always consciously and often critically used. However, their use cannot be entirely critical, and in the case of Annie Ernaux several factors attenuate this criticism, what we will aim to examine. At first, we will seek to define the critical or descriptive character of the clichés of Annie Ernaux, or their place between these two extremities, the degree of criticism they contain. Then we will examine the clichés in the reflection of all this, looking for the possible differences linked to this character: we will try to find the functions and intentions linked to this descriptive use. In this search, we will concentrate mainly on the sociological intentions, which are of paramount importance in the works of Annie Ernaux.
Keywords: clichés, descriptive clichés, sociological intentions, Annie Ernaux, French contemporary literature
Résumé : Les clichés abondent dans l’œuvre d’Annie Ernaux, avec un usage toujours conscient, et souvent critique. Toutefois, leur usage ne peut pas être tout entièrement critique, et chez Annie Ernaux plusieurs facteurs atténuent cet aspect critique, ce que nous viserons à examiner. Nous chercherons à définir d’abord le caractère critique ou descriptif des clichés chez Annie Ernaux, ou leur place entre ces deux extrémités, le degré de criticisme qu’ils contiennent. Ensuite nous examinerons les clichés dans le reflet de tout cela, en cherchant les différences possibles liées à ce caractère : nous nous poserons la question de quelles fonctions et intentions sont liées à l’usage descriptif. Dans cette quête, nous mettrons l’accent sur les intentions sociologiques, qui sont d’importance primordiale dans l’œuvre d’Annie Ernaux
Mots-clés : clichés, clichés descriptifs, intentions sociologiques, Annie Ernaux, littérature française contemporaine
Annie Ernaux intègre les clichés en abondance dans son œuvre de façon consciente, et elle a tendance à exploiter leur caractère critique. Toutefois, leur emploi ne peut pas être tout entièrement critique, car, comme Ruth Amossy et Elisheva Rosen l’observent, même s’il s’agit d’un usage critique, nous n’abandonnons pas les clichés1. En ce qui concerne Annie Ernaux, dans son œuvre plusieurs facteurs atténuent cet aspect critique, ce que nous viserons à examiner.
Nous chercherons à définir d’abord le caractère critique ou descriptif des clichés chez Annie Ernaux, ou leur place entre ces deux modes, en fonction du degré d’aspect critique qu’ils contiennent. Nous étudierons les différences possibles liées à ce caractère, et en particulier les fonctions et intentions liées à l’usage descriptif. Dans cette quête, nous mettrons l’accent sur les intentions sociologiques, qui sont d’une importance primordiale dans l’œuvre d’Annie Ernaux.
Dans ce but, après une courte présentation des clichés, suivie de l’examen de l’importance et de la fonction critique des clichés dans l’ensemble de l’œuvre de l’autrice, nous montrerons le refus de leur usage critique dans certains cas, en exposant les clichés en question dans leur contexte et avec leurs contenus.
Le cliché, d’après Amossy et Rosen2 est une unité textuelle, devenue lexicalisée, et perçue par le lecteur comme usée, banale. Dans ce sens, les expressions comme il faut être de son temps3, citée dans Les Années, seront considérées comme clichés selon les conditions de figement au niveau textuel, et de banalité, d’usure de l’expression, ressentie par le lecteur. Ce sont ces réalisations de la banalité au niveau textuel dans une unité figée qui feront l’objet de notre étude.
Les clichés dans les textes littéraires, comme ce premier exemple nous le montrait déjà, peuvent être mis en évidence par plusieurs moyens, typographiques, textuels, ou contextuels. Michael Riffaterre4 parle des outils typographiques, principalement l’italique et les guillemets, qui peuvent accentuer le caractère d’emprunt du cliché. Amossy et Rosen5 ajoutent que le cliché peut également être souligné par une remarque métatextuelle, ou en étant placé dans un discours direct ou discours indirect libre, attribué à un personnage ou à un groupe. Elles énumèrent encore l’accumulation, l’hyperbole, l’exagération, et l’expansion des clichés, comme procédés aptes à les mettre en valeur.
