Verbum Analecta Neolatina XXI, 2020/1–2
©2020 PPKE BTK
Abstract
Our work focuses on the echoes of the myth of Cain and Abel in the work of Sylvie Germain because we consider that this biblical text reflects perfectly the torn fraternity described by the writer. We will base our approach on one of the principles of mythocriticism, an analysis interested in the analogy that can exist between the myth and the literary text. In the first part, we will observe the rival brothers in two of her novels: Nuit d’’Ambre (1987) and Chanson des mal-aimants (2002). In the second part, we will analyse the universal image of the broken brotherhood. We will exemplify our ideas by referring to three other books, Nuit-d’Ambre (1987), Les échos du silence (2006), and À la table des hommes (2016).Sylvie Germain est une auteure particulièrement sensible à la souffrance des autres, ressentant un besoin impératif d’écrire afin de mettre en lumière leur chagrin, de les sortir de l’oubli, mais aussi de questionner le sens caché derrière chaque épreuve. Ses études philosophiques retentissent dans son œuvre imprégné de la pensée d’Emmanuel Levinas ‒ qui fut son professeur à la Sorbonne ‒ et parsemées de questionnements sur la problématique du Mal dans le monde, inspiré par la question d’Ivan Karamazov : « Si Dieu n’existe pas tout est-il permis ? »1 : « Car la romancière, habitée par toutes sortes des fantômes, d’une crypte dont elle a probablement héritée et qu’elle porte en elle, pétrit ses romans fabuleux de toutes les misères du monde, et s’interroge sur toutes sortes de violences, de détresses, sur la nuit qui enveloppe ses personnages2.» Elle se déclare passionnée de mythologie qu’elle considère part de sa culture, donc d’elle-même, rappelant la mythologie gréco-romaine, égyptienne, mais aussi celle biblique. C’est sur cette dernière que nous allons fonder notre étude actuelle : « Quand on écrit on puise plus ou moins consciemment dans un vaste fond commun de références, de valeurs, d’images. […] Et il y a la Bible ; même si ma connaissance en ce domaine reste très superficielle et insuffisante, la Bible a formé en partie ma vision du monde3 ». Elle est consciente que son éducation dans un milieu catholique a influencé sa vision du monde.4 La critique aussi voit dans ses textes l’inspiration biblique : « Sylvie Germain […] puise sa source dans les grandes mythologies, particulièrement dans la mythologie biblique5 ». Un des mythes qui « irradie6 » l’œuvre germanienne, « cette pâte du texte décryptée d’éléments mythiques7 » c’est le mythe de Caïn et Abel. Il est important de clarifier l’utilisation du syntagme « mythe biblique ». Mircea Eliade aborde cette problématique dans son livre Aspects du mythe8. Les premiers théologiens chrétiens ont refusé l’utilisation du terme « mythe » pour parler de la Bible puisqu’ils le traduisaient par « fable, fiction, mensonge9 », fait qui attentait à l’historicité des évènements racontés par les Évangiles. Pourtant, le même Mircea Eliade mentionne un changement de perspective des chercheurs du XXe siècle qui redonnent au mythe le sens porté dans les sociétés archaïques, celui « d’histoire vraie […] de modèle exemplaire10 ». Selon l’historien des religions, le mythe raconte comment, grâce aux exploits des êtres surnaturels, une réalité est née, et cette réalité peut être un comportement humain11. Ces dernières précisions appuient le choix du syntagme « mythe biblique », dans notre cas, le mythe de Caïn et Abel, dont le noyau est la naissance de l’envie qui mène au fratricide. Sylvie Germain se sert du mythe afin de dénoncer deux aspects différents, mais similaires de l’humanité : d’abord l’envie vue comme défaut, comme vice, puis la fraternité universelle rompue. Elle voit dans la figure d’Abel la victime innocente par excellence, celui qui souffre à cause de la haine absurde de l’autre. Nous dirigerons notre étude sur les principes de la mythocritique, cette méthode d’exégèse littéraire qui d’après Gilbert Durand consiste à « déceler derrière le récit qu’est un texte, oral ou écrit, un noyau mythologique, ou mieux un patron (pattern) mythique. » Le mythologue renforce cette méthode d’analyse en ajoutant : « Un texte n’est jamais innocemment univoque ; le lexique et la culture qu’il charrie creusent en lui des niveaux de signification parmi lesquels la signification du mythe inclus nous semble déterminante pour sa bonne compréhension12 ». Nous allons structurer notre analyse en deux parties : D’abord nous observerons concrètement des exemples des frères rivaux décrits par l’écrivaine dans deux de ses romans : Nuit d’Ambre et Chanson des mal-aimants. Ensuite, nous nous pencherons sur les échos du mythe de Caïn et Abel qui illustrent la fraternité universelle rompue dans Nuit-d’Ambre, Les échos du silence et À la table des hommes.
