Verbum Analecta Neolatina XXI, 2020/1–2

©2020 PPKE BTK

Introduction

Depuis sa naissance, l’empire colonial joue un rôle important dans l’évolution de l’histoire française. Il faut noter sa contribution aux efforts de guerre lors de grands conflits du 20e siècle quand les colonies françaises fournissent un appui vital pour la métropole. Le potentiel militaire, politique et économique de l’empire devient particulièrement précieux après la défaite française subie en 1940 quand les dirigeants de la France divisée essayent de le garder d’un côté ou le récupérer de l’autre.

Dans cette lutte coloniale menée surtout sur le continent africain, il y a plusieurs théâtres d’opérations parmi lesquels de loin le plus vaste est celui du Tchad. Les troupes françaises libres sous les ordres du colonel Leclerc appelées communément la colonne Leclerc réalisent une mission incroyable avec la traversée du Sahara et la prise du Fezzan et de Tripoli. Cette victoire est le résultat du travail commun des hommes de plusieurs nationalités, même de celle hongroise. Dans la présente étude, on essaye de présenter le long périple de ces combattants et l’effet de cette opération sur leur vie.

La France libre et les colonies

L’empire colonial français connaît une évolution constante depuis le début du 16e siècle au milieu du 20e siècle. Les marins français découvrent les côtes de l’Amérique du Nord lors des expéditions qui permettent la colonisation du Nouveau Monde. Grâce à ce processus expansionniste, la majorité des territoires de la partie septentrionale du continent ainsi que plusieurs îles des Caraïbes et la Guyane sont sous le contrôle de la couronne française pour la fin du 17e siècle. Parallèlement, la France occupe les territoires occidentaux de l’Afrique, plusieurs îles sur l’océan Indien et des villes sur le sous-continent indien. Cependant, à la fin de la guerre de Sept Ans, la plupart de ces colonies passent aux mains des Britanniques, vainqueurs de ce conflit mondial2. La situation coloniale française est aggravée par le fait que l’île de Saint-Domingue (Haïti actuel), après une longue guerre acharnée, obtient son indépendance par rapport à la France en 18043. Par conséquent, les efforts de colonisation français semblent d’être voués à l’échec4.

Le tournant a lieu en 1830 quand Charles X relance la colonisation de l’Afrique avec la conquête d’Algérie qui sera complétée par une expansion sur les territoires subsahariens. Ce processus connaît un nouveau dynamisme sous le règne de Napoléon III qui triple la superficie du domaine colonial avec l’occupation de nouvelles régions (p. ex. Madagascar, Nouvelle-Calédonie, Cochinchine, Cambodge)5. Ensuite, c’est la défaite subie lors de la guerre franco-allemande de 1870–1871 qui encourage l’expansion coloniale de la France ayant l’intention de montrer sa force sur les territoires coloniaux. Ces ambitions provoquent également des tensions sur le continent africain parmi les grandes puissances comme montrent bien la crise de Fachoda en 1898 ou l’incident d’Agadir en 1911. En même temps, on peut constater que la France est une des puissances colonisatrices les plus importantes pour le début du 20e siècle6.

Les colonies françaises jouent un rôle important lors de la Première Guerre mondiale. D’une part, elles contribuent à la conquête des colonies allemandes, d’autre part, elles fournissent des soldats, de la main-d’œuvre et des matières premières aux Alliés. Selon des estimations, l’Empire colonial fournit environ 600 mille soldats pour la métropole lors du conflit tandis que plus de 200 mille personnes issues des colonies travaillent dans les usines françaises fabriquant des matériels de guerre7. Par conséquent, cette contribution coloniale pour la victoire militaire est considérable qui est également prouvée par le fait que les unités coloniales sont parmi celles les plus décorées de l’armée française lors du conflit8.

A la fin de la guerre, la France obtient une partie des colonies allemandes et des territoires ottomans, notamment la plus grande partie du Cameroun et du Togo, ainsi que la Syrie et le Liban sont accordés pour elle comme des territoires de mandat par la Société des Nations. Ainsi, l’Empire colonial français s’étend à son apogée, pendant l’entre-deux-guerres, sur 12 347 000 km² où vivent plus de 68 000 000 d’habitants. Cet empire est le deuxième plus vaste au monde derrière celui britannique9. Cet ensemble est également particulièrement important du point de vue militaire, car il fournit un quart des effectifs des forces armées françaises. De plus, les troupes coloniales, ayant une expérience militaire considérable, représentent en général une qualité supérieure à celle des troupes métropolitaines10.