Par tous ces moyens, l’auteur d’un texte littéraire signale la présence des clichés, les sépare du reste du texte. Les clichés ainsi soulignés fonctionnent toujours comme des citations, mais Riffaterre6 en distingue deux usages : d’une part, ils évoquent le contexte auquel ils appartiennent, parfois dans le but d’ajouter du réalisme au texte, et d’autre part, ils sont souvent, mais pas toujours, accompagnés d’un ton parodique, ou critique. Dans le cas où le cliché est attribué à un personnage, en imitant la manière de parler des groupes auxquels il appartient, le cliché peut renforcer l’illusion réaliste. Toutefois, Riffaterre ajoute que cette imitation est rarement neutre, en raison de la mise à distance et du fait que les clichés accentuent non pas les qualités, mais les conformismes7 du personnage, et pour cette raison, les clichés réalistes peuvent souvent déjà contenir un certain degré de parodie. En outre, un jugement de valeur peut accompagner le cliché, une mise en avant du vide de son contenu, et dans ce cas, nous pouvons parler d’ironie, de parodie volontaire de la part de l’auteur.
L’intervention du caractère critique du cliché ou son absence entraînent donc des fonctions différentes. Selon Amossy et Rosen8, comme il s’agit d’éléments connus par le lecteur, ils peuvent rendre la lecture plus facile, et le texte plus vraisemblable. Les éléments linguistiques connus, par leur usure, n’attirent pas l’attention, mais ils la dirigent vers ce qui est représenté. Étant stéréotypée, cette représentation est également connue, et acceptée comme vraie par le lecteur. Mais s’ils sont reconnus en tant que clichés, ils peuvent également diriger l’attention du lecteur vers le discours préexistant, littéraire ou social, auquel ils appartiennent, et le remettre en question. Au moment où le cliché est perçu en tant que cliché, il attire l’attention sur lui-même, et ainsi sur l’expression au lieu de la représentation, par cela détruisant l’illusion référentielle. S’il attire l’attention sur lui-même et ainsi sur son propre caractère de cliché, il se dénonce en tant que tel, et il remet également en question les idées qu’il exprime et la vision du monde auquel il appartient.
La réalisation de ces fonctions critiques ou non critiques est liée tour à tour à la lecture9, ou à des procédés textuels par lesquels la lecture est dirigée dans un des deux sens10. Amossy et Rosen ajoutent que certains textes peuvent profiter à la fois de cette « double propriété du cliché »11 pour rendre le récit plus vraisemblable, et pour dénoncer le système de valeurs et le discours social dans lesquels ils s’intègrent12.
Nous soulignons toutefois que, même si l’absence de caractère critique est souvent associée à l’ignorance de la présence des clichés de la part du lecteur, notre intérêt portera principalement sur des clichés dont la présence est marquée dans le texte.
Le cliché a une autre caractéristique importante du point de vue de notre étude : Amossy et Rosen affirment qu’il s’intègre toujours dans un discours social, et pour cette raison c’est un outil apte tant à la représentation qu’à la critique de la société. Il exprime le social puisqu’il est toujours saisi comme une parole de l’autre, comme une parole commune, anonyme, appartenant à tous13. Ainsi, par le cliché, la subjectivité sera également exprimée dans sa relation au social, intégrée dans le contexte socio-historique14. Le cliché est également en rapport étroit avec le discours social : la vision du monde et les valeurs du contexte socio-culturel donné sont toujours inscrites en lui, comme Amossy et Rosen l’affirment : « [l]e cliché renvoie indéfiniment l’œuvre au discours social sur lequel elle se greffe. Sa manipulation et son retravail ne posent pas tant une relation établie au déjà-dit et au déjà-pensé qu’ils ne l’interrogent. »15
Les clichés occupent un rôle important dans tout l’œuvre d’Annie Ernaux. Ils apparaissent dès ses premiers textes, des romans, dont le tout premier, Les armoires vides (1974), contient déjà en grand nombre des clichés liés au milieu de l’enfance de la narratrice, ceux que nous retrouverons plus tard dans d’autres textes :
Ma mère, elle jubilait, elle racontait à l’épicerie que j’apprenais bien, « tout ce qu’elle veut ! », elle n’en revenait pas, c’était drôle « elle a pas la tête dure, vous savez »16.