Nuit-d’Ambre, le premier personnage romanesque envisagé par Sylvie Germain, dont la généalogie a donné naissance à un autre roman, roman de début, Le Livre des nuits (1984), est le premier exemple de personnage germanien qui incarne un enfant abandonné affectivement. Il est porteur d’un Mal transgénérationnel13, ayant comme origine un inceste14, scène capitale de l’œuvre germanienne vue comme « chute de l’être humain15 » dont le fruit a été son grand-père, Victor-Flandrin dit Nuit-d’Or-Gueule-de-loup. La mort de son frère ainé, Petit-Tambour, jette les deux parents, Pauline et Baptiste dans un désespoir sans retour qui les empêchent de s’occuper de leur fils cadet. Celui-ci développe une haine monstrueuse envers toute sa famille, mais surtout envers son frère mort, ressemblant ainsi à la figure biblique de Caïn : « Et lui, Charles-Victor, le second fils, resta planté tout seul sur le seuil avec ses cinq ans devenus soudain plus lourds qu’un cent d’années. Tout seul. Abandonné. Trahi. Car il venait en un instant d’être trahi par tous. Le frère mort, la mère folle, le père en larmes. Nul n’avait donc souci de lui ? Il se cabra et leur cria à tous, au plus profond de son enfant exclu : Je vous hais16 !» (NA, 24–25). Si la mère est complètement détruite par la perte de son premier-né, le père, Baptiste, dont le surnom Fou-d’elle illustre parfaitement sa caractéristique définitoire, n’a plus des yeux que pour son épouse, devenant un vrai Orphée qui ne fait qu’essayer de sortir son Eurydice de l’Enfer17 : « il n’existait plus que pour sa femme. […] Et il ne souffrait que de sa souffrance à elle, il n’avait mal qu’en elle, ne pleurait que sur elle, pour elle » (NA, 28). Petit-Tabour est l’enfant né pendant que Baptiste est parti à la guerre, la critique voyant la relation mère-fils doublée par une autre, mère-amant : « Que Petit-Tambour soit psychologiquement devenu l’amant par substitution lorsque Baptiste, le mari, était parti à la guerre, se lit dans les premières pages du roman18. » Étant donné l’état lamentable de ses parents, le petit Charles-Victor s’isole dans un univers de haine et des ressentiments : « Il n’en finissait pas de se claquemurer dans la rage et la haine, de circonscrire le territoire de sa solitude et d’en défendre les abords. » (NA, 39) Nous assistons à une vraie descente aux enfers de cet « héros luciférien19 », ayant l’impression de lire un récit de désapprentissage20. Avant l’enterrement du frère, il exécute un geste comparable à une profanation, d’une indécence crue, mais qui pourtant ne fait que souligner la profondeur de sa douleur, il pisse sur les draps de Petit-Tambour : « À la fin il se leva, s’approcha du lit vide de son frère, grimpa dessus, s’arracha les couvertures, et pissa sur les draps. Pas d’autres larmes à verser sur le frère. » (NA, 27). Si un if choisit d’ombrer la tombe de Jean-Baptiste, événement vu par Nuit d’Or Gueule de Loup comme l’expression de l’amour de la Terre, Charles-Victor détestera tous les arbres afin de marquer encore une fois sa révolte : « Je hais les arbres. […] Il s’en prenait même aux racines des arbres, ‒ ces grands traîtres qui avaient pris le parti du frère. » (NA, 33. 44) Ainsi, Charles-Victor, afin de suppléer à sa carence affective, se construira un univers fantastique, une sorte de royaume obscure où il règne en tant que Le Prince Très Sale et très Méchant : « Conformément à la réaction de « l’enfant trouvé », il supplée au manque éprouvé dans la réalité en se créant un univers à lui, substitut de l’univers réel où tout est souffrance21 ». C’est précisément un enfant abandonné qu’il se sent, selon les théories de Sigmund Freud : « Les occasions ne sont que trop fréquentes où l’enfant est rétrogradé ou du moins se sent tel, où il regrette l’absence du plein amour des parents, mais où il déplore tout particulièrement de devoir les partager avec d’autres frères et sœurs. La sensation que l’on ne répond pas pleinement à ses propres inclinations s’évacue ensuite souvent dans l’idée que l’on est un enfant adopté ou recueilli22 ». Il cherche des endroits où établir son royaume, si noires comme son cœur, des « vestiges fantastiques