Verbum – Analecta Neolatina XXV, 2024/1

ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2024.25.1.8



Abstract: The aim of this contribution is to illustrate the interdisciplinarity necessary to approach the linguistic analysis of an atypical media such as the clandestine press of the French Resistance. Between the Nazi and collaborationist press and the obscurantism established by the occupation, this press was one of the main means of expression of a clandestine social movement. It is therefore fundamental to place it within the framework of the analysis of press discourse and many others, to discover the strategies by which this press managed to act on and for the community with manifest results. Nevertheless, before embarking on the important studies of its discourse, and to fully understand its linguistic, rhetorical, and argumentative strategies, it is necessary to frame the clandestine press in a context of interdisciplinary studies, which encompasses historical, sociological, and press studies. Only in this way is it possible to fully understand its invaluable contribution.

Keywords: clandestine press, media studies, French Resistance, interdisciplinary studies, discourse analysis

Résumé : L’objectif de cette contribution est d’illustrer l’interdisciplinarité nécessaire pour aborder l’analyse linguistique d’un média atypique tel que la presse clandestine de la Résistance française. Entre la presse nazie et collaborationniste et l’obscurantisme instauré par l’occupation, cette presse a été l’un des principaux moyens d’expression d’un mouvement social clandestin. Il est donc fondamental de la placer dans le cadre de l’analyse du discours de presse et de bien d’autres, pour découvrir les stratégies par lesquelles cette presse a réussi à agir sur et pour la communauté avec des résultats manifestes. Cependant, avant d’entamer les études importantes de son discours, et pour bien comprendre ses stratégies linguistiques, rhétoriques et argumentatives, il est nécessaire de situer la presse clandestine dans un contexte d’études interdisciplinaires, qui englobe les études historiques, sociologiques et de presse. Ce n’est qu’ainsi qu’il sera possible de comprendre pleinement sa contribution inestimable.

Mots-clés : presse clandestine, études des médias, Résistance française, études interdisciplinaires, analyse du discours



Le discours de la presse clandestine de la Résistance française ne peut être étudié et analysé qu’en l’encadrant dans un contexte d’études interdisciplinaires qui tiennent compte du scénario spatio-temporel précis et unique dans lequel cette presse est née et a évolué, ainsi que de la sphère sociale au sein de laquelle elle s’est développée. Le contexte sociologique – son lien profond avec le mouvement social contingent – le contexte historique et les études de presse constituent les éléments à prendre en compte pour en analyser le discours. Une approche interdisciplinaire de la presse clandestine de la Résistance française mettra en évidence toutes les spécificités qui entrent en jeu lorsqu’on aborde les points d’adhésion et les points de divergence avec les études des médias.

Premièrement, le concept de presse clandestine1 diffère de tout autre type de presse à grand tirage du contexte socio-historique de la période considérée, c’est-à-dire toutes les formes de presse officielle existantes, au sein desquelles les propos de la Résistance n’auraient jamais trouvé leur place. La censure imposée par l’occupant allemand, ainsi que la collaboration et la connivence du gouvernement de Vichy, empêchaient les journaux officiels d’exprimer des contenus non conformes à la propagande et aux injonctions nazies : d’où la naissance du caractère clandestin. En ce qui concerne l’aspect sociologique, les analyses du spécialiste polyvalent des mouvements sociaux et de la presse qui leur est associée, Bob Ostertag (2006 : 1), sont prises ici comme point de référence pour encadrer la presse clandestine dans la tradition de supports périodiques atypiques par rapport aux circonstances ordinaires. Les études sur la presse liée aux mouvements sociaux montrent que

the history of social movements and the history of their press are often nearly inseparable, and historians frequently peg the birthday of a social movement to the founding of the movement’s first journal. It is therefore surprising that the history of the social movement press has been studied so little. I suspect this is largely due to the fact that when judged by standards typically used to assess the importance of mainstream publications […] social movement publications appear to have been of negligible importance2.