Bien évidemment, ces unités coloniales participent dans la campagne de France en 1940, cette contribution néanmoins affaiblit la défense de l’Empire. En raison de la défaite écrasante subie dans la métropole, les corps d’armée coloniaux ne peuvent pas constituer la base de la continuation de la guerre en 1940 indépendamment de la métropole11. Néanmoins, selon l’armistice du 22 juin 1940, les troupes coloniales constituent la force armée la plus importante ayant la mission de garantir la sécurité de l’Empire. En 1940, ce sont les suivantes : l’Afrique du Nord : 140.000 hommes ; l’Afrique-Occidentale française : 65.000 hommes ; l’Afrique-Équatoriale française : 16.000 hommes ; Madagascar, Djibouti : 14.000 hommes ; le Proche-Orient : 37.000 hommes ; l’Indochine française : 90.000 hommes. Au total, plus de 360 mille soldats sont disponibles, ainsi ces forces constituent un potentiel militaire considérable – malgré leur équipement varié et souvent obsolète12. L’utilisation de ces troupes dépend de l’activité de deux personnages : le maréchal Philippe Pétain, chef de l’État français créé le 11 juillet à partir de la Troisième République et le général Charles de Gaulle, chef des Forces françaises libres, fondées le 1er juillet à Londres.

Le lieutenant-colonel de Gaulle conduit la 4e division cuirassée et participe aux combats lors du mois de mai 1940. Le 25 mai, il est nommé général de brigade, mais on lui confie le poste du sous-secrétaire d’État à la Guerre le 6 juin qui est le début de sa carrière politique. Après la démission de Paul Reynaud, président du Conseil, le 17 juin, il quitte la France pour partir à Londres13 d’où il lance un appel sur les ondes de la BBC pour inviter les militaires français à rejoindre à son mouvement, la France libre14. Malgré ses espoirs, seulement quelques milliers de Français se trouvant en Grande-Bretagne ou dans l’Empire optent pour se rallier au général15. Malgré ce début peu encourageant, le gouvernement britannique soutient les efforts du général et reconnaît ce dernier comme chef des Français libres continuant la guerre contre les puissances de l’Axe le 28 juin16. En même temps, pour légitimer son existence, la France libre a besoin d’une souveraineté territoriale accessible exclusivement dans les colonies françaises. Le ralliement de celles-ci peut consolider la position militaire et diplomatique du mouvement récemment créé, car les colonies peuvent lui fournir des soldats, des matières premières et surtout un territoire autonome. Certaines colonies se rallient à la France libre presque tout de suite : les Nouvelles-Hébrides (Vanuatu) le 22 juillet ; le Tchad le 26 août ; le Cameroun français le 27 août ; le Congo (République du Congo) le 28 août ; l’Oubangui-Chari (République centrafricaine) le 31 août ; les Établissements français de l’Inde le 7 septembre ; les Établissements français de l’Océanie le 9 septembre ; la Nouvelle-Calédonie le 24 septembre17.

Pour encourager le ralliement des autres territoires coloniaux français, de Gaulle organise une expédition avec le soutien de Churchill pour essayer de s’emparer de l’Afrique-Occidentale française par la prise de Dakar en septembre 1940, mais cette opération connaît un échec en raison de la résistance acharnée des troupes françaises assurant la défense de la colonie18. Pour pouvoir obtenir un certain succès, les Français libres tournent vers une région coloniale moins développée, le Gabon ce qu’ils prennent le 10 novembre19. Cette action avec les ralliements antérieurs permet la constitution de l’Afrique Française libre (s’étendant sur une superficie de 3 000 000 km² avec une population de 6 000 000 d’hommes) avec une nouvelle capitale à Brazzaville qui donne la légitimité territoriale tellement souhaitée pour la France libre20. Ce territoire constitue la base solide d’où les membres des Forces françaises libres commencent leur combat pour reconquérir les territoires africains. Ils sont présents sur plusieurs théâtres d’opérations africains : en Afrique du Nord, en Érythrée et en Libye. Ce dernier théâtre d’opérations est particulièrement intéressant, car c’est le seul lors de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale qui est entièrement dirigé par les Français libres, notamment par le colonel (plus tard général) Philippe Leclerc de Hauteclocque.