laissés par la dernière guerre » (NA, 42) : une ancienne usine, un blockhaus immense, une galerie abandonnée parcourue des rails, un vieux réduit. Il s’agit bien d’un « univers cloacal » qui montre parfaitement la nature tellurique et chtonienne de la crypte23 du héros : « L’usine et ses immenses entrepôts n’étaient plus que ruines livrés à la rouille, au silence et à l’eau, depuis les bombardements de la dernière guerre. Il y régnait un goût de fer rongé d’humidité, de froid et des graisses rances. » (NA, 40). Charles-Victor transforme son frère mort dans un ennemi contre lequel il se voit obligé de lutter sans cesse, ‒ « car le frère ne finissait pas de le hanter, de lieu en lieu, et partout il devait lui délivrer combat » (NA, 42) ‒ lutte illustrée par tout un champ lexical de la guerre : combat, gloire, ennemi, armes. Ce champ lexical est doublé par un autre, scatologique : il s’invente un troisième œil, un œil anal, il trône sur d’anciennes latrines et tient le Journal d’un Caca. La chromatique utilisée est morne, le décor se dessinant sur des couleurs fades, manquées d’éclat : bleu délavé, mauves fanés, taches rosâtres (NA, 48). Les injures qu’il profère ne s’attaquent pas seulement aux siens, mais aussi à Dieu, des vrais blasphèmes24 : « L’œil de Dieu avait-il décrète, ce grand Chafouin qui toujours reluque les hommes par en dessous pour leur voler au passage leur propre création : ‒ la merde » (NA, 49). Il revient vers sa famille à la naissance de sa sœur, qu’elle nomme Baladine d’après sa draisine, la sœur que Petit-Tambour avait tant désirée, mais il ne saura l’aimer que d’un amour possessif projetant sur elle sa haine contre le frère aîné : « Il voulait l’enfant pour lui, pour lui tout seul. La petite sœur dont il avait tant rêvé son Putois bleu de frère ainé, c’était à lui qu’elle était donnée. […] Il devint simplement fou de sa petite sœur » (NA, 90) La venue au monde de sa sœur ne pourra pas guérir les cicatrices de son enfance solitaire, donc il transforme Baladine dans la victime qui connaîtra les conséquences de ses carences affectives25. Ce fut alors qu’il reçut le surnom de Nuit-d’Ambre, référence à l’éclat de ses yeux couleur de ces « résines fossiles couleur de miel et d’or clair », mais qui gardaient pourtant « tant de pénombre et de violence » (NA, 91). La critique voit dans l’ambre, ce suc résineux fossilisé provenant des entailles d’un arbre, le symbole d’une « blessure généalogique26 ». Quant au Dictionnaire des Symboles, l’ambre y représente l’attraction solaire, spirituelle et divine27, une possible référence à la rédemption spirituelle du protagoniste. Nuit-d’Ambre transmet la haine contre son frère aîné vers leur petite sœur, lui racontant des histoires où Petit-Tambour était un personnage négatif contre lequel il devrait lutter : « Nuit d’Ambre emmenait Baladine avec lui dans ses lieux de rebelle et partout il inventait pour elle des histoires. Il lui racontait sans jamais se lasser l’histoire du Putois bleu de frère aîné, il prétendait qu’il était devenu un géant aux yeux de fer, un ogre à la bouche violette et au ventre gigantesque, horriblement affamé. » (NA, 98) Loin de joindre son idéal, Baladine est épouvantée par les jeux grotesques de son frère et avec le temps leur relation se refroidit. La descente aux enfers du protagoniste continue et atteint l’apogée au moment du meurtre de Roselyn Petiou, un autre Abel, victime de la folie d’un Caïn qui voulait apaiser son enfance blessée. Rentré de Paris dans son village natal, le crime le suit : « La malédiction de Caïn28 à laquelle il avait voulu échapper venait de le frapper à son tour, ‒ les champs refusaient les travaux de ses mains, les chemins rejetaient les traces de ses pas, les animaux dépérissaient. Tout se faisait stérile à son contact. » (NA, 324–325). Le pardon de sa victime, de son fils et de Thérèse sont les pas essentiels vers son ascension spirituelle. Pourtant, c’est « le pardon divin [qui] rend son intégrité initiale au moi en faute et garantit sa souveraineté, ainsi inaltérable »29. Par la grâce de Dieu, Nuit-d’Ambre acquiert la paix de l’âme et réussit à guérir son enfance douloureuse.