Dans ses journaux intimes, qui constituent une partie spécifique de l’œuvre, les clichés sont moins importants, étant donné qu’il s’agit d’un genre caractérisé par l’intimité, qui leur laisse peu de place. Toutefois, ils ne sont pas entièrement absents. Déjà certains titres de journal sont des formules empruntées des personnages, comme « Je ne suis pas sortie de ma nuit » (1997), ou Regarde les lumières, mon amour (2014), même s’ils ne sont pas des clichés proprement dits. Et les journaux « extimes », auxquels ce dernier titre appartient, décrivant le monde extérieur en forme de journal, abondent en clichés, étant donné que les éléments pris du quotidien, retenus par l’autrice, sont souvent des clichés, comme dans l’exemple de Journal du dehors :
Dans le train vers Saint-Lazare, une vieille femme […] parlait à un jeune garçon […] : « Partir, partir, tu n’es pas bien où tu es ? Pierre qui roule n’amasse pas mousse. »17
Mais les clichés obtiendront le plus d’importance dans les récits qui constituent la plus grande partie de l’œuvre d’Ernaux, ceux dans lesquels l’autrice met en récit sa propre existence.
Leur rôle peut être expliqué par la visée même de l’écriture, exprimée à plusieurs reprises par l’autrice dans ses récits et dans ses entretiens : créer à partir de son expérience subjective un récit qui concerne plus généralement un grand nombre de personnes. Elle affirme, « le véritable but de ma vie est peut-être seulement celui-ci : que mon corps, mes sensations et mes pensées deviennent de l’écriture, c’est-à-dire quelque chose d’intelligible et de général, mon existence complètement dissoute dans la tête et la vie des autres. »18 Pour atteindre ce but, les clichés sont des outils aptes, puisque, comme nous l’avons mentionné, ils sont toujours perçus comme des éléments collectifs.
Une autre explication se révèle directement dans une des techniques caractéristiques d’Ernaux pour nous exposer son sujet : elle regroupe les mots, les phrases, les expressions qui appartiennent aux personnes ou aux milieux décrits, et parmi ces mots, les clichés se présentent en abondance. Cette technique est bien visible dans ce passage de La Honte :
Les phrases qui unissent mystérieusement le corps à l’avenir, au reste du monde, fais un vœu tu as un cil sur la joue, j’ai l’oreille gauche qui siffle on dit bien de moi, et naturellement à la nature, mon cor me fait mal, il va pleuvoir19.
L’usage de ces clichés chez Ernaux est non seulement fréquent, mais toujours conscient, et l’autrice a tendance à exploiter leur caractère critique.
Tout d’abord, ils sont mis en évidence par différents moyens : ils peuvent attirer l’attention du lecteur sur leur présence par leur abondance, surtout dans les parties où leur accumulation finit par former une énumération, ou une liste, comme dans notre dernier exemple.
Nos premiers exemples nous ont montré également que les outils typographiques classiques, l’italique et les guillemets, ainsi que l’insertion du cliché dans un discours rapporté, son attribution à un personnage, à un groupe, ou à un type de discours, sont les moyens les plus nombreux et les plus évidents.
Tous ces procédés de mise en saillie favorisent traditionnellement le fonctionnement critique des clichés, mais des remarques métatextuelles apparaissent également dans de nombreux cas à côté des clichés, incitant à une lecture critique, voire formulant une critique explicite. Nous avons déjà analysé ces phénomènes en détails concernant Les Années20, mais ils ont une importance également dans les autres textes d’Annie Ernaux.
C’est donc dans une œuvre saturée de clichés utilisés de manière consciente, souvent critique, que la narratrice de La Place affirme le suivant, s’opposant à une certaine tradition littéraire de l’usage ironique des italiques :
Naturellement, aucun bonheur d’écrire, dans cette entreprise où je me tiens au plus près des mots et des phrases entendues, les soulignant parfois par des italiques. Non pour indiquer un double sens au lecteur et lui offrir le plaisir d’une complicité, que je refuse sous toutes ses formes, nostalgie, pathétique ou dérision. Simplement parce que ces mots et ces phrases disent les limites et la couleur du monde où vécut mon père, où j’ai vécu aussi. Et l’on n’y prenait jamais un mot pour un autre21.