La colonne Leclerc dans le Sahara

L’Afrique Française libre créée en automne 1940 a une position stratégique qui permet le transport des ravitaillements entre les territoires occidentaux et orientaux du continent africain. En même temps, cette région est menacée par l’Afrique-Occidentale française vichyste et la Libye tenue par les Italiens. Cette menace reste plutôt théorique en raison de la présence du Sahara qui interdit les opérations militaires de grande envergure21. Néanmoins, le colonel Leclerc, promu commandant militaire du Tchad le 2 décembre 194022, décide de lancer des raids traversant de plusieurs milliers de kilomètres contre les oasis fortifiées italiennes pour prouver la combativité de la France libre23. La difficulté la plus importante est la distance géographique sur un terrain extrêmement hostile (dans le Sahara), ainsi la préparation minutieuse d’une telle opération est la clé de la réussite. Bien que le régiment de tirailleurs sénégalais du Tchad avec environ six mille hommes (dont 460 Européens)24 se trouve sous ses ordres, l’équipement et l’armement disponibles sont très peu adaptés aux conditions géographiques et climatiques25.

L’objectif principal est la prise de l’oasis de Koufra. Pour connaître le terrain et les troupes ennemies, Leclerc réalise plusieurs reconnaissances terrestres et aériennes au sud de Libye au tournant de 1940 et 1941 avant de lancer son offensive26. L’opération est démarrée le 27 janvier 1940 avec 402 hommes (101 Européens et 301 Indigènes) transportés par 60 camionnettes et équipés par quatre mortiers et un canon27. Après un périple d’un mois et des combats acharnés, la colonne Leclerc s’empare de l’oasis le 1er mars28. La prise de cette base militaire lointaine, et surtout celle de son aéroport, est une victoire stratégique, car par cela on coupe la ligne aérienne italienne capable de ravitailler les troupes italiennes combattant en Afrique orientale. Au lendemain de la victoire, Leclerc prête serment avec ses hommes qui devient plus tard très célèbre qu’ils ne déposent plus les armes avant que le drapeau français ne flotte sur Strasbourg29.

Ensuite, le colonel entame la préparation de sa prochaine opération : la conquête du Fezzan (la région désertique du sud-ouest de la Libye). Selon sa conviction, la prise de ce territoire permettrait l’ouverture d’un deuxième front contre les troupes germano-italiennes luttant en Afrique du Nord et faciliterait la victoire des armées alliées30. Les échecs des troupes britanniques sur ce théâtre d’opérations changent néanmoins la nature de la mission : la jonction avec ces unités semble impossible, ainsi on vise la réalisation d’une série de raids permettant la préparation d’une offensive ultérieure de plus grande envergure31. Les différents contingents participant à ces opérations (au nombre de sept) ne comptent que 476 hommes transportés par 144 véhicules et appuyés par 11 avions. Ces petites colonnes motorisées lancent leurs attaques le 17 février 1942 qui durent jusqu’au 14 mars. Dans le cadre de cette opération minutieusement préparée, les troupes françaises s’emparent de plusieurs positions fortifiées italiennes (p. ex. Gatroun et Tedjere)32. Certaines garnisons italiennes sont néanmoins alertées et repoussent l’offensive des colonnes françaises, ainsi une partie des cibles désignées ne sont pas prises33.

Ensuite, les unités italiennes ayant la supériorité numérique et technique essayent d’éliminer les contingents français se trouvant sur le territoire libyen. Leclerc reconnaît la gravité de la situation et ordonne la retraite générale de ses troupes le 7 mars. Malgré le fait que des avions italiens et allemands soutiennent l’action de l’armée italienne, les colonnes de Leclerc sont capables de regagner le Tchad sans subir des pertes notables, ainsi l’opération se termine le 14 mars quand le dernier soldat arrive à sa base de départ34.