Agdé et Philippe, sont un autre exemple de fratrie rongée par l’envie à l’exemple de celle biblique de Caïn et Abel, surprise, cette fois, dans le roman Chanson des mal-aimants (2002)30. Leur histoire est racontée par Laudes, la protagoniste du roman qui la reconstruit comme un puzzle à partir des documents et indices retrouvés dans la famille de la baronne Elvire Fontelauze d’Engrace où elle travaillait en tant que « bonne à tout faire » (CM, 65). L’intérêt de la protagoniste pour cette histoire de famille, un vrai roman dans le roman, est éveillé par la vie très courte d’Agnès-Déodat, fille cadette de la baronne, dont les dates de naissance et de mort figurent sur sa tombe dans le petit cimetière familial. L’auteur place l’existence d’Agdé entre deux moments marquants de l’histoire européenne : le 11 novembre 1918 ‒ signature de l’armistice à Rethondes qui marque la fin de la première Guerre Mondiale et le 6 juin 1944 ‒ le Jour-J ou le début du débarquement des Alliés en Normandie. Comme d’habitude, Sylvie Germain témoigne une attention inouïe pour l’Histoire, fait avoué par elle-même dans plusieurs interviews : « Mais l’écrivain, aussi solitaire soit-il, n’en reste pas moins un citoyen, et en tant que tel doit porter continuellement attention à ce qui se passe autour de lui, dans la société, dans l’histoire en train de se faire31.» Deux raisons éveillent l’envie de Philippe pour sa sœur Agdé : D’abord, sa venue au monde qui le destitue de son rôle d’enfant unique à l’intérieur de la famille où il « régnait en prince » (CM, 75). Puisque, Agdé est arrivée tardivement, un enfant inespéré, conçu lors d’une permission et née après la mort de son père dans la Première Guerre mondiale, dont elle hérite un prénom masculin, Déodat. « Les sentiments de Philippe, lorsqu’il comprit ce qui se tramait dans le ventre de plus en plus arrondi de sa mère toute vêtue de noir, furent, eux, sans ambiguïté. Un bloc de hargne et de jalousie. Il soupçonna cet embryon de vouloir lui voler sa place de petit prince déchu et de le forcer à prendre celle du père laissée vacante. Et par avance, il déclara la guerre à cet usurpateur. […] Quant à Philippe, fille ou garçon, l’intrus n’en demeurait pas moins son ennemi. » (CM, 78–79) La deuxième raison de son envie, c’est le talent vocal de sa sœur. Petit garçon, Philippe a une voix extraordinaire, « une voix aussi pure que celle que l’on attribue aux anges et qui ravissait tous ceux qui l’écoutaient chanter. » (CM, 75) Mais, une fois arrivé à l’âge de la puberté, sa voix change radicalement et il perd son talent, étant surnommé « le Fausset ». Fier de lui-même jusqu'à se croire immortel (CM, 75), la perte de sa voix vient comme un châtiment de son arrogance. De l’autre côté, Agdé est douée aussi d’une très belle voix : « À l’inverse de son frère, elle est entrée en beauté dans l’âge adulte. Et loin de massacrer sa voix au passage, elle lui a permis de s’épanouir jusqu’au resplendissement. » (CM, 81) Philippe prévoit la future carrière de cantatrice de sa sœur et afin de l’empêcher, il persuade sa mère de marier Agdé à un gendre trouvé par lui-même, « un serpent dans le nid de sa sœur » (CM, 81). Philippe s’inscrit parfaitement dans la catégorie des envieux décrite par Sylvie Germain lors d’une interview32 : « Ainsi, certains envieux préféreraient que le bien que possède la personne enviée soit détruit, totalement détruit, à défaut de réussir à s’en accaparer la jouissance. Certes, l’envieux n’aurait rien, mais au moins l’autre n’aurait rien non plus ! L’envieux pathologique finit par ramasser ses satisfactions dans les débris, dans la boue, dans le sang et les larmes d’autrui. » L’envie a été comptée par Thomas d’Aquin parmi les sept péchés capitaux : « l’envie est une blessure pour l'esprit qui se ronge, torturé par le bonheur d'autrui»33. Elle est dénoncée aussi par des peintres comme Jérôme Bosch, Les sept péchés capitaux, ou Giotto di Bondone, Les sept vices dans l’église de l’Aréna, Padoue.
De dix-sept ans l’aîné de son épouse, Geoffroy Maisombreuse était « par nature amoral » (CM, 81), choisissant pendant l’Occupation allemande la collaboration. Il est un autre Clemens Dukental (personnage de Magnus) qui renonce aux principes, à la dignité pour des récompenses matérielles et sociales. Sylvie Germain voue un paragraphe à cette catégorie de personnage dans Nuit d’Ambre : « Ils écrivaient à l’ennemi ; eux, des occupés, ils écrivaient à leur occupant, participaient de leur plein gré à cette œuvre de haine et de destruction qui se déployait autour d’eux. Ils écrivaient à la mort afin qu’elle ne chôme pas. Mais ils sont restés dans cette ombre opaque où ils avaient minutieusement correspondu avec la mort. » (NA, 203). Le passage explique aussi le nom de Geoffroy Maisombreuse qui pourrait se traduire par « maison ombreuse », référence claire à son caractère ténébreux. Agdé ne l’aime pas, elle n’est point heureuse avec lui, et, à travers le temps, elle tombe amoureuse d’un soldat espagnol qui avait rejoint les rangs de la Résistance. Elle se confesse à Philippe qui feigne un intérêt et amour sincères, mais, qui, trahit comme Judas, et dénonce cet amour interdit et passionnel à son beau-frère. L’amant est torturé devant sa bien-aimée dans un scénario grotesque monté par Geoffroy qui rappelle celui de la mort de Roselyn Petiou dans Nuit d’Ambre. Blessé par un verre cassé à cause de la douleur et de la frustration, Agdé saignera jusqu'à la fin de sa vie. Cette perte de sang approche Agdé de Violette-Honorine34, mais aussi de la Passion du Christ. Victime innocente de l’envie de son frère et d’un mari cynique, Agdé est un Abel christique : « Les pères [de l’Église] l’ont toujours regardé [Abel] comme une figure de Jésus-Christ »35. Sa douleur immense empêche la blessure de guérir et provoque sa mort. Ce n’est qu’après sa disparition que Philippe se rend compte de la gravité de son acte, et l’égocentrisme cède le pas à l’altérocentrisme36 : « Certes, il avait voulu faire obstacle au bonheur de sa jeune sœur, lui qui avait été spolié de toute joie, et l’empêcher à tout prix de réussir une carrière de cantatrice, lui qui avait été privé de sa voix, mais il n’avait nullement souhaité sa mort au terme d’une longue agonie, ni celle de l’homme qu’elle aimait. » (NA, 99) Ne pouvant pas supporter l’intensité des remords, il essaie de se suicider en se tirant une balle dans la tête, tentative échouée : « Le fausset n’était donc pas parvenu qu’à se fracasser une partie de la mâchoire, à perdre un œil et l’usage de ses jambes. Juste de quoi survivre rivé sur un fauteuil, et plus encore, dans l’enfer d’un remords aggravé. Un œil fixé sur la tragi-comédie humaine, l’autre sur le néant. » (NA, 100) Philippe est donc puni pour ses actions, il meurt subitement d’un arrêt cardiaque, après une longue agonie dans une chaise roulante. C’est leur mère, la baronne Elvire Fontelauze d’Engrace qui essayera de « réconcilier le frère et la sœur dans la mort avant d’aller les rejoindre » (CM, 105) par une lettre émouvante qu’elle dicte à Laudes. À travers l’image de cette fratrie, Agdé et Philippe, Sylvie Germain dénonce encore une fois l’envie, vice qu’elle voit responsable de détruire la paix dans la famille.
Outre les exemples concrets de frères rivaux, Sylvie Germain décrit une fratrie universelle rompue en créant l’image de l’humain incapable d’aimer son prochain. Le mythe de Caïn et Abel irradie l’ensemble de l’œuvre germanienne, la romancière voulant sortir de l’oubli les « Abel » de l’humanité. Qui sont les Abel de Sylvie Germain ? Des victimes innocentes qui à l’instar d’Abel transforment leur vie en martyre : « La terre est peuplée d’Abel de tous âges, de toutes races, qui gisent dans la boue, dans l’oubli. Le ciel est empesté des fumées âcres qui furent les corps, les regards, les sourires d’Abel de tous âges et de toutes nations. La terre, le vent, le ciel, les fleuves et les mers sont des vastes tombeaux où mugit la clameur d’un peuple indénombrable d’Abel inconsolés. » (ES37, 17). Ce sont les « victimes du péché de l’autre38». Tout en écrivant, Sylvie Germain crée une vraie sépulture à ces êtres malheureux tombés dans l’oubli : « Tant sont restés, jusqu'à la mort, dans les fers et les chaînes, esclaves que nul ne libera, martyrs que nul ne sauva. » (ES, 18). Outre les personnages abandonnés, abusés, tués sans raisons, les mal-aimés, Sylvie Germain montre cette haine mythique à travers les guerres. De son premier roman, Le Livre des nuits (1984) et jusqu’au dernier, À la table des hommes (2016), elle dénonce les guerres dont elle souligne le manque de sens n’y voyant que l’image d’un Caïn qui lève la main contre son frère Abel : « La guerre n’était-elle pas une mère monstrueuse, obscène et folle, qui ne portait les hommes dans son ventre difforme que pour les remettre bas, sous l’aspect d’êtres amputés à jamais de la paix dans leur mémoire et dans leur âme ? » (NA, 149) La saga initial de Sylvie Germain est parsemée par les guerres et leurs atrocités de la guerre de 1870 et jusqu’à la guerre d’Algérie (1954-1962). Comme figure d’Abel, victime innocente de la guerre, se distingue particulièrement Belaïd, enfant chevrier « tenu fantasmatiquement pour responsable des crimes de ceux d’en face39 », qui est torturé par les soldats français en tant que bouc émissaire pour ceux qui osaient vouloir la libération de leur pays : « Car il n’était encore qu’un enfant cet ennemi de fortune, qu’ils s’étaient déniché, faute de mieux. Un pauvre gamin de onze ans à peine, au corps imberbe, au ventre rond, au sexe grêle, pas formé. […] On torturait un enfant » (NA, 159). Même s’il agit de la guerre d’ex-Yugoslavie, Belaïd est l’archétype de la victime sans tache, qui meurt à cause d’une haine aveugle et folle, par lui l’écrivaine soulignant l’absurdité et l’omniprésence des guerres : « Mais le temps de la guerre, lui, n’était nullement révolu. D’ailleurs, il n’avait jamais cessé. Simplement, dans son impatience et son intempérance, le temps de la guerre avait changé de lieu. Il aimait bien porter ailleurs, toujours ailleurs, c'est-à-dire un peu partout sa fureur. » (NA, 139) Donc, il est marqué le fait que la haine entre les frères ronge depuis la genèse du monde jusqu'à nos jours.
Une autre référence claire au mythe de Caïn et Abel en tant qu’image de l’humanité déchue se retrouve dans le dernier roman de la romancière, À la table des hommes,40 où, à travers la métamorphose d’un porcelet dans un garçon, Sylvie Germain souligne l’animalité des humains. Sur le fond de la guerre de l’ex-Yougoslavie, un garçon sauvage, trouvé par les paysans d’un village détruit par les combats, reçoit le nom de Babel puisqu’il avait « la langue aussi brouillée que les briquetiers de la tour Babel. » (ATH, 74) Babel découvre les catastrophes laissées derrière par la haine qui invite à la lutte, un village en ruines où ils ne restent que les femmes et les enfants et surtout que « parmi les prédateurs, les pires sont ceux de l’espèce humaine » (ATH, 28). Il assiste à une vraie négation de la fraternité : « ces foutus voisins ne sont pas leurs frères, pas même leurs semblables » (ATH, 33). C’est précisément une autre définition germanienne de la guerre, la négation de la fraternité. L’achèvement du procès d’humanisation de Babel est marqué par le changement de son nom : « Il suffit d’enlever une lettre à ton nom, la première, et tu deviens Abel. Un vrai prénom, celui-là, et beau, et qui remonte aux origines. ‒ Quelle origine ? ‒ Celle de la fratrie et celle du fratricide, deux coups en un. Devant l’air interrogateur de Babel, elle raconte la tragédie de Caïn et Abel, le cultivateur et le berger, le violent et le doux. » (ATH, 187). La référence biblique est évidente, l’entrée du personnage dans le monde humain étant marquée par un nom qui retentit dans la culture chrétienne.