L’affirmation ne parle pas directement de clichés, mais les expressions dont elle parle sont très souvent des clichés, comme celle-ci un peu plus haut : « Il cherchait à tenir sa place. »22
Refusant ainsi l’idée de distance ironique, la narratrice suggère qu’il s’agit de clichés mis en saillie dans une valeur de citation, purement descriptive.
L’absence d’ironie est associée ici à la langue du milieu d’origine de la narratrice, comme une spécificité, « l’on n’y prenait jamais un mot pour un autre », et cette idée sera répétée à multiples reprises23, ce qui dirigera notre attention principalement vers les clichés appartenant à ce milieu dans notre quête de clichés descriptifs. Utilisés à l’origine sans ironie, avec la volonté de la narratrice de sauvegarder cette attitude, dans leur cas, l’usage descriptif pourrait précéder l’usage parodique ou critique, voire l’exclure.
L’ironie n’est pourtant qu’un constituant d’une plus grande entité ayant des capacités de distinction sociale, contenant des clichés : la langue. Importante dans l’œuvre d’Ernaux, la langue est, d’une part, élément de répartition du monde, élément qui est jugé, quand elle catégorise, et ainsi attribue une place sociale à celui qui la parle. D’autre part, elle peut être outil de hiérarchisation sociale, outil qui juge, en exprimant un jugement sur son sujet. La langue peut donc être doublement un élément de hiérarchisation sociale, en étant sujet et outil.
Ce seront ces deux aspects qui nous intéresseront dans le cas des clichés, l’attribution à un personnage/groupe, et le contenu.
Les clichés que nous avons examinés sont tous des clichés mis en relief par différents moyens typographiques ou textuels, car ils sont ceux qui sont soulignés et perçus de la manière la plus consciente tour à tour par l’autrice et par le lecteur.
Notre visée était d’abord de saisir dans quelle mesure ces clichés sont critiques ou descriptifs à la lumière de la déclaration citée plus haut, et de les identifier en rapport avec cette propriété.
Comme nous l’avons mentionné dans le chapitre précédent, les clichés utilisés de manière clairement critique sont nombreux dans les textes examinés, mais notre intérêt se tournera dorénavant spécifiquement vers ceux qui ne s’inscrivent pas dans cette lignée, ceux que nous pouvons nommer descriptifs.
Tandis que les signes de rejet ou de critique ont tendance à être bien visibles, ce n’est pas toujours évident d’affirmer qu’un cliché est purement descriptif, sans intention critique. Dans l’identification des clichés plus ou moins descriptifs, les commentaires métatextuels nous ont guidés, ceux qui accompagnent directement certains clichés, et ceux qui ont une portée plus générale dans l’œuvre.
Les premiers sont nombreux, et accompagnant un cliché, portent directement sur le cliché en question, comme dans l’exemple suivant :
Personne pour leur faire du tort. (Cette expression, comme beaucoup d’autres, est inséparable de mon enfance, c’est par un effort de réflexion que j’arrive à la dépouiller de la menace qu’elle contenait alors.)24
La narratrice, tout en attirant l’attention sur le caractère banal de l’expression, souligne sa capacité d’évoquer son enfance, jusqu’au point où l’approche objective nécessaire au projet d’écriture devient difficile. Le cliché avec son commentaire ouvre ainsi une réflexion sur l’écriture et sur la mise en œuvre objective de l’expérience subjective. Par cela, il a toujours un contenu critique, bien que sa première fonction, directement exprimée, reste l’évocation du milieu d’enfance.
Ces mêmes commentaires ouvrent parfois la réflexion vers les caractéristiques plus générales des clichés. Par exemple dans les phrases « Le trou de cette pensée : le premier printemps qu’elle ne verra pas. (Sentir maintenant la force des phrases ordinaires, des clichés même.) »25 la narratrice accompagne le cliché d’une remarque qui souligne non seulement sa nature de cliché, mais en même temps le caractère expressif et émotif, de ce cliché et des clichés en général.