Paradoxalement, le bilan de l’action militaire est positif dans tous les deux camps. Les Italiens sont persuadés que leur défense est solide, car malgré la perte temporaire de quelques bases, leurs troupes ont été capables de repousser les groupes français au Tchad. En même temps, selon l’état-major français, l’opération est une réussite complète, car on a pris quatre garnisons italiennes et a causé des pertes importantes pour les troupes italiennes tandis que les colonnes n’ont perdu que 8 morts et 15 blessés35. Pour récompenser à son succès, Leclerc est nommé commandant supérieur des troupes de l’Afrique française libre le 25 mars36.

En tirant les conclusions de cette première campagne de Fezzan, Leclerc commence préparer ses troupes pour la réalisation de la deuxième qui cible déjà la conquête de l’ensemble du territoire de Fezzan et l’élimination totale des troupes italiennes. Dans le cadre de ces travaux préparatoires, il augmente le nombre des troupes françaises et améliore le niveau de leur équipement37. Pour la réalisation d’une opération de telle envergure, on a également besoin des conditions stratégiques favorables sur le théâtre d’opérations de l’Afrique du Nord. En automne 1942, ce changement a lieu, car les troupes germano-italiennes subissent une défaite écrasante dans la seconde bataille d’El Alamein et les alliés anglo-saxons débarquent au Maroc et en Algérie pour prendre en tenaille les forces de l’Axe38.

Au lendemain du débarquement, au début du mois de novembre, de Gaulle ordonne à Leclerc d’achever la conquête du Fezzan et de s’emparer la ville de Tripoli. La préparation de cette opération prend un certain temps, ainsi l’offensive commence le 16 décembre avec la participation de 4 735 hommes (dont 650 Européens) transportés par 787 véhicules39. Dans le cadre de cette action, la colonne Leclerc doit réaliser un trajet de 1 600 kilomètres, vaincre l’ennemi et faire une jonction avec les troupes britanniques40. L’opération lancée parallèlement avec celle britannique gagne du terrain malgré les bombardements de l’armée de l’air italienne et les contingents français obtiennent la reddition de plusieurs garnisons ennemies qui entraîne l’évacuation de la région par l’état-major italien41. Le 8 janvier, on commence l’organisation de l’administration française qui durerait jusqu’en 1951, la proclamation de l’indépendance libyenne42. Les soldats français peuvent faire la jonction planifiée avec les troupes britanniques le 13 janvier et s’emparent de la capitale libyenne, Tripoli, le 2643. Simultanément, Leclerc a l’intention de couvrir le flanc gauche de ses troupes, c’est pourquoi il demande l’intervention des unités françaises faisant partie de l’Armée d’Afrique, peu de temps plus tôt encore hostiles à la France libre, qui répondent favorablement à sa demande. Par conséquent, son avance est soutenue par les hommes du général Delay arrivant du territoire de l’Algérie44.

Grâce à l’offensive parallèle de l’armée britannique, l’opération de Leclerc connaît un grand succès. Après le percement de la ligne de défense italienne, ses troupes participent à la pourchasse de l’ennemi se retirant vers la Tunisie, traversent le Sahara et occupent tous les objectifs désignés45.

Au lendemain de la prise de Tripoli, Leclerc rencontre le général Montgomery, commandant de la 8e armée britannique et lui demande du transfert de l’armement moderne pour ses troupes. Le général britannique approuve la requête et dirige des renforts matériels importants pour la colonne française46 qui est rebaptisée sur le nouveau théâtre d’opérations au début du mois de février et reçoit le nom de la Force L d’après le nom du général Leclerc47. L’unité dont la puissance de feu connaît une amélioration considérable participe aux combats menés pour la prise de la Tunisie pendant la première moitié de 1943. Les troupes de Leclerc sont chargées de couvrir le flanc gauche des armées alliées contre des éventuelles contre-attaques germano-italiennes. L’aviation allemande cause des pertes importantes pour l’unité déjà en février48, cependant la contre-attaque allemande lancée dans la région de Ksar Rhilane le 10 mars par les divisions blindées allemandes menace même l’existence de la Force L. La supériorité allemande est tellement évidente que Montgomery ordonne le repli de la troupe française, mais Leclerc refuse d’abandonner les positions prises49. Lors de la journée, les soldats français repoussent trois attaques, ainsi l’ennemi n’insiste pas et cesse le combat. Cette résistance victorieuse est félicitée même par le général Montgomery50.