Les propos d’Ostertag représentent également la situation de la presse clandestine car, bien entendu, cette dernière ne possède pas les éléments typiques du média journalistique à grande diffusion. Elle doit nécessairement être considérée dans sa relation avec la sphère sociale par rapport à ses trais marquants qui la distinguent des médias journalistiques ordinaires. Les normes d’analyse qui s’appliquent normalement à la presse officielle peuvent être appliquées efficacement aux publications clandestines. Toutefois, le fait que la presse clandestine de la Résistance, ainsi que sa dynamique, représente un unicum dans le contexte historique signifie que son analyse dans le cadre des études de presse est également sans précédent.

En effet, la sphère sociale nous montre comment la presse clandestine est née pour répondre à un besoin de la population – celui d’une information échappant à la censure omniprésente – et, en même temps, pour que la population réponde à son tour à un besoin du mouvement social résistant : celui de compter dans ses rangs le plus grand nombre possible de personnes pour mettre en œuvre le projet de “résistance” et de libération du territoire français.

Deuxièmement, le contexte historique met en exergue que la presse clandestine est née en réponse à une circonstance très spécifique. Sa présence est étroitement liée à la guerre : avec la fin de la guerre, la presse clandestine disparaît ou se transforme en presse circulant publiquement. Pour ce qui en est de l’aspect historique à considérer, les propos de l’historien Harry Roderick Kedward (1978 : 126) sont pris comme référence, car ils résument les caractéristiques relatives au contexte historique du conflit et à la réponse de la presse résistante à prendre en compte dans l’analyse interdisciplinaire : « getting the facts right, filling the gaps in the Vichy Press, and countering the German propaganda which influenced cinema news-reels and radio broadcasts, were among the most powerful of all motivations to opposition and Resistance ».

Les contingences historiques auxquelles la presse clandestine doit faire face sont propres à un contexte de guerre, de pénurie, de censure et d’oppression. Pour survivre, créer et maintenir un lien efficace avec le public des lecteurs, cette presse doit mettre en œuvre une série de mesures en réponse à ces conjonctures, qui justifient son caractère à la fois informatif, propagandiste et pamphlétaire.

Troisièmement, un autre élément à prendre en compte pour l’analyse interdisciplinaire de la presse clandestine de la Résistance concerne le domaine des études de presse. Le point de départ pour placer cette presse dans le contexte théorique des études du discours médiatique et, en particulier, de la presse, provient des études de Violette Naville-Morin (2003 : 2). La spécialiste, faisant référence à la presse ordinaire et établissant un parallèle entre celle-ci et les actualités filmées dans leur objectif commun d’offrir au lecteur la découverte d’un événement au moment même où il se produit, déclare : « peut-on lire, comprendre, étudier cette écriture en quelque sorte filmique comme une écriture ordinaire ? Ne peut-on pas la considérer comme capable de transmettre des significations supplémentaires, voire différentes de celles que transmettent les écritures ordinaires ? ». La question de recherche posée par la linguiste résume et introduit une des questions que ce travail souhaite aborder.

En effet, pour analyser la presse clandestine, il est nécessaire d’observer ses dynamiques à la lumière des études sur le discours de la presse, mais sous deux angles différents. Le premier, en suivant le raisonnement de la spécialiste, consiste à considérer la presse, ainsi que son discours, comme quelque chose de très différent de l’écriture ordinaire. Le second, toujours à partir du propos de Naville-Morin, consiste à considérer la presse clandestine de la Résistance comme quelque chose d’encore différent, même par rapport à la presse officielle.

Les caractéristiques propres à la presse et à ses discours, qui la distinguent de l’écriture ordinaire, sont encore plus nombreuses et articulées au sein de la presse clandestine de la Résistance ainsi que de son discours, ne serait-ce que, simplement, en raison de ses spécificités socio-historiques. Pareillement, les significations elles-mêmes sont différentes et, une fois encore, celles de la presse clandestine se distinguent à la fois de l’écriture ordinaire (comme c’est également le cas pour la presse de grande diffusion) et de la presse non-clandestine.