Les commentaires métatextuels qui ont une portée plus générale dans l’œuvre sont moins nombreux, mais tiennent un rôle clé dans l’interprétation des clichés dans ces textes, comme la remarque citée sur l’usage des italiques dans La Place, ou une autre qui va dans le même sens dans La Honte, « Ce qui m’importe, c’est de retrouver les mots avec lesquels je me pensais et pensais le monde autour. »26 La quête de la vérité, de la précision de la représentation est définie dans les deux comme principal objectif de l’écriture, et les mots, qui sont souvent des clichés, sont désignés comme outils de cette représentation précise.
Parmi les clichés dont l’usage descriptif est exprimé ainsi, certains sont mis en valeur dans l’œuvre par des procédés globaux : certains sont répétés plusieurs fois à l’intérieur d’un texte, et d’autres nous présentent des correspondances entre plusieurs textes, dans lesquels ils reviennent.
Dans plusieurs récits apparaissent des clichés qui reviennent en tant que leitmotiv à l’intérieur d’un texte, comme On n’a pas gardé les cochons ensemble dans Mémoire de fille. Il s’agit d’une phrase prononcée une seule fois dans l’histoire, mais répétée plusieurs fois dans le texte en raison de son importance. Dans le groupe des moniteurs à la colonie de S, dont le personnage principal, une jeune fille de 18 ans fait partie, une des autres filles lui adresse cette phrase, en réponse à sa recherche de connexion à un moment où elle se trouve rejetée par le groupe de ses camarades. La phrase devient essentielle par son effet émotionnel et violent sur le personnage principal. À sa prononciation27, la phrase verbalise et, en même temps, fait comprendre à la jeune fille sa non-appartenance au groupe des jeunes qui l’entourent, où elle se croyait égale aux autres. Pour elle, la phrase sera associée pour cette même raison à tout ce dont elle a honte dans ce milieu. C’est dans ce contexte que la phrase sera répétée, comme un écho dans la conscience du personnage principal28.
Dans une sorte de répétition spécifique, dans La Place, les clichés qui contiennent le mot place forment un ensemble notable. Ernaux déclare dans un livre entretien non seulement à propos des clichés, mais des expressions du français populaire qu’elle leur « donne leur pleine signification sociale, par exemple toutes celles qui contiennent le mot place dans le livre de ce nom »29, en ajoutant « Ces mots disent, peignent, cette façon d’exister, en sont la preuve. »30 Même si l’autrice ne parle pas de clichés, parmi les expressions contenant le mot place, nous en trouvons plusieurs. Toutes ces expressions dans le texte portent sur la place dans la société, ou une place qui symbolise celle-ci, et les clichés parmi elles appartiennent tous au milieu des parents de la narratrice. Ils reflètent ainsi leur perception des différences sociales : haut placé (1, 4), tenir sa place (3), sauver de sa place (2).
Naturellement, aucune de ces personnes « haut placées » auxquelles mon père avait eu affaire pendant sa vie ne s’était dérangée […] (A. Ernaux : La Place, op.cit. : 20)
[…] elle ne savait pas dire pourquoi elle s’était encore une fois sauvée de sa place. (ibid. : 32)
Il cherchait à tenir sa place. (ibid. : 45)
Quand le médecin ou n’importe qui de haut placé […] (ibid. : 62)
D’autres clichés ne sont pas liés à seulement un texte, mais sont liés à des sujets qui reviennent plusieurs fois dans l’œuvre et créent ainsi des correspondances entre plusieurs textes, comme les expressions manger à sa faim (5, 6) et de quel côté est l’enfant (7, 8), qui reviennent dans La Place et Les Années dans différents contextes.
On avait tout ce qu’il faut, c’est-à-dire qu’on mangeait à notre faim (A. Ernaux : La Place, op.cit. : 56)
[La langue] disait les désirs et les espérances raisonnables, un travail propre, à l’abri des intempéries, manger à sa faim et mourir dans son lit (A. Ernaux : Les Années, op.cit. : 34)
Ils ont cherché de quel côté il [l’enfant] était. (A. Ernaux : La Place, op.cit. : 102)
Chaque membre de la famille a dû en recevoir un tirage et chercher aussitôt à déterminer de quel côté était l’enfant. (A. Ernaux : Les Années, op.cit. : 21)
Ces clichés fonctionnent comme des citations, qui ont une capacité spécifique d’évoquer ce milieu auquel ils appartiennent. D’une part ces expressions évoquent ceux qui les utilisaient, toutes les personnes qui les prononçaient régulièrement, dont la langue est ainsi incorporée au texte littéraire. D’autre part, ils évoquent les réalités quotidiennes de ce milieu, en exprimant la perception de la situation financière, et les relations familiales. Ainsi, ces clichés contiennent doublement ce milieu, et ils sont capables de le décrire de manière concise, avec intensité ; cette description étant leur première fonction.
Dans d’autres cas, une expression peut revenir dans le même contexte dans différents textes, comme moins bien que les autres (11, 12) et être heureux avec ce qu’on a (9, 10) dans La Place et Une femme.
[…] aussitôt, fâchés, « […] Sois heureuse avec ce que tu as ». (A. Ernaux : La Place, op.cit. : 58)
[…] elle ne pouvait s’empêcher de constater : […] « Avec tout ce que tu as, tu n’es pas heureuse ! » (A. Ernaux : Une Femme, op.cit. : 573)
Au pensionnat, on ne pouvait dire que j’avais moins bien que les autres, j’avais autant […] (A. Ernaux : La Place, op.cit. : 56)
[…] elle me demandait aussitôt si j’avais envie d’en avoir une : « Je ne voudrais pas qu’on dise que tu es moins bien que les autres. » (A. Ernaux : Une Femme, op.cit. : 573)
Ces deux clichés fonctionnent de manière semblable aux précédents, mais, comme la répétition de leur contexte plus vaste le suggère, ils sont liés à la question nodale de ce milieu : la place sociale, en exprimant pourtant des idées contraires sur le sujet. Par cela, une modalité critique intervient plus dans leur cas lors de la lecture, et même sans être intrinsèque à ces clichés, elle accompagne la fonction descriptive. Dans être heureux avec ce qu’on a, l’idée de l’acceptation de sa place avec ses conditions économiques se reflète, mais dans les passages où la volonté, voire la conviction de ne pas être moins bien que les autres est affirmée, les clichés expriment non seulement la relation des personnages à leur propre place sociale, mais également une volonté d’ascension sociale.
Ces exemples nous montrent bien les tendances que nous pouvons observer dans l’ensemble des clichés ayant un rôle descriptif dans ces textes. En premier lieu, ces clichés sont le plus fréquemment attribués au milieu d’origine de la narratrice, soit précisément à des personnes, soit au milieu de manière plus générale. Au niveau des sujets traités, nous ne pouvons pas constater une telle cohérence. Ces clichés évoquent des sujets différents, mais appartiennent tous à la vie de tous les jours : ils évoquent des relations interpersonnelles (familiales et sociales), des valeurs et la vision du monde de ce milieu, des habitudes et des coutumes, des usages et des conditions de vie, tout autant que des banalités quotidiennes qui servent à maintenir une conversation.
L’appartenance majoritaire de ces clichés au milieu d’origine de la narratrice, avec cette diversité des sujets exprimés peuvent être reliées au but même de l’écriture.
Dans l’entretien cité31, Ernaux explique à propos de La Place, que la source de l’écriture est un sentiment de culpabilité, auquel elle veut remédier en écrivant, et ce constat sera valable pour d’autres de ses textes. Sa volonté est d’écrire sur le monde dominé qui a été le sien, en évitant le piège d’adapter le point de vue des dominants, qu’elle ressentirait comme une deuxième trahison envers ses origines, après la première qui a été sa sortie de ce groupe social. Elle veut intégrer le point de vue des dominés dans la littérature en écrivant sur eux. Dans ce projet, « des mots enchâssés dans la trame du récit »32 l’aident. Nous pouvons les retrouver à de multiples endroits :
Ils n’étaient pas indifférents au décor, mais ils avaient besoin de vivre33.
Peur continuelle de manger le fonds34.
Comme ces exemples nous le montrent, certains parmi ceux-ci sont des clichés utilisés dans leur forme originale, ayant une valeur descriptive, ce qui leur rend possible de refléter le point de vue de ces classes auxquelles ils appartiennent.
À l’aide de ces clichés, Ernaux vise ainsi à remédier au sentiment d’aliénation qui accompagne son passage dans le monde dominant, afin de conserver le souvenir de ces figures, de ce monde, qui était aussi le sien. Sur son projet d’écriture, la narratrice d’Une femme affirme qu’« Il fallait que ma mère, née dans un milieu dominé, dont elle a voulu sortir, devienne histoire, pour que je me sente moins seule et factice dans le monde dominant des mots et des idées où, selon son désir, je suis passée. J’ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue »35, et celle de La place « J’ai fini de mettre au jour l’héritage que j’ai dû déposer au seuil du monde bourgeois et cultivé quand j’y suis entrée. »36
Ce projet d’écriture a pourtant, de manière encore plus marquée, des buts sociologiques, celle de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, de représenter, de son propre point de vue, une classe dont l’image est assurée toujours par le point de vue des dominants, comme Bourdieu l’affirme, « Dominées jusque dans la production de leur image du monde social et par conséquent de leur identité sociale, les classes dominées ne parlent pas, elles sont parlées. »37
Dans notre étude, nous avons visé à identifier les clichés utilisés avec une valeur descriptive dans les textes d’Annie Ernaux, et à les examiner pour identifier leurs spécificités. Leur examen, tout autant que celui des éléments métatextuels qui les accompagnent, nous a montré qu’ils relèvent généralement, même si pas de manière unanime, du milieu d’origine d’Ernaux et de ses narratrices. Ils représentent des sujets divers, tout en reflétant toujours les valeurs, la vision du monde de ce milieu. Par cela, Annie Ernaux intègre non seulement ce milieu, mais également le point de vue de ce milieu dominé dans la littérature, ce qui lui permet d’une part, au niveau personnel, de remédier au sentiment de culpabilité qui vient de sa rupture avec ce monde, et d’autre part, au niveau social, de donner la parole à ceux qui ne l’avaient pas.
Amossy, R. & E. Rosen (1982) : Les discours du cliché, Paris : SEDES. https://doi.org/10.2307/1772001
Amossy, R. & T. Lyons (1982) : The Cliché in the Reading Process. SubStances 35 : 34–45. https://doi.org/10.2307/3684023
Bourdieu, P. (1977) : Une classe objet. Actes de la recherche en sciences sociales 17–18 : 2–5.
Ernaux, A. (1974) : Les Armoires vides. Paris : Gallimard.
Ernaux, A. (1983) : La Place. Paris : Gallimard.
Ernaux, A. (2008) : Les Années. Paris : Gallimard.
Ernaux, A. (2011) : Écrire la vie. Paris : Gallimard.
Ernaux, A. (2016) : Mémoire de fille. Paris : Gallimard.
Ernaux, A. & F.-Y. Jeannet (2011) : L’écriture comme un couteau. Paris : Gallimard.
Riffaterre, M. (1971) : Fonction du cliché dans la prose littéraire. In : Essais de stylistique structurale. Paris : Flammarion. 161–181.
Takács, P. (2022) : Le rôle des clichés et des stéréotypes dans la construction de l’image de la femme dans Les Années d’Annie Ernaux. Verbum – Analecta Neolatina 23(1) : 107–120.
R. Amossy & E. Rosen : Les discours du cliché, Paris : SEDES, 1982 : 102–107.↩︎
Ibid. : 9–17.↩︎
« Il faut être de son temps, disait-on à l’envi, comme une preuve d’intelligence et d’ouverture d’esprit » (A. Ernaux: Les Années, Paris : Gallimard « Folio », 2008 : 45. L’autrice souligne. Nous ne soulignerons rien dans les citations, nous en garderons toujours la forme originale.)↩︎
M. Riffaterre : « Fonction du cliché dans la prose littéraire », in : Essais de stylistique structurale, Paris : Flammarion, 1971 : 161–181.↩︎
R. Amossy & E. Rosen : Les discours du cliché, op.cit. : 66–71.↩︎
M. Riffaterre : « Fonction du cliché dans la prose littéraire », op.cit.↩︎
« conformisme dans la prétention pour les classes supérieures ou moyennes, conformisme de vulgarité pour les inférieures » M. Riffaterre : « Fonction du cliché dans la prose littéraire », op.cit. : 176.↩︎
R. Amossy & E. Rosen : Les discours du cliché, op.cit. : 47–50.↩︎
Ruth Amossy dans The Cliché in the Reading Process relie cette capacité critique à une lecture passive ou critique : R. Amossy & T. Lyons : « The Cliché in the Reading Process », SubStances 35, 1982 : 34–45. https://doi.org/10.2307/3684023↩︎
R. Amossy & E. Rosen : Les discours du cliché, op.cit. : 143–145.↩︎
Ibid. : 50.↩︎
Ibid. : 47–50.↩︎
Ibid. : 17–21.↩︎
Ibid. : 29–39.↩︎
Ibid. : 19.↩︎
A. Ernaux : Les Armoires vides, Paris : Gallimard « Folio », 1974 : 72.↩︎
A. Ernaux : «Journal du dehors », in : Écrire la vie, Paris : Gallimard, 2011 : 497–547, p. 502.↩︎
A. Ernaux : « L’événement », in : Écrire la vie, op.cit. : 269–321, p. 319.↩︎
A. Ernaux : « La Honte », in : Écrire la vie, op.cit. : 211–267, p. 232.↩︎
P. Takács : « Le rôle des clichés et des stéréotypes dans la construction de l’image de la femme dans Les Années d’Annie Ernaux », Verbum – Analecta Neolatina 23, 2022 : 107–120.↩︎
A. Ernaux : La Place, Paris : Gallimard « Folio », 1983 : 46.↩︎
A. Ernaux : La Place, op.cit. : 45.↩︎
« Il blaguait avec les clientes qui aimaient à rire. Grivoiseries à mots couverts. Scatologie. L’ironie, inconnue » (A. Ernaux : La Place, op.cit. : 65) et « Comment un homme né dans une bourgeoisie à diplômes, constamment « ironique », aurait-il pu se plaire en compagnie de braves gens, […] » (ibid. : 96).↩︎
A. Ernaux : La Place, op.cit. : 52.↩︎
A. Ernaux : « Une Femme », in : Écrire la vie, op.cit. : 553–597, p. 559.↩︎
A. Ernaux : La Honte, op.cit. : 224.↩︎
« « On n’est pas copines alors ? » Et que Monique C rétorque avec violence, une espèce de répulsion : « Ah ! Non ! On n’a pas gardé les cochons ensemble ! » » (A. Ernaux : Mémoire de fille, Paris : Gallimard « Folio », 2016 : 53).↩︎
(1) La limite qu’ils viennent de franchir montre qu’ils
ne la considèrent pas comme les autres monitrices, que, la concernant,
ils ont tous les droits. Pas égale des autres. Elle ne les vaut pas. On
n’a pas gardé les cochons ensemble, a dit Monique C. (ibid. :
71).
(2) Honte de Annie qu’est-ce que ton corps dit, de On
n’a pas gardé les cochons ensemble, de la scène du tableau
d’affichage. Honte des rires et du mépris des autres. C’est une honte de
fille (ibid. : 108).↩︎
A. Ernaux & F.-Y. Jeannet : L’écriture comme un couteau, Paris : Gallimard « Folio », 2011 : 119.↩︎
Idem.↩︎
A. Ernaux & F.-Y. Jeannet : L’écriture…, op.cit. : 72–73.↩︎
Idem.↩︎
A. Ernaux : La Place, op.cit. : 40.↩︎
Ibid. : 41.↩︎
A. Ernaux : Une Femme, op.cit. : 597.↩︎
A. Ernaux : La Place, op.cit. : 111.↩︎
P. Bourdieu : « Une classe objet », Actes de la recherche en sciences sociales 17–18, 1977 : 2–5, p. 4.↩︎