L’offensive générale des armées alliées est lancée le 20 mars. Pour garantir le succès, un point d’observation à Djelbel Outid doit être pris et cette mission est confiée à la Force L qui la réalise avec succès le 1951. L’offensive générale ne peut pas percer la ligne de défense ennemie, cependant l’opération de contournement réalisée par des troupes françaises et néo-zélandaises permet l’élimination des troupes allemandes et italiennes. Les soldats français s’emparent de plusieurs positions ennemies et la ville de Gabès sur le terrain difficile52. Ensuite, l’unité française prend part au progrès des troupes alliées vers le nord, mais son avance est stoppée avant la ville de Tunis devant les dernières positions fortifiées ennemies53. Par conséquent, la mission de la prise de la capitale est confiée aux troupes britanniques qui prennent la ville le 7 mai et les armées germano-italiennes se rendent quelques jours plus tard qui marque la fin de la campagne de Tunisie. En même temps, c’est la fin du long périple de la colonne Leclerc (plus la Force L) à partir du Tchad à travers le Sahara jusqu’à la mer Méditerranée54. Néanmoins, ce n’est pas la fin de l’histoire de cette unité extraordinaire, car cette dernière fournirait le noyau dur de la future 2e division blindée qui aurait une part considérable dans la libération du territoire français.

Les marsouins hongrois de Leclerc

En ce qui concerne l’effectif précis des Forces françaises libres, il existe plusieurs estimations de la part des chercheurs. En résumant ces approches parfois très différentes, on peut conclure que soixante-dix mille Français libres dont environ trois mille étrangers ont servi dans les rangs de cette organisation particulière55. Les volontaires étrangers optant pour le service au sein du mouvement du général de Gaulle sont issus d’une cinquantaine de pays56. Les groupes nationaux les plus importants sont ceux des Espagnols (480 hommes), des Polonais (270 hommes), des Belges (265 hommes) et des Allemands (185 hommes). Selon les données accessibles sur les listes récapitulatives officielles, les Hongrois ne se trouvent pas parmi les dix premières nations du point de vue quantitatif57. L’analyse détaillée des sources disponibles (par exemple les dossiers de résistants58) nuance néanmoins cette image, car au lieu de 84 Hongrois on peut identifier 149 personnes liées à la Hongrie. Par conséquent, les volontaires hongrois donnent environ 5 pour cent des engagés étrangers et occupent la 7e place auprès des nations.

Grâce aux informations accessibles dans les dossiers personnels des résistants hongrois, on peut constater que la contribution de ces Hongrois aux efforts de la France libre se déroule dans trois domaines différents. La majorité de ces engagés se trouvent dans les rangs des unités militaires régulières et leur nombre est particulièrement élevé au sein de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère qui contribue d’une manière décisive à toutes les opérations militaires importantes de la France libre entre 1940 et 194359. Ils sont également présents dans les autres unités terrestres (comme la 2e division blindée, le régiment de marche du Tchad, etc.), mais dans les deux autres armes traditionnelles (marine, armée de l’air), ils ne sont représentés que par quelques hommes. En même temps, un certain nombre de Hongrois se trouvent dans la Résistance intérieure gaulliste où ils participent au combat clandestin mené contre l’Occupant allemand. Finalement, il faut mentionner ceux qui travaillent dans l’administration de la France libre comme secrétaires, chauffeurs, médecins, etc.60.

Selon les dates d’adhésion des engagés hongrois, on peut distinguer quatre périodes : l’été 1940, l’été 1941, une étape plus longue en 1942 et les premiers mois de 1943. La plupart de ces adhésions sont liées à la naissance de la France libre en juillet 1940 qui est suivie par l’inscription d’un grand nombre d’étrangers servant dans la 13e demi-brigade de la Légion étrangère61. Après la fin de la campagne de Syrie où des troupes vichystes et gaullistes s’affrontent, les Forces françaises libres proposent la possibilité d’adhésion aux membres de l’armée du Levant ce qu’une minorité (environ cinq mille hommes) accepte62. Au cours de 1942, plusieurs adhésions individuelles ont lieu en faveur des groupes gaullistes de la Résistance63. La dernière période a lieu pendant la campagne de Tunisie quand les troupes françaises libres et de l’Armée d’Afrique se rencontrent qui déclenche une vague de désertions auprès des troupes africaines en faveur des Forces françaises libres (environ deux mille cinq cents personnes par mois)64.