Dans l’analyse du discours de la presse clandestine il s’agit d’étudier, entre autres, l’utilisation du langage et des techniques rhétoriques et argumentatives qui, dans le contexte historique et social de la France de l’occupation, ont pu transmettre de manière incisive les premiers messages de résistance, au point de devenir les pierres angulaires des mouvements de Résistance et des actions qui y sont liées. Ces techniques et modes d’expression ne peuvent être pleinement compris que par la prise en compte de tous les éléments interdisciplinaires et, en particulier, la conjoncture socio-historique précise dans laquelle la presse clandestine a été créée et développée, qui est à la base de l’expression argumentative et rhétorique typique de cette presse3.

La prise de conscience de ces caractéristiques identitaires nous amène à penser que, compte tenu de l’étude fondamentale de son contexte historique et social, les périodiques de la Résistance méritent une analyse à part entière, qui s’inscrit également dans le champ et emploie les outils de l’analyse du discours de la presse et des études des médias.

Une telle analyse doit prendre en considération les différences évidentes entre la presse clandestine et la presse qui normalement fait l’objet de cette typologie d’études, ainsi que tous les éléments qui définissent une presse qui, pour reprendre le propos de Lévy & Veillon (1986 : 35), fut « la presse la plus libre de toute l’Histoire », y compris en termes de stratégies discursives, rhétoriques et argumentatives.

De même, une telle analyse doit envisager l’application à un corpus plus ou moins large de périodiques clandestins, qui peuvent différer, entre autres, en termes d’orientation politique, de lieu de publication – zone occupée ou zone libre – de portée nationale ou régionale, et de référence à un public spécifique, comme le montrent à nouveau les études de Lévy & Veillon (1986 : 31)4 :

Géographiquement comme sociologiquement, la presse clandestine atteint aussi un large public. Des organes régionaux (Lorraine, La Voix du Nord, Der Alsass) paraissent jusqu’en zone interdite et même annexée, tandis que de grands journaux comme l’Humanité, Combat et Défense de la France ont des éditions régionales ; le Front National avait 9 journaux de même nom, que complétaient des feuilles de diffusion régionales (qui portaient souvent le mot “patriote” dans leur titre). Enfin, de nombreux organes s’adressaient à des catégories socio-professionnelles, tandis que des Cahiers et des revues ciblaient plus précisément les milieux littéraires (Les Lettres françaises) ou politiques (Les Cahiers politiques du C.G.E. ; la France intérieure).

Le corpus peut donc être composé de périodiques proches par l’idéologie, l’extension géographique, le lieu de publication ou le public spécifique, et dans ce cas, il est possible d’observer leurs tendances générales et leurs différences. Inversement, le corpus peut être composé de périodiques qui ne partagent pas un ou plusieurs des critères observés, et dans ce cas, il est possible d’observer leurs caractéristiques distinctives et communes.

En tout état de cause, nous croyons que l’application d’une telle méthodologie interdisciplinaire qui considère les aspects historiques et sociologiques permet de dégager toutes les caractéristiques matérielles et idéologiques au niveau d’un journal, et d’en tenir compte lors de l’analyse linguistique.

Dans le cas de la présente étude, trois périodiques sélectionnés selon un quadruple critère sont observés, ce qui, à notre avis, permet d’obtenir un des plus vastes échantillons de matériel linguistique, dans la mesure du possible et compte tenu des circonstances de l’époque. Ainsi, les années de naissance des trois périodiques, leur zone de publication, leur distribution et le volume total des publications ont été pris en compte5 pour l’analyse que nous développons sur Combat, Défense de la France et Libération-Sud. Nous nous attardons un instant sur l’origine des trois périodiques, dans le but de mieux contextualiser le corpus de référence dans le cadre de cette analyse.

Les études de Cécile Vast (2006 : 710) nous permettent d’encadrer Combat, qui naît en décembre 1941 de la fusion des feuilles clandestines Vérités et Libertés et qui diffuse ses cinquante-huit numéros, tirés jusqu’à 300.000 exemplaires, dans les deux zones jusqu’à août 1944.