Assurément, ce ne sont que quelques exemples parmi les nombreux qui parsèment l’œuvre de l’écrivaine. Juste à titre de rappel, – étant donné qu’il s’agit d’une problématique féconde à traiter séparément – il n’est pas à ignorer que Sylvie Germain est particulièrement touchée par le sujet de la Shoah. Dans sa conception, les Juifs sont aussi des Abel de l’humanité. Dès son premier roman, Le livre des nuits, elle réussit majestueusement à attirer l’attention sur cette plaie de l’histoire universelle, l’Holocauste, à travers l’histoire émouvante de Ruth, quatrième épouse du protagoniste, morte dans un camp de concentration. Le docteur Clemens Dukental de Magnus, n’est-il pas lui aussi, un Caïn vu qu’il tue son prochain – il travaille dans un camp 0150 sous le masque grotesque d’un docteur respectable ? Les références sont nombreuses et ne font que prouver la pertinence du mythe de Caïn et Abel en tant que clé exégétique de l’univers germanien.
Le mythe de Caïn et Abel irradie l’œuvre de Sylvie Germain, visible dans l’image des couples des frères rivaux, mais aussi dans celle de la fraternité universelle. Imprégnée de l’imaginaire judéo-chrétien deux passages bibliques se succèdent logiquement dans l’œuvre germanienne : « Tu ne tueras point ! » suivi par « Où est ton frère ? » le crime étant suivi par le châtiment. « Au moment même où mon pouvoir de tuer se réalise, autrui m’a échappé » dit Emmanuel Levinas.41 La romancière souligne encore une fois qu’il est interdit à l’homme d’attenter à la vie de son prochain. Certainement, Sylvie Germain se sert du mythe de Caïn et Abel afin d’exprimer sa solidarité avec les malheureux de ce monde : « Nous sommes au temps de génocides. Qui ne dit rien et ne fait rien face aux massacres, consent, se constitue obliquement complice. » (ES, 18) À travers l’écriture, elle refuse donc la complicité avec les Caïn de l’humanité. L’analyse de son œuvre à la lumière de la mythocritique offre une nouvelle vision, plus profonde, de son univers, une autre perspective sur les thèmes récurrents, comme la guerre, la vie dans la fratrie, l’enfant abandonné, qui peuplent son imaginaire inimitable dans le paysage littéraire contemporain. Pourtant, le présent travail n’a pas des prétentions d’exhaustivité, il n’est qu’un bref répertoire de l’irradiation du mythe de Caïn et Abel dans l’œuvre de Sylvie Germain, sujet fructueux qui est sûrement à développer.
F. Dostoïevski : Les Frères Karamazov, Paris : Librairie Générale Française, 1962 : Tome II, p. 231↩︎
A. Goulet : « Les nuits de Sylvie Germain et le pari de Pascal », Approches 164, 2015 : 95–101, p. 101.↩︎
M. Magill : « Entretien avec Sylvie Germain », The French Review 2, 1999 : 334–340, p. 337.↩︎
A. Schaffner : « Entretien avec Sylvie germain », Roman 20-50 39, 2015 : 105–114, p. 107.↩︎
B. Lanot : « Images, mythèmes et merveilleux biblique dans l’œuvre de Sylvie Germain », Roman 20–50 39, 2015 : 15–24, p. 15.↩︎
P. Brunel : Mythocritique, Paris : Éditions Presses Universitaires de France, 1992 : 43.↩︎
S. Ducas : « « Mémoire mendiante » et « magie de l’encre » : l’écriture au seuil du mythe », Roman 20–50 39, 2015 : 83–94, p. 92.↩︎
M. Eliade : Aspecte ale mitului, Bucuresti : Editura Univers, 1978.↩︎
Ibid. : 152.↩︎
Ibid. : 1.↩︎
Ibid. : 5–6.↩︎
G. Durand : Introduction à la mythodologie, Paris : Albin Michel, 1996 : 190.↩︎
A. Goulet : Sylvie Germain : œuvre romanesque, Paris : L’Harmattan, 2006 : 60.↩︎
Il s’agit de la relation entre Théodore-Faustin et sa fille, Herminie-Victoire.↩︎
M. Koopman-Thurlings : « La quête de la mère », Cahiers Robinson 20, 2006 : 23–32, p. 25.↩︎
S. Germain : Nuit-d’Ambre, Paris : Gallimard, 1987 : 24–25. Ouvrage de référence dorénavant noté par « NA » suivi du numéro de la page.↩︎
A. Goulet : Sylvie Germain : œuvre romanesque, Paris : L’Harmattan, 2006 : 60.↩︎
Ibid. : 25.↩︎
A. Goulet : Sylvie Germain : œuvre romanesque, Paris : L’Harmattan, 2006 : 60.↩︎
L. Demanze : « Le dyptique effeuillé », Roman 20–50 39, 2005 : 61–70, p. 65.↩︎
M. Koopman-Thurlings, « La quête de la mère », Cahiers Robinson 20, 2006 : 23–32, p. 25.↩︎
S. Freud : Le roman familial des névrosés, Paris : Payot, 2014 : p. 34.↩︎
Notion qu’Alain Goulet emprunte à la psychanalyse.↩︎
S. Ghiteanu : Sylvie Germain. La Grace et la Chute, Iași : Institutul European, 2010 : 70.↩︎
A. Ancelin Schutzenberger : Copiii bolnavi de părinți, București : Philobia, 2014 : p. 92.↩︎
L. Demanze : « Le dyptique effeuillé », Roman 20–50 39, 2005 : 61–70, p. 65.↩︎
J. Chevalier & A. Gheerbrant : Dictionnaire des symboles, Paris : Robert Laffont&Jupiter, 2000 : p. 29.↩︎
L'Éternel dit à Caïn : Où est ton frère Abel ? Il répondit : Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère? Et Dieu dit : Qu'as-tu fait? La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu'à moi. Maintenant, tu seras maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et vagabond sur la terre. (Genèse, 4.9–12)↩︎
E. Levinas : Entre nous, Paris : Grasset, 1991 : 28.↩︎
S. Germain : Chanson des mal-aimants, Paris : Gallimard, 2002. Ouvrage de référence dorénavant noté par « CM » suivi du numéro de la page.↩︎
M. Magill : « Entretien avec Sylvie Germain », The French Review 2, 1999 : 334–340, p. 339.↩︎
S. Germain : Entre désir et renoncement, Paris : Albin Michel, 2005 : pp. 55–56.↩︎
T. d’Aquin: Somme théologique: http://www.documentacatholicaomnia.eu/03d/1225-1274,_Thomas_Aquinas,_Summa_Theologiae-Secunda_Secundae,_FR.pdf, p. 245. (Consulté le 15. 03. 2019.)↩︎
Personnage du Livre des nuits ayant une blessure qui saigne.↩︎
F. Vigouroux : Dictionnaire de la Bible, Paris : Letouzey et Anne, tome 1, 1912, p. 30.↩︎
T. Garfitt « Sylvie Germain, romancière chrétienne ? Pour une troisième voie », Approches 164, 2015 : 25–34, p. 31.↩︎
S. Germain : Les échos du silence, Paris : Albin Michel, 2006. Ouvrage de référence dorénavant note par « ATH » suivi du numéro de la page. ↩︎
F. Vigouroux : Dictionnaire de la Bible, Paris : Letouzey et Anne, 1912, tome 1, p. 30.↩︎
A. Goulet : Sylvie Germain : œuvre romanesque, Paris : L’Harmattan, 2006 : 75.↩︎
S. Germain : À la table des hommes, Paris : Albin Michel, 2016. Ouvrage de référence dorénavant note par «ATH » suivi du numéro de la page. ↩︎
E. Levinas : Entre nous, Paris : Grasset, 1991: 28.↩︎