Comme on a vu ci-dessus, la colonne Leclerc est composée essentiellement du régiment de tirailleurs sénégalais du Tchad (RTST) qui devient le régiment de marche du Tchad (RMT) en 1943 après la conquête de la Tunisie. Dans les rangs de ces deux formations, on trouve cinq soldats d’origine hongroise : le 2e classe Marc Ferester, le sergent Jean Varga et l’adjudant Jean Lovato dans les rangs du RMT tandis que l’adjudant Étienne Mitrovatz et le lieutenant Yves de Daruvar au sein du RTST. En raison du moment de leur ralliement, ces premiers n’ont pas pu participer au parcours de la colonne Leclerc, néanmoins ces deux derniers ont eu théoriquement la possibilité de traverser le Sahara aux côtés du général Leclerc. L’analyse de leurs dossiers personnels se trouvent dans les archives militaires (Service historique de la Défense) prouve que l’adjudant Mitrovatz ayant servi auparavant dans la Marine marchande n’effectue pas de service armé, il travaille comme conducteur des travaux agricoles au Tchad, ainsi il ne se trouve pas non plus dans les rangs de la colonne Leclerc65.

En revanche, le lieutenant Yves de Daruvar joue un rôle relativement important dans l’activité des troupes de Leclerc. Le jeune officier issu d'une vieille famille de la noblesse hongroise suit ses études secondaires à Paris après une enfance passée en Turquie. En 1940, il gagne l’Angleterre où s'engage dans les Forces françaises libres le 1er juillet 1940. Il rejoint le RTST en juin 1941 et participe à la première et à la deuxième campagne du Fezzan lors desquelles se distingue. Il prend part également dans la conquête de la Tunisie en 1943 où il est blessé deux fois. Après son hospitalisation, il rejoint le RMT récemment créé et participe à la libération de la métropole. Naturalisé français en 1944, il travaille dans l’administration coloniale et métropolitaine après la guerre. Titulaire de plusieurs décorations66, il devient Compagnon de la Libération en 1945 (la plus haute distinction au sein de la France libre)67 et membre du conseil de l'ordre de la Libération en 2007, Yves de Daruvar est décédé le 28 mai 201868.

Yves de Daruvar publie un ouvrage au lendemain de la guerre sur ses expériences vécues pendant son service en Afrique (De Londres à la Tunisie. Carnet de route de la France libre. Charles-Lavauzelle, Limoges–Paris–Nancy, 1945). Ce récit autobiographique centré sur les événements militaires présente tous les détails de la longue route de la colonne Leclerc qui transforme la vie des participants. Dans le cas des étrangers, ils sont traités comme des Français, car leur rôle est extrêmement important au sein des troupes indigènes moins formées. Par conséquent, leur contribution est appréciée et récompensée par les autorités françaises comme on peut voir à travers l’exemple d’Yves de Daruvar (naturalisation, décorations, intégration sociale et carrière civile). Bien évidemment, cette appréciation coûte cher, car les engagés étrangers sont obligés de payer avec leur sang sur le champ de bataille, mais ces sacrifices ouvrent les portes de la société française devant les étrangers souvent apatrides.

Conclusion

Lors de la Seconde Guerre mondiale, la France connaît une rupture fratricide, car la France occupée sous les ordres du maréchal Pétain et la France libre soutenue par les puissances alliés et conduite par le général de Gaulle se trouvent dans deux camps adverses. La divergence pousse les deux parties vers une guerre civile menée sur le territoire des colonies françaises qui est suivie par une guerre menée contre les armées de l’Axe. L’opération probablement la plus singulière de ce conflit est la série d’offensives lancées par le général Leclerc contre la Libye dominée par les Italiens à partir du Tchad. De plus, la victoire obtenue par Leclerc a une grande importance car elle est le résultat des opérations menées sur un front entièrement confié aux Français libres. De Gaulle était capable de forger un capital politique à partir de ces résultats militaires et pouvait mener des négociations avec les grandes puissances.