Défense de la France, pour sa part, naît en juillet 1941 de Philippe Viannay et Robert Salmon qui, aidés par le professeur Gustave Monod, la bibliothécaire Hélène Mordkovitch et l’industriel du gaz Marcel Lebon – grâce auquel, comme l’affirme Olivier Wieviorka (1995 : 35) le mouvement peut disposer tout de suite « d’une infrastructure relativement solide qui tranche sur les moyens dérisoires dont pâtit une première résistance » – créent l’un des journaux clandestins les plus importants de la Résistance.

Libération-Sud, également fondé en juillet 1941 et marqué par une profonde opposition au gouvernement de Vichy, deviendra rapidement, pour le dire en empruntant les mots de Laurent Douzou (2006 : 127), « le meilleur recruteur du mouvement », avec une circulation de plus de 200.000 exemplaires en 19446.

En suivant les études de Dominique Maingueneau (1995 : 7), l’objectif est d’appliquer à l’analyse une orientation précise : « l’analyse du discours, […] n’a pour objet ni l’organisation textuelle considérée en elle-même, ni la situation de communication, mais l’intrication d’un mode d’énonciation et d’un lieu social déterminés. Le discours y est appréhendé comme activité rapportée à un genre, comme institution discursive : son intérêt est de ne pas penser les lieux indépendamment des énonciations qu’ils rendent possibles et qui les rendent possibles ». Ce n’est que de cette manière, et à travers ces étapes, qu’il est possible de comprendre pleinement la contribution que les périodiques clandestins ont apportée par leur discours résistant, avec son mode d’énonciation et ses lieux sociaux, comme il ressort de l’exemple qui suit (1) :

  1. L’Allemand : connaître nos ennemis pour mieux les combattre.
    Les Français jugent souvent mal les étrangers. Ce n’est point qu’ils ne sachent remarquer leurs défauts ou leurs qualités, mais ils échouent à en faire la synthèse : il leur est presque impossible de se placer du point de vue de l’autre, de se mettre à sa place. Les Allemands nous l’ont assez reproché : « Vous nous connaissez si mal, mais je vous assure : n’en restez pas aux apparences, allez plus avant, et alors nous nous entendrons si bien ». Ils ont souvent désiré se faire mieux connaître de nous, et il faut se rappeler combien les jeunes Français étaient attirés avant la guerre dans les familles allemandes. Essayons de faire ce que les Allemands nos adjurent de faire : pénétrer leur cœur. Surmontons nos répugnances, et efforçons-nous de dévoiler l’âme germanique. Peut-être découvrirons-nous des merveilles ? Rassemblons ce que nous avons pu remarquer en eux et essayons de comprendre (Défense de la France, n. 12, 20 mars 1942).

La relation entre le mode d’énonciation et le lieu social théorisé par Maingueneau – en l’occurrence, dans le discours résistant du périodique clandestin Défense de la France – oblige à considérer le lieu dans son lien étroit avec les énonciations formulées dans un contexte qui dépend étroitement du cadre socio-historique. Le caractère apparemment informatif du passage mentionné cache en réalité un important élément de (contre)propagande, qui apparaît de plus en plus clairement au fur et à mesure que le discours progresse.

La possibilité d’un raisonnement conduisant à la connaissance de l’ennemi devient le lieu privilégié de l’énumération de ses contradictions, dans le but final de démontrer que, malgré la tentative bienveillante de compréhension et d’empathie à l’égard de l’Autre, la différence morale entre le peuple français et le peuple allemand est insurmontable et infranchissable :

  1. L’Allemand est moutonnier, tête et pattes d’un troupeau ; puis l’Allemand est incroyablement menteur […] leur fameuse discipline pourrait bien être l’impossibilité de concevoir autre chose que les lois du troupeau. La fausseté, la duplicité de l’Allemand ne sont guère non plus à prouver. Il faut être criminel ou fou pour croire à la parole allemande […]. La vérité les gêne, les obsède, et ils n’ont pas à son égard un mépris serein. Ils mettent tout en œuvre pour la dissimiler, la camoufler, pour lui donner l’aspect qu’ils voudraient bien lui voir prendre. Le vrai, c’est tout ce qu’on pourra faire passer pour tel. Ainsi on affirmera que l’Allemagne gave la France de pommes de terre. Il suffira, pour que cette affirmation soit vraie, de coller des belles étiquettes « importé d’Allemagne » sur les sacs de pommes de terre bretonnes. […] l’Allemand est un indéterminé psychologique […] n’a pas de nature. Il est comme une cire molle, neuve pour toutes les impressions, capable de subir toutes les influences. Il est fait pour suivre les ordres qui lui viennent de l’extérieur, il ne sent pas d’ordre venir de lui-même. Il abandonne ce qu’il a choisi, il renie ce qu’il a adoré (Défense de la France, n. 12, 20 mars 1942).

L’extrait rapporté (2) montre clairement un discours aux antipodes de la bienveillance initiale des rédacteurs ; de la volonté de comprendre le peuple ennemi, les rédacteurs passent aux constats les plus durs, qui sont cependant présentés comme des vérités indiscutables et reconnues.

Les raisons de l’utilisation de telles stratégies par la rédaction clandestine se trouvent dans la forte interconnexion du discours avec la sphère sociologique, qui exige une réponse concrète à une situation tout aussi concrète. Pour la presse clandestine, l’Allemand représente l’occupant, l’ennemi du peuple français ; le peuple français, quant à lui, en 1942 doit abandonner la position d’attentisme et d’apathie causée par les actions de l’ennemi et des collaborationnistes et trouver une réponse concrète à la circonstance. L’intention informative initiale par laquelle, avec de soi-disant meilleures intentions, le journal essaie de comprendre l’ennemi, devient ainsi un prétexte pour démontrer comment il n’y a pas de compréhension possible, en raison des différences irréconciliables entre les deux peuples et des graves lacunes morales de l’ennemi. Une telle comparaison place, bien sûr, le peuple français à l’opposé du peuple allemand, avec une supériorité naturelle du premier sur le second.

Ces informations, transmises au public lecteur, visent à faire prendre conscience de l’injustice de la soumission du peuple français à l’ennemi allemand. Injustice due non seulement à l’idéal communautaire de liberté qui a toujours caractérisé la nation mais, plus encore, due à l’infériorité morale de l’ennemi. Pour bien comprendre la portée du discours pris en exemple et, par la suite, pour en faire l’analyse, il est donc essentiel de considérer le cadre discursif ainsi que le cadre multidisciplinaire que représente le contexte historique et sociologique7.

En effet, la relation étroite entre ce type de discours journalistique et la communauté à laquelle il s’adresse, au niveau social et (inter)discursif représente un élément fondamental de cette presse8. Les exemples suivants (3) et (4) montrent une fois de plus la très forte interconnexion entre l’expression linguistique et l’aspect sociologique, qui se lie tout aussi étroitement au contexte historique. À cette occasion, l’objet de l’analyse est représenté par les cas où les rédacteurs de la presse clandestine s’adressent personnellement au public des lecteurs :

  1. Consignes. Quelles que soient les épreuves, l’organisation tiendra comme elle a tenu en zone libre et en zone occupée depuis deux ans. Combat reste la voix du pays. Plus que jamais, lisez-le et faites-le circuler, qu’il reste le lien entre nous et que ce lien se renforce encore. Soyez disciplinés. Vos chefs directs sont les hommes de de Gaulle ? Faites-leur confiance. Les missions militaires passent avant tout. Transmettez-nous vos renseignements sur l’ennemi. Étudiez et préparez l’attaque de vos objectifs. (Combat, supplément au numéro 36, novembre 1942).

  2. Vous qui lisez notre journal, diffusez autour de vous ses idées, ses informations. Vous aurez ainsi travaillé au redressement du pays. Mais ce n’est pas suffisant. Vous devez nous aider à élargir le nombre des lecteurs. Vous devez le transmettre à vos amis, le glisser dans des boîtes aux lettres, l’expédier sous enveloppe aux indécis que vous connaissez. Ce journal est la preuve que beaucoup attendent. Il représente un effort énorme. Il est le geste des hommes libres. Aider la presse de résistance est le devoir des hommes libres. (Libération-Sud, n.12, 1er mars 1942).

Pour une analyse appropriée du discours des deux journaux, référence est faite aux motivations que Patrick Charaudeau (2008 : 2) avance en faveur d’une approche interdisciplinaire de l’étude des médias. Le linguiste, se penchant sur l’activité d’interprétation des résultats d’analyses, montre comment celle-ci peut être réalisée de deux manières, interne et externe. L’interprétation interne consiste à comparer les résultats d’une analyse avec les catégories méthodologiques ou les principes théoriques qui président à cette analyse. Ainsi, pour analyser en profondeur les passages mentionnés, il est nécessaire de mobiliser des connaissances linguistiques en rhétorique et en argumentation, qui sont à la base des formulations telles que les consignes exprimées en s’adressant directement au lecteur, les répétitions des verbes à l’impératif et du verbe devoir. Cependant, ce n’est pas encore suffisant, car l’interprétation externe, au contraire, se caractérise par une comparaison des résultats avec des éléments d’autres disciplines, à savoir, la sociologie et les études de presse.

Charaudeau (2008 : 2) considère que, dans le cadre des sciences humaines et sociales, il est nécessaire d’utiliser différents types d’analyse car on aborde des situations différentes, telles que l’observation de phénomènes sociaux, l’utilisation d’outils descriptifs et le procès de construction d’un objet. La même méthode doit être appliquée à la presse clandestine de la Résistance, où les phénomènes sociaux façonnent le langage et le discours, comme le démontrent les deux derniers exemples (3) et (4).

Dans ces cas, qui sont représentatifs du discours de la presse clandestine s’adressant directement au public des lecteurs, il est donc important de mobiliser les connaissances apportées par les études de presse et, inévitablement, de reconnaître les différences et les spécificités de la presse clandestine par rapport à tout autre typologie de presse. Le discours des extraits cités peine à s’inscrire dans le cadre des études de presse ordinaire, et ce pour plusieurs raisons évidentes, qui résident dans le lien étroit entre le discours et les phénomènes sociaux – qui, à leur tour, dérivent et dépendent du contexte historique.

Les études menées par de la Haye (2005 : 51) à ce sujet montrent que l’information constitue un fait linguistique original car elle est elle-même un fait social original : « tout porte ordinairement à délier le fait social du fait de langue pour inspecter l’un et l’autre séparément. Or les contraintes de type linguistique et de type sociologique, bien loin d’être étrangères, s’emboîtent »9. Si cela arrive, comme l’affirme de la Haye, dans le cadre de l’information en général, la nécessité de l’étudier dans le cadre de l’information-propagande de la presse clandestine de la Résistance est encore plus évidente.

Par le biais des perspectives présentées, nous observons comment, dans la presse clandestine, les éléments socio-historiques ne peuvent pas être dissociés de l’expression linguistique et discursive : le fait de forcer une séparation entre ces composantes conduit inévitablement à des erreurs d’évaluation et d’analyse10.

À la lumière des propos analysés et des exemples tirés du discours de la presse clandestine de la Résistance française, il est nécessaire d’observer que le discours que représentent les périodiques de la Résistance est hybride : c’est-à-dire qu’il s’agit d’un discours qui se situe entre les dynamiques de l’information et celles de la propagande. Comme le montrent les études de l’expert en histoire de la Résistance Olivier Wieviorka (1996 : 126) : « la création de journaux clandestins semble obéir à des motivations évidentes. En contaminant l’opinion publique par leur venin, les médias vichystes et allemands obligent la résistance à réagir en ouvrant le feu d’une contre-propagande »11.

Les particularités qui distinguent ces deux typologies discursives sont extrêmement différentes les unes des autres, et l’une des singularités de la presse clandestine de la Résistance, dans un contexte d’analyse du discours, réside dans sa capacité à les encapsuler dans un seul format de publication et d’expression. Dans le contexte où elle se développe, cette capacité devient une nécessité, car elle découle toujours du lien étroit entre le discours et le milieu socio-historique dans lequel la presse clandestine opère.

La pratique linguistique de la presse clandestine ne peut être extraite de la sphère interdisciplinaire qui est la sienne, car elle n’acquiert un sens utile que lorsqu’elle est analysée précisément comme une pratique sociale, relative à un mouvement social qui, de plus, s’inscrit dans un cadre historique précis et unique.

En conclusion, et à la lumière des réflexions exposées, nous pensons que pour procéder à une analyse rigoureuse de son discours, et afin de comprendre pleinement ses stratégies discursives, il est nécessaire d’encadrer la presse clandestine dans un contexte d’études interdisciplinaires, qui inclut les études de presse, le contexte historique et les études sociologiques. Ce n’est que de cette manière qu’il est possible de comprendre pleinement son inestimable contribution.

Références

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  1. Outre sa filiation indéniable avec la presse des mouvements sociaux, le concept de presse clandestine dans sa relation avec la presse ordinaire n’est pas nouveau, mais s’inscrit dans le courant de la presse alternative, c’est-à-dire toutes les typologies de presse non conventionnelle qui remettent en question les structures nationales et le statu quo. Des preuves importantes de l’existence de ce type de presse existent déjà au XIXe siècle, comme le montrent les études de Albert L. Hester (1990 : 108) : « au XIXe siècle, il devint manifeste que les tenants de l’abolition de l’esclavage, de l’extension des droits des femmes, du pacifisme, d’un meilleur traitement des travailleurs, de la protection des droits des Amérindiens, etc. ne pouvaient pas compter faire passer leurs messages au public par l’intermédiaire des organes de presse dits traditionnels. Ceux qui prônaient des idées radicales avaient bien essayé dans un premier temps de se faire entendre au travers des médias établis, mais en vain. Ils décidèrent alors de se faire entendre au moyen de leurs propres publications. Ces publications […] allaient constituer une presse parallèle à la presse traditionnelle que représentaient les journaux et revues à grande diffusion du pays ». Bien qu’il s’agisse ici d’un contexte différent du cadre américain, il est évident que cette théorie est également vraie dans le cas de la presse clandestine de la Résistance, qui doit sa naissance et son existence mêmes à l’impossibilité d’exprimer ses contenus dans la presse ordinaire et officielle.↩︎

  2. L’ancien directeur de l’Institut Français de Presse Pierre Albert (1991 : 55) confirme cette vision en la transposant à la presse clandestine elle-même : « on ne peut appliquer que très malaisément à cette presse les méthodes classiques des études de presse […]. Ses conditions d’existence ne répondaient en rien à celles des journaux autorisés ».↩︎

  3. Comme le montrent les études d’Ostertag (2006 : 1), en fait : « the history of social movement journalism can be understood only in the context of the particular movements of which each journal was a part: its internal dynamics and strategies, its relation with its immediate adversary, its relation with the state and its location in the broader culture […] ». De la même façon, Laurent Douzou (2011 : 139) observe que « la presse clandestine est née dans un contexte et d’un contexte qu’il ne faut jamais oublier. Un contexte éminemment instable, un contexte de pénurie extrême, un contexte qui fut de bout en bout – selon des conditions évidemment changeantes – marqué par une grande tension. Il en découle que ses feuilles, si précieuses soient-elles, ne peuvent être lues sans avoir ce contexte si particulaire à l’esprit […] parce que la tentation est forte de traiter les publications clandestines selon les mêmes méthodes et approches que la presse du temps de paix ».↩︎

  4. Pour un aperçu plus détaillé de l’émergence des différentes catégories de la presse clandestine, nous renvoyons à l’introduction que Paul & Renée Roux-Fouillet dressent dans leur catalogue des périodiques clandestins (1954 : VII-XI), qui confirment et complètent ce qui vient d’être observé.↩︎

  5. Premièrement, les trois journaux partagent l’année de leur naissance, 1941 : de nombreux périodiques étant créées entre 1941 et 1942, nous estimons qu’il est important de bénéficier des données relatives à une année aussi sensible que 1941. Deuxièmement, nous souhaitions maintenir un équilibre entre la zone nord et la zone sud, ce qui nous permet d’observer les points de contact et de différence dans le discours de part et d’autre de la ligne de démarcation. Troisièmement, les trois journaux présentent un numéro raisonnablement élevé de publications, ce qui permet de disposer d’un matériel linguistique plus vaste. Finalement, il s’agit de trois journaux d’envergure nationale.↩︎

  6. Pour une analyse plus approfondie de la genèse des trois périodiques clandestins évoqués ici, ainsi que de bien d’autres, nous faisons référence à deux ouvrages fondamentaux, tels que le Dictionnaire historique de la Résistance (2006) et La Presse Clandestine 1940–1944 (1986), qui contient les actes du colloque d’Avignon des 20 et 21 juin 1985, ainsi que les études d’Olivier Wieviorka sur le mouvement Défense de la France (1995), contenus dans l’ouvrage Une certaine idée de la Résistance. Défense de la France 1940–1949.↩︎

  7. Pour bien comprendre l’importance de la relation entre le discours et l’élément socio-historique, il suffit d’observer comment, dans la critique sévère du peuple allemand, les rédacteurs de la presse clandestine insèrent la question des pommes de terre : une affaire de première importance dans les conditions de pénurie de la guerre, qui vise à toucher de près et à secouer les consciences et qui est utilisée dans ce sens pour renforcer les propos.↩︎

  8. Les propos de Jean-Michel Adam (1997 : 678) sont également considérés lorsqu’il observe que les discours sont des pratiques discursives à étudier à la fois dans leur dimension discursive-interactionnelle et dans leur dimension plus purement linguistique : « un discours est un énoncé caractérisable certes par des propriétés textuelles, mais surtout comme un acte de discours accompli dans une situation (participants, institutions, lieu, temps) ; ce dont rend bien compte le concept de « conduite langagière » comme mise en œuvre d’un type de discours dans une situation donnée. La formule souvent retenue : Discours = Texte + Conditions de Production, Texte = Discours – Conditions de Production n’est pas une formule de soustraction, mais tout au contraire d’inclusion du texte dans le discours et donc de la linguistique textuelle dans l’analyse de discours ».↩︎

  9. Pour analyser le discours d’une presse aussi fortement influencée par des éléments distincts et nombreux, l’un des meilleurs points de départ est également représenté par le propos de Charaudeau (2008 : 3–4), qui posent les bases pour la mise en œuvre d’une analyse essentiellement linguistique mais qui n’est jamais détachée de l’approche interdisciplinaire que la situation impose : « chaque discipline devrait s’intéresser à ce que produit l’une ou l’autre des disciplines connexes autour de notions communes ; par exemple l’analyse du discours ne peut ignorer ce que produit la sociologie en termes d’identités sociales ou en termes de représentations sociales ».↩︎

  10. Les études d’Yves de la Haye (2005 : 53) nous montrent une fois de plus le bien fondé des évaluations faites à l’aide des exemples tires des journaux clandestins : « ce point de vue qui refuse de séparer fait social et fait de langage conduit à prendre pour objet non plus des textes ou des paroles, non pas des institutions ou des partis politiques, mais bien de situations de communication. C’est la raison pour laquelle, loin d’être accessoire ou hors sujet, la mise en valeur des conditions historiques, sociales et économiques qui ont peu à peu donné naissance à la presse industrielle, aux appareils de l’État d’information et de communication, à la presse d’expression politique est tout à fait essentielle pour aborder le langage de l’information, son fonctionnement et ses règles du jeu ».↩︎

  11. C’est également ce qu’affirme l’historienne Dominique Veillon (2006 : 685–6) : « durant l’Occupation, la propagande fait partie intégrante du conflit. Pour répondre à la campagne d’intoxication des services allemands ou du gouvernement de Vichy, les opposants à l’armistice et au maréchal Pétain utilisent, eux aussi, certaines formes de communication. Face aux affiches allemandes ou vichystes qui envahissent l’espace public, face à une radio avilie parce que vendue à l’ennemi, ce qui allait devenir la Résistance met en place ses propres canaux d’information qui évoluent au fil des mois, au point que l’on peut parler d’une véritable guerre de propagande ».↩︎