Verbum – Analecta Neolatina XXV, 2024/1

ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2024.25.1.5



Abstract: The works of Jules Verne have been incredibly popular among Hungarian readers since their first publications in translation in the 1860s. Despite (or due to) this popularity, Hungarian literary criticism did not show any particular interest in his works apart from some sporadic essays published in the 1930s. Following World War II, from the late 1940s, the communist-socialist cultural politics excluded the authors of Western (i.e. capitalist) countries from Hungary, however, the novels of Verne started to be published again from 1952, reaching 2.5 million copies by 1969. This abundance of texts published led to more extensive, still not too numerous critical responses. In this paper, we examine the critical reception of Verne in Hungary during the period from 1945 to 1989 through articles and essays published in the daily press, journals, magazines and volumes.

Keywords: Jules Verne, critical reception, socialism, Hungary, youth literature, press coverage

Résumé : Les œuvres de Jules Verne étaient particulièrement populaires parmi les lecteurs hongrois dès leurs premières parutions en traduction dans les années 1860. Malgré (ou à cause de) cette popularité, la critique littéraire hongroise n’a montré aucun intérêt particulier pour ses œuvres en dehors de quelques essais sporadiques publiés dans les années 1930. Après la Seconde Guerre mondiale, à partir de la fin des années 1940, la politique culturelle communiste-socialiste a exclu les œuvres des auteurs des pays occidentaux (c’est-à-dire capitalistes) de la Hongrie, cependant les romans de Verne ont recommencé à être publiés à partir de 1952, en atteignant 2,5 millions d’exemplaires en 1969. Cette abondance de textes publiés a mené à des réponses critiques plus variées, mais pas trop nombreuses. Dans cet article, nous examinons la réception critique de Verne en Hongrie durant la période allant de 1945 à 1989 à travers des articles et des essais publiés dans la presse quotidienne, des revues, des magazines et des volumes.

Mots-clés : Jules Verne, accueil critique, socialisme, Hongrie, littérature pour la jeunesse, couverture de presse

1 Introduction

Les œuvres de Jules Verne ont été publiées en traduction en Hongrie dès les années 1860. Son premier roman qui a été mis entre les mains des lecteurs hongrois était la traduction du Voyage au centre de la Terre en 18651 (l’original a paru un an auparavant, en 1864). Ce roman, publié en deux volumes et traduit par Leó Beöthy, a été suivi de plusieurs autres. Certains ont été publiés d’abord en feuilleton dans des périodiques puis en volumes autonomes. Ce qui caractérisait la fortune de Verne en Hongrie, c’est que ses œuvres ont été rééditées et republiées sans interruption, indépendamment du système politique. Que le système soit monarchique, démocratique ou dictatorial, Verne n’a jamais été interdit, même pas à une époque, celle de la dictature de Mátyás Rákosi, secrétaire général du Parti communiste-socialiste puis premier ministre entre 1949 et 1954, où les œuvres de la plupart des auteurs des pays de l’Ouest étaient exclues du paysage littéraire hongrois. Mentionnons ici que les nouvelles traductions réalisées à cette époque-là suivaient les lignes directrices de l’idéologie officielle de l’État, donc certaines modifications y ont été apportées (par exemple l’omission du nom de Dieu et des titres de noblesse).

L’époque communiste-socialiste, dont la dictature de Rákosi n’a constitué qu’une partie, a commencé par l’arrivée de l’armée soviétique, l’événement considéré officiellement comme la libération du pays en 1945, et a fini par la chute du régime vers la fin de 1989. Dans cet article, nous nous proposons d’examiner la réception de Jules Verne en Hongrie durant cette période à travers les articles de presse, les articles de revue et quelques livres parus.

2 Les débuts de l’intérêt critique : János Hankiss et ses étudiantes

Avant d’aborder l’accueil critique de l’après-guerre, la première étude scientifique importante2, écrite par János Hankiss, fondateur du Département de Français à l’Université de Debrecen, mérite une attention particulière de notre part. Hankiss a publié une longue étude (ou plutôt une monographie) intitulée A tudomány a szépirodalomban : Jules Verne [La science dans les belles-lettres : Jules Verne] dans la revue Budapesti Szemle [Revue de Budapest] en trois parties en 19293 puis dans un volume autonome en 19304. Comme c’est indiqué par le titre, l’étude de Hankiss se concentre sur le rôle et la fonction de la science tel qu’elle est représentée dans les œuvres de Verne. En suivant les pas de leur professeur, certaines étudiantes de Hankiss ont pris Verne comme thème de leurs mémoires de maîtrise. En premier lieu, Gabriella Kiss dont le mémoire rédigé en 1929 portait le titre Comparaison du « Comte de Monte-Christo » (A. Dumas père) et de « Mathias Sandorf » (J. Verne) puis Magdolna Kiszely en 1930 avec son mémoire intitulé Les sources de Jules Verne dans les romans se rapportant à la Hongrie. Cette dernière auteure, sous son nom d’épouse B(aráthné). Kiszely Magda a publié une version étendue et rééditée de son mémoire, cette fois rédigée en hongrois, sous le titre de Verne Gyula magyar nemzetképe5 [L’image de la Hongrie par Jules Verne] qui était sa thèse de doctorat universitaire.

L’utilisation d’une version hongroise dite « magyarisée » des noms d’auteur étrangers (dans ce cas de figure « Verne Gyula » au lieu de « Jules Verne ») était typique dans la Hongrie du 19e siècle ; comme c’était la version magyarisée du nom de l’auteur qui avait été adoptée à cette époque-là, son usage était courant même dans les années 1960 et 1970. Les approches académiques de l’œuvre de l’auteur restaient sporadiques pendant la période précédant la guerre – ce constat est confirmé par András Schubert6 dans son essai intitulé ‘Úti kalandok Verne Gyulával. Jegyzetek egy rendkívüli utazásról’ [Aventures de voyage avec Jules Verne. Notes sur un voyage extraordinaire] : « Les œuvres ont été traduites en hongrois par l’élite de la vie intellectuelle du 19e siècle et du tournant du siècle. […] Cependant, je n’ai réussi à retrouver aucune étude plus ou moins longue écrite sur l’auteur ou sur ses œuvres par les représentants de cette élite7. »

3 Verne sous la dictature de Rákosi. La révolution de 1956 et la consolidation kádárienne : un changement de paradigme

Verne, considéré comme un romancier qui avait produit de la littérature pour la jeunesse, se révélait acceptable même pour la censure d’État qui était très stricte. A une époque où la plupart des auteurs des pays de l’Ouest étaient bannis du paysage littéraire hongrois, plusieurs romans de Verne déjà traduits ont été republiés. Le premier roman dans cette catégorie était Mathias Sandorf dont la nouvelle traduction par Endre Vázsonyi a été publiée en 1952. Le traducteur a apporté certaines modifications, sans aucune indication, par rapport au texte original concernant les références à Dieu, aux nobles et aux détails scientifiques. En plus, ce premier roman retraduit de Verne, avec Le Pilote du Danube, Le Château des Carpathes et Le Secret de Wilhelm Storitz, est lié à la Hongrie. Mathias Sandorf représente donc les trois grandes directions – la littérature produite pour la jeunesse qui suppose une fonction éducative, la littérature scientifique, le lien avec la Hongrie et les Hongrois – qui ont déterminé la réception hongroise de Verne après la guerre. Avant la prise du pouvoir totale par les communistes en 1949 (c’est la date qui est considérée comme le début du « règne » de Rákosi) et pendant la période de la dictature qui a commencé à affaiblir en 1954, après la mort de Staline, aucune étude académique n’a été rédigée. Dans la presse, les articles publiés se sont concentrés sur les visions techniques de l’auteur qui semblaient se réaliser (la navigation spatiale ou le sous-marin nucléaire par exemple), ils ont commémoré les anniversaires de sa naissance et de sa mort et ils ont rapporté des nouvelles sur les adaptations cinématographiques (principalement soviétiques) tout comme sur les nouvelles éditions hongroises des romans.

Sans entrer dans les détails des événements historiques, une brève récapitulation de l’histoire de la Hongrie des années 1950 s’impose pour comprendre le changement de paradigme qui a eu lieu après la chute de Rákosi. Même si son influence a commencé à faiblir à partir de 1954, il est resté au pouvoir jusqu’à août 1956 quand il a été forcé de partir à l’URSS (et il n’en est jamais revenu)8. Bien qu’il ait été écarté du pouvoir, l’agitation sociale des années précédentes a entraîné une révolution en octobre de cette année-là. La révolution a été noyée dans le sang par l’armée soviétique qui avait envahi le pays, puis János Kádár est devenu le nouveau dirigeant de l’État, en tant que premier secrétaire du Parti socialiste ouvrier hongrois. La révolution a été suivie d’une vague de répressions jusqu’en 1958, puis elle a laissé place à une période de consolidation et de libéralisation modérée.

Cette consolidation a également concerné la vie culturelle et littéraire sous la forme d’une ouverture vers l’Ouest, ce qui aurait été inconcevable quelques années auparavant. Dans la revue littéraire Nagyvilág [Grand monde] des œuvres (nouvelles, poèmes, essais, extraits de romans) écrites par des auteurs occidentaux ont été publiées à partir de 1957–1958, puis des volumes en traduction ont paru. En ce qui concerne Verne, ce changement de paradigme n’a pas modifié son image déjà établie, mais il l’a rendue plus complexe, en faisant place à l’émergence d’une littérature critique un peu plus abondante qu’auparavant.

Les adaptations des œuvres de l’auteur, dont la première, une pièce radiophonique du roman Un capitaine de quinze ans, avait été émise en 1948, ont commencé à proliférer à partir de 1956. A part les pièces radiophoniques, des adaptations en bandes dessinées, en bandes de diapositives et, dans les années 1970, en films, téléfilms et séries télévisées ont été réalisées. Verne est devenu incontournable, ayant été présent, sous forme d’adaptations, quasiment dans chaque média à l’exception du dessin animé. Cette omniprésence a contribué à la parution de certains essais et études sur l’œuvre de l’auteur.

4 Les articles sur Verne dans des revues hongroises

Parmi les essais et études sur les œuvres de Verne, le premier article publié en 1955, qui date d’avant la révolution et la consolidation, annonce tout de même la détente qui caractérisait l’affaiblissement du pouvoir de Rákosi. Dans la revue catholique Vigília [Veille], qui existait même pendant la période la plus sombre de la dictature, un article intitulé ‘A katolikus Verne9’ [Verne le catholique] a été publié. L’auteur n’a pas donné son nom, il n’est marqué que par les initiales (M. E.). L’article prend quelques extraits des romans de Verne qui démontrent la foi en Dieu des personnages et évoque la visite de l’auteur chez le pape Léon XIII qui a béni ses livres en glorifiant la chasteté et les valeurs morales qui s’y manifestent. Il convient de souligner le fait que l’auteur de l’article, malgré le dégel politique, ne manquait pas de courage en publiant un tel article, étant donné que la foi catholique de Verne n’avait pas la moindre importance dans l’œil du pouvoir.

La longue étude de 1962 écrite par János Berencz, professeur de psychologie et de pédagogie à l’école supérieure d’Eger, correspond mieux aux exigences officielles de l’État à parti unique. L’article intitulé ‘Verne művei mai nevelési törekvéseink tükrében10’ [Les œuvres de Verne dans le contexte de nos efforts éducatifs actuels] approche les ouvrages de l’auteur d’un point de vue didactique, en mettant l’accent sur la fonction éducative et psychologique. Le texte considère les romans comme un matériel pédagogique auxiliaire, n’oubliant non plus des critiques adressées à l’auteur où elles semblent idéologiquement pertinentes. « (I)l n’a pas reconnu les lois du développement de l’histoire humaine et de la société, le rôle de la classe ouvrière, il a représenté la relation de l’employeur et de l’employé, celle du maître et de l’ouvrier d’une manière patriarcale-philistine ; son esprit rationaliste et progressiste est teinté à de nombreuses reprises par son nationalisme, sa religiosité et son pessimisme11. »

L’essai qui reflète les recherches approfondies et qui est en même temps exempt des excès idéologiques, étant ainsi homologue avec l’étude de Hankiss, est celui de Piroska D. Szemző, écrit en langue française et publié en 1973. L’étude intitulée ‘La carrière de Jules Verne en Hongrie12’ a pour but, comme suggéré par le titre, de revoir le phénomène de Verne en Hongrie avec une attention particulière aux éditions des textes, aux illustrateurs et aux similarités qui se manifestent entre les ouvrages de Verne et ceux du romancier hongrois Mór Jókai. Malheureusement, les enquêtes de Szemző prennent fin à l’époque de l’entre-deux-guerres, elle n’aborde la carrière ultérieure de Verne que brièvement. Par contre, dans l’introduction de son article elle se réfère à un qualificatif de l’auteur qui lui a été attribué peu de temps auparavant : écrivain de science-fiction. « D’une façon ou d’une autre, les historiens et critiques littéraires qui étudient les origines de la science-fiction ou de son genre, ne manquent jamais d’évoquer dans leurs travaux l’œuvre de Jules Verne13. » Nous remarquons ici que dans la langue hongroise, ce terme, ou sa version brève « sci-fi », se traduit littéralement comme « scientifique-fantastique », donc la présence de la science comme élément thématique dans un ouvrage ne le rend pas nécessairement sci-fi selon la conception hongroise du genre.

La science-fiction dans la Hongrie socialiste était un nouveau phénomène au début des années 1970. C’est Péter Kuczka, un poète, ayant écrit des poèmes schématiques sous l’ère de Rákosi, qui a introduit le genre en Hongrie. Après avoir publié une anthologie de SF en 1965, il a lancé deux séries de livres SF (en 1969 et 1970) puis il a créé le premier magazine hongrois de science-fiction intitulé Galaktika [Galaxie] en 1972. Tout d’un coup, selon la nouvelle conception, Verne s’est intégré dans l’univers de la SF, certains de ses romans ont été considérés comme tels. Il est devenu un des dignes précurseurs de la science-fiction ; cette image a été renforcée par Kuczka lui-même à plusieurs reprises. Dans le troisième numéro de Galaktika en 1973, vingt-huit lithographies qui avaient été préparées comme des illustrations aux romans de Verne au 19e siècle ont été publiées. Dans ce même numéro, une traduction de l’essai intitulé ‘Pour lire Verne14’ de Gérard Klein a paru, contribuant ainsi à la réception de l’auteur comme écrivain de sci-fi.

L’essai d’Ágnes Nemes Nagy, poète, traductrice et essayiste, intitulé ‘Verne Gyula és gyermekei15’ [Jules Verne et ses enfants] a paru dans la revue Nagyvilág en 1978. Cette étude poétique, en évoquant les mémoires d’enfance de la lecture de Verne, aborde le caractère instructif, éducatif et aventureux des romans et, avant tout, à propos de Verne, défend la science-fiction.

La littérature légère a un point de départ. Je ne dirais pas cela de la littérature. La bonne science-fiction (pour en rester là, la descendance la plus musclée de Verne) part d’une idée. […] C’est de cette idée, d’une construction a priori postulée qui est, de préférence, scientifiquement fondée, que la science-fiction tire les conclusions qui en découlent. Plus précisément elles sont tirées, meilleur le roman sera. Contrairement à la littérature qui ne fait que regarder, se promener, marcher dans la vie, dans les rues, dans la conscience humaine – elle expérimente16.

Dans la perception de Nemes Nagy, Verne est un des pères fondateurs de la science-fiction, un grand raconteur et éducateur mais rien de plus, et il a été dépassé par le temps depuis longtemps.

5 Verne dans la presse quotidienne, hebdomadaire et mensuelle

Que le nombre des essais et des études sur Verne publiés dans des revues soit réduit, les articles qui ont paru dans la presse sont abondants et divers. La popularité de Verne, grâce aux éditions multiples de ses romans (il n’est pas exagéré d’affirmer que ses livres n’étaient jamais en pénurie sous l’ère socialiste) et aux adaptations réalisées, était ininterrompue. Lui et ses œuvres étaient les résolutions de mots croisés et de rébus, les commémorations des anniversaires de sa naissance et de sa mort ne pouvaient jamais être manquées, ainsi que les reportages sur les adaptations cinématographiques ou scéniques, hongroises ou étrangères. Même des parodies et des satires, des textes écrits dans le style de Verne ont paru dans la presse ; un tel exemple est la parodie écrite par Tibor Gáspár dont le titre est ‘Freidorftól – Temesvárig. Egy utazás fantasztikusnak tűnő, de igaz története, írhatta volna : Verne Gyula17’ [De Freidorf à Timișoara. L’histoire d’un voyage qui semble fantastique mais qui est néanmoins réelle, aurait pu être écrite par Jules Verne].

Le nom de Verne était une force d’attraction pour les lecteurs, c’est pour cela que les journalistes et les auteurs l’ont inclus même dans les titres des articles de presse qui avait peu à voir avec lui. Quelques exemples de cet usage du nom sont : ‘Verne-téma18’ [Thème Verne] (sur le voyage d’un médecin et d’un ingénieur soviétique en moto dans l’URSS), ‘Próbázás – Verne könyvvel19’ [Compétence acquise avec un livre de Verne] (les mémoires d’un ancien pionnier qui est déjà étudiant), ‘Egy kisfiú Verne-i kalandja20’ [L’aventure vernienne d’un garçon] (sur le voyage involontaire du garçon en ballon). Les articles ont évoqué Verne de temps en temps à propos des nouveaux résultats techniques et scientifiques, en mettant l’accent sur ceux qu’il avait « prédits » dans ses romans, n’en oubliant pas de remarquer quand ils avaient été déjà dépassés. Les auteurs ont pris soin d’insister, chaque fois que des statistiques de ventes de livres ont été abordées, que ceux de Verne étaient toujours en tête. Au cours des dix-sept années entre 1952 et 1969, vingt-six romans de l’auteur ont été publiés en Hongrie en 2,5 millions d’exemplaires, comme rapporté par Mária Vörös dans son article intitulé ‘Elavult-e Verne? Ma legenda, holnap valóság. 1952-től 2 és fél millió eladott példány21’ [Verne, est-il obsolète? Légende aujourd’hui, réalité demain. 2,5 millions d’exemplaires vendus depuis 1952].

Malgré la diversité des textes publiés dans la presse, de vraies réflexions critiques sur les œuvres de Verne ne s’y manifestent pas. C’est toujours l’écrivain-éducateur, le visionnaire des inventions techniques, le romancier d’aventures qui est au centre de l’attention, l’intérêt des auteurs des articles parus dans la presse ne dépasse pas ces limites et ces catégories.

6 Monographie, biographie, recueil d’essais

Árpád Horváth, ingénieur et professeur de lycée à la retraite, a publié plusieurs articles dans la presse sur Verne et ses œuvres, en relation avec la science, tel qu’elle était représentée dans les romans. La publication de ces articles a été précédée de l’édition de son livre intitulé Verne, a technika álmodója22 [Verne, le rêveur de la technique] paru en 1969. Des nouvelles sur les travaux de Horváth ont déjà paru dans la presse deux ans auparavant, en 1967, donc le public était au courant du livre en préparation. « Un ingénieur rêveur à Óbuda écrit sur la vie d’un grand rêveur : Jules Verne, le grand rêveur de la technique. Dans le livre […] il s’agira de l’homme qui s’est enfermé dans sa chambre de la tour à Amiens et s’est rêvé plusieurs siècles en avance23. » Comme dans ses articles parus après la publication de son livre, Horváth considère Verne comme un visionnaire et un prophète du progrès technique. Il souligne tout cela dans son livre, dans le dernier chapitre intitulé ‘Mit tudunk Vernéről ?’ [Qu’est-ce qu’on sait de Verne ?] : « Cet ouvrage a présenté avant tout les conceptions scientifiques et techniques de Verne d’une telle manière que le lecteur ait une vision de l’atelier d’écriture de Verne dans divers contextes24. »

Le livre de Horváth aborde bien évidemment les événements importants de la vie de Verne mais il ne peut pas être considéré comme une vraie biographie. Par contre, Péter Zoltán, écrivain, journaliste et membre de la Société Jules Verne dès 1971, a publié une biographie romancée intitulée A képzelet varázslója25 [Le magicien de l’imagination]. Comme impliqué par le genre, ce livre s’inspire de la vie de Verne et s’y concentre, le texte étant accompagné de plusieurs photos et d’illustrations. Le fait qu’en l’espace de deux ans le livre de Zoltán a été le deuxième consacré entièrement à Verne, témoigne de son énorme popularité, grâce au nombre élevé d’exemplaires de ses ouvrages imprimés ainsi qu’aux adaptations réalisées. L’objet principal du livre est néanmoins l’auteur lui-même, ses ouvrages ne sont abordés qu’en rapport avec sa personnalité et sa vie26.

Péter Kuczka, dont le nom a déjà été mentionné, à part la publication des ouvrages littéraires de science-fiction (hongrois et étrangers), offrait une plateforme aux textes théoriques, dans son magazine Galaktika en particulier. Dans le cadre de la série de livres Kozmosz könyvek [Livres Cosmos], le recueil d’essais intitulé A rejtélyes Verne Gyula27 [Le mystérieux Jules Verne] a paru, sous la direction de Kuczka. Dans ce recueil, onze essais et études écrits sur Verne ont été publiés, par des auteurs tels que l’écrivain de SF américain Ray Bradbury, le belge Hubert Juin ou Michel Butor. Parmi les essais, seuls deux se trouvent être hongrois : une version abrégée de l’étude de János Hankiss écrite en 1929 et l’essai d’Ágnes Nemes Nagy ; ces deux textes ont déjà été abordés dans notre étude. Ce qui rend cette édition remarquable du point de vue d’accueil critique est, d’une part, sa parution, le fait que Kuczka a consacré tout un livre à des textes critiques sur Verne (même si le recueil donne la voix à des auteurs surtout étrangers : belge, roumain, français, allemand, anglais, espagnol), d’autre part, la préface par l’éditeur. Cette préface par Kuczka intitulée ‘Hódolat Verne Gyulának’ [Hommage à Jules Verne], même si elle est courte, seulement sept pages, ose libérer Verne de la case bien établie de l’éducateur, de l’oracle de la technique, de l’écrivain de la jeunesse.

Nous ne nous sommes pas rendu compte de tout, nous ne le pouvions même pas, dont notre guide, notre ami, notre dirigeant parlait : nous nous contentions de ses histoires, nous admirions ses héros. Nous n’avons pas reconnu la complexité de son monde, et nous ne nous en préoccupions pas vraiment : pourquoi serions-nous intéressés aux relations, pourquoi voudrions-nous regarder derrière les actions ? […] Je pense que, comme nous, les critiques et les esthètes du temps de Verne regardaient son œuvre comme des enfants ; d’autres grandeurs couvraient les valeurs de cet écrivain, des problèmes qui semblaient plus actuels ou importants que les siens étaient au premier plan28.

Il n’est peut-être pas exagéré de juger cette déclaration de Kuczka comme une sorte d’invitation au public et aux littérateurs en particulier d’élargir le champ d’interprétation des œuvres de Verne. Regrettablement, cette initiative n’a pas trouvé de partisans.

7 Conclusion

La réception critique de Jules Verne pendant la période allant de 1945 à 1989, malgré les millions d’exemplaires de ses ouvrages publiés et la diffusion transmédiatique de son œuvre sous formes d’adaptations, était sporadique, même si les vraies réactions critiques n’étaient pas si limitées que celles pendant la période d’avant-guerre. La popularité de Verne s’avérait controversée : tandis qu’il attirait des légions de lecteurs, il ne pouvait pas capter l’attention de la critique littéraire. Les ouvrages verniens étaient considérés comme populaires à cette époque-là, mais ce territoire de la littérature, à l’instar du roman policier, était jugé inférieur par rapport à la littérature canonisée.

Le régime politique socialiste ne pouvait pas empêcher la formation (quasi-spontanée) de la culture de masse qui était considérée comme un phénomène typique dans les sociétés capitalistes. Pour faire la distinction, le système politique s’est fixé pour but d’établir une culture de masse socialiste dont les objectifs s’opposaient à ceux de sa contrepartie capitaliste. Dans son essai sur la culture de masse de l’ère kádárienne, Bence Tordai résume le programme de la manière suivante : « La notion bien connue de la révolution culturelle […] par rapport à la culture de masse donne comme objectif la répression et l’effacement de la (pseudo-)culture bourgeoise, l’augmentation du niveau de l’éducation et du goût du public, la diffusion de la culture socialiste, précieuse auprès « les grandes masses du peuple ». Elle désirait donc remplacer la culture de masse adverse par une haute culture partisane29. » Cette culture n’était « haute » que de nom, un mal nécessaire devant lequel les portes de la canonisation restaient fermées. Par conséquent, les articles sur Verne abondaient dans la presse quotidienne, hebdomadaire et mensuelle, mais les revues littéraires n’ont prêté attention à lui qu’à très peu de reprises.

En dernier lieu, il convient de remarquer que le statut de Verne exposé ci-dessus n’a pas beaucoup changé depuis 1989. Les articles de presse et les études parues dans des revues, à part certaines exceptions30, font écho à la voix des prédécesseurs, en considérant Verne comme un éducateur, un visionnaire, un producteur de littérature pour la jeunesse. A l’aube de la deuxième décennie du 21e siècle, presque cent vingt ans après la mort de Verne, l’œuvre de l’auteur est toujours une terra incognita pour la critique littéraire hongroise, un défaut qu’il n’est jamais trop tard à corriger.

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  1. Gy. Verne : Utazás a Föld középpontja felé, trad. par Leó Beöthy, Pest : Hartleben Adolf, 1865.↩︎

  2. Certains essais plus courts avaient été publiés avant, ceux d’Adorján Fülöp, professeur de lycée (dans l’hebdomadaire de belles-lettres Koszorú [Couronne] en 1885) et de Jenő Tér, journaliste (dans le quotidien Népszava [Voix du peuple] en 1912).↩︎

  3. Budapesti Szemle 623 : 54–86, 624 : 241–271, 625 : 385–444, 1929.↩︎

  4. Jules Verne. A tudomány a szépirodalomban, Budapest : Franklin Társulat, 1930.↩︎

  5. Debrecen : Városi Nyomda, 1935.↩︎

  6. La maison d’édition française Hachette, le propriétaire des droits d’édition des œuvres de Verne republie les romans de l’auteur traduits en hongrois. Schubert a participé à la révision des anciennes traductions hongroises des romans. Son article a été réalisé à propos de cette collaboration avec Hachette.↩︎

  7. Könyv és Nevelés 1, 2022 : 7–32, pp. 10–11. Nous traduisons.↩︎

  8. Pour de plus amples informations sur l’ère de Rákosi, voir : B. Apor : The Invisible Shining: The Cult of Mátyás Rákosi in Stalinist Hungary, 1945–1956, Budapest–New York : Central European University Press, 2017.↩︎

  9. Vigília 6, 1955 : 332–333.↩︎

  10. In : S. Bende (ed.) : Az Egri Pedagógiai Főiskola Évkönyve VIII, Eger: Ho Si Minh Tanárképző Főiskola, 1962 : 41–79.↩︎

  11. Ibid. : 43. Nous traduisons.↩︎

  12. Magyar Könyvszemle 2, 1973 : 158–170.↩︎

  13. Ibid. : 158. Nous traduisons.↩︎

  14. ‘Verne megértéséhez’, trad. par L. Wessely, Galaktika 1, 1973 : 111–126.↩︎

  15. Nagyvilág 2, 1978 : 271–276.↩︎

  16. Ibid. : 273–274. Nous traduisons. (En italique dans l’original.)↩︎

  17. Szabad Szó 18, 1954 : 2.↩︎

  18. Képes Sport 30, 1961 : 7.↩︎

  19. Pajtás 49, 1963 : 4.↩︎

  20. Esti Hírlap 92, 1964 : 1.↩︎

  21. Magyarország 9, 1969 : 26.↩︎

  22. Budapest : Táncsics Könyvkiadó, 1969.↩︎

  23. Cs. Kósa : ‘Álmodozó a toronyszobában. Magyar mérnök-író könyve Vernéről’ [Rêveur dans la chambre de la tour. Le livre d’un ingénieur-écrivain hongrois sur Verne], Esti Hírlap 249, 1967 : 3. Nous traduisons.↩︎

  24. Á. Horváth : Verne a technika…, op.cit. : 279. Nous traduisons.↩︎

  25. Budapest : Móra, 1972.↩︎

  26. András Hegedűs, pédagogue et historien de la littérature, a consacré un court chapitre intitulé « A tudomány diadalának nagy álmodója, Jules Verne » [Le grand rêveur du triomphe de la science, Jules Verne] à Verne dans son livre Legkedvesebb íróim. Íróportrék gyermekeknek [Mes écrivains préférés. Portraits d’écrivains pour les enfants]. Comme ceux de Horváth et de Zoltán, son essaie se concentre sur les thèmes détaillés dessus. En plus, comme indiqué par le titre, le livre a été spécialement conçu pour les enfants.↩︎

  27. Budapest : Móra, 1978.↩︎

  28. Ibid. : 7. Nous traduisons.↩︎

  29. B. Tordai : ‘A Kádár-rendszer tömegkultúra-recepciója’ [La réception de la culture de masse par le régime kádárien]. In : T. Kisantal & A. Menyhért (eds.) : Művészet és hatalom. A Kádár-korszak művészete [Art et pouvoir. L’art de l’ère kádárienne], Budapest : L’Harmattan, 2005 : 141–156, p. 148. Nous traduisons.↩︎

  30. Une telle exception était la série de conférences intitulée Jules Verne – Európa-reprezentációk a 19–20. század fordulóján: Magyarország és Közép-Kelet-Európa példája (Jules Verne, représentations de l’Europe au tournant des XIXe et XXe siècles : l’exemple de la Hongrie et de l’Europe centrale et orientale), organisée en septembre 2021 en Hongrie, répartie sur trois villes hongroises, Budapest, Debrecen et Pécs.↩︎