D’une manière surprenante, ces expéditions particulièrement longues et difficiles sont réalisées partiellement par des volontaires étrangers luttant dans les rangs des Forces françaises libres parmi lesquels on trouve une poignée de Hongrois. La présentation de l’activité d’une de ses personnes démontre l’influence de ce voyage exceptionnel sur le destin des individus.


  1. La présente étude a été subventionnée par la bourse de recherche János Bolyai de l'Académie hongroise des sciences.↩︎

  2. B. Phan : Colonisation et décolonisation (XVIe–XXe siècle), Paris : Presses Universitaires de France, 2009 : 45–51.↩︎

  3. P. Singaravélou (éditeur) : Les empires coloniaux. XIXe–XXe siècle, Paris : Points, 2013 : 378–380.↩︎

  4. J. Frémeaux : Les empires coloniaux. Une histoire-monde, Paris : CNRS Éditions, 2012 : 70–71.↩︎

  5. A. Clayton : Histoire de l’armée française en Afrique 1830–1962, Paris : Albin Michel, 1994 : 75–90.↩︎

  6. B. Phan : Colonisation…, op.cit. : 107–110.↩︎

  7. C.-R. Ageron, C. Coquery-Vidrovitch, G. Meynier & J. Thobie : Histoire de la France coloniale 1914–1990, Paris : Armand Colin, 2016 : 73–79.↩︎

  8. A. Clayton : Histoire…, op.cit. : 284–285.↩︎

  9. C.-R. Ageron et al. : Histoire…, op.cit. : 8.↩︎

  10. J. Frémeaux : Les empires…, op.cit. : 475–480.↩︎

  11. A. Clayton : Histoire…, op.cit. : 155–161.↩︎

  12. C.-R. Ageron et al. : Histoire…, op.cit. : 314–316.↩︎

  13. Service historique de la Défense (SHD) 4 P 1. Historique des Forces françaises libres, t. 1, 9.↩︎

  14. F. Broche, G. Caïtucoli & J.-F. Muracciole : La France au combat de l’Appel du 18 juin à la victoire, Paris : Perrin, 2007 : 29–33.↩︎

  15. J. Jackson : La France sous l’Occupation 1940–1944, Paris : Flammarion, 2004 : 464–465.↩︎

  16. SHD 4 P 2. Historique des Forces françaises libres, t. 2, 91.↩︎

  17. Ibid. : 12–24.↩︎

  18. J.-L. Crémieux-Brilhac : La France Libre. De l’appel du 18 Juin à la Libération, Paris : Gallimard, 2013 : 147–153.↩︎

  19. A.-P. Comor : L’Epopée de la 13ème Demi-brigade de Légion Etrangère 1940–1945, Paris : Nouvelles Editions Latines, 1988 : 114–118.↩︎

  20. SHD 4 P 2. Historique des Forces françaises libres, t. 2, 20.↩︎

  21. J.-N. Vincent : Les Forces françaises dans la lutte contre l’Axe en Afrique. Les Forces françaises libres en Afrique 1940–1943, Paris : Ministère de la Défense, 1983 : 221–222.↩︎

  22. R. Ceccaldi : « Koufra. Souvenirs de l'Artilleur », Revue historique des armées 151, 1983 : 40–49, p. 41.↩︎

  23. SHD 4 P 2. Historique des Forces françaises libres, t. 2, 93.↩︎

  24. Archives nationales (AN) 72 AJ 238. L’origine du recrutement et des motivations des Forces françaises libres, 9.↩︎

  25. F. Broche & J.-F. Muracciole (éd.) : Dictionnaire de la France libre, Paris : Robert Laffont, 2010 : 837–838.↩︎

  26. A. Clayton : Histoire…, op.cit. : 171.↩︎

  27. SHD 4 P 4. Historique des Forces françaises libres, t. 3., 17.↩︎

  28. AN 72 AJ 220. Chronology of the Free French activities, 7-8.; AN 72 AJ 238. L’origine du recrutement et des motivations des Forces françaises libres, 9–10.↩︎

  29. F. Broche & J.-F. Muracciole : Dictionnaire…, op.cit. : 839–840.↩︎

  30. J.-C. Notin : Leclerc, Paris : Perrin, 2010 : 185–189.↩︎

  31. F. Broche & G. Caïtucoli & J.-F. Muracciole : La France…, op.cit. : 221.↩︎

  32. J.-C. Notin : Leclerc…, op.cit. : 199–200.↩︎

  33. E. Bergot : La Coloniale du Rif au Tchad 1925–1980, Paris : Presses de la Cité, 1982 : 103–104.↩︎

  34. J.-N. Vincent : Les Forces…, op.cit. : 282–284.↩︎

  35. J.-L. Crémieux-Brilhac : La France Libre…, op.cit. : 619.↩︎

  36. C. De Gaulle : Háborús emlékiratok. Tome 1, Budapest : Kossuth Kiadó, 1997 : 223–224.↩︎

  37. J.-N. Vincent : Les Forces…, op.cit. : 287.↩︎

  38. F. Broche & J-F. Muracciole : Dictionnaire…, op.cit. : 577.↩︎

  39. J.-L. Crémieux-Brilhac : « La France libre », in : J.-P. Azéma & F. Bédarida (ed.) : La France des années noires. De la défaite à Vichy, Paris : Éditions du Seuil, 2000 : 191–242, p. 226.↩︎

  40. F. Broche : L’Armée française sous l’Occupation. La métamorphose, Paris : Presses de la Cité, 2002 : 345.↩︎

  41. J.-N. Vincent : Les Forces…, op.cit. : 296–300.↩︎

  42. F. Broche & J.-F. Muracciole : Dictionnaire…, op.cit. : 578.↩︎

  43. J. Massu : « L’épopée de la colonne Leclerc : rallier l’Afrique française à la France libre », Espoir 107, 1996 : 16–26, p. 25.↩︎

  44. J.-C. Notin : Leclerc…, op.cit. : 244–245.↩︎

  45. AN 72 AJ 239. Journal du 1er escadron de marche des Spahis marocains, 11.↩︎

  46. J.-C. Notin : Leclerc…, op.cit. : 245–246.↩︎

  47. J. Massu : L’épopée…, op.cit. : 26.↩︎

  48. J.-L. Crémieux-Brilhac : La France Libre…, op.cit. : 630–631.↩︎

  49. P. Montagnon : La Légion étrangère. De 1831 à nos jours, Paris : Pygmalion, 1999 : 518.↩︎

  50. D. Lormier : C’est nous les Africains. L’épopée de l’armée française d’Afrique 1940–1945, s. l. : Calmann-Lévy, 2006 : 164.↩︎

  51. F. Broche : L’Armée…, op.cit. : 398.↩︎

  52. J. Massu : L’épopée…, op.cit. : 26.↩︎

  53. F. Broche & J.-F. Muracciole : Dictionnaire…, op.cit. : 1433.↩︎

  54. P. Duplay : « La 2e DB – de Douala à Berchtesgaden », Espoir 107, 1996 : 9–15, pp. 11–12.↩︎

  55. J.-F. Muracciole : Les Français libre. L’autre Résistance, Paris : Tallandier, 2009 : 36–37.↩︎

  56. J.-L. Crémieux-Brilhac : La France Libre…, op.cit. : 708.↩︎

  57. F. Broche & J.-F. Muracciole : Dictionnaire…, op.cit. : 554–555.↩︎

  58. SHD GR 16 P. Dossiers individuels du bureau Résistance.↩︎

  59. Fondation Charles de Gaulle (FCDG). Les Membres des Forces françaises libres (18 juin 1940–31 juillet 1943). Liste-FFL.↩︎

  60. SHD GR 16 P. Dossiers individuels du bureau Résistance ; FCDG. Les Membres des Forces françaises libres (18 juin 1940–31 juillet 1943). Liste-FFL.↩︎

  61. AN 72 AJ 238. L’origine du recrutement et des motivations des Forces françaises libres, p. 7.↩︎

  62. F. Broche & J.-F. Muracciole : Dictionnaire…, op.cit. : 1390.↩︎

  63. FCDG. Les Membres des Forces françaises libres (18 juin 1940–31 juillet 1943). Liste-FFL.↩︎

  64. J.-L. Crémieux-Brilhac : La France Libre…, op.cit. : 699–700.↩︎

  65. SHD GR 16 P 421693.↩︎

  66. SHD GR 16 P 158570.↩︎

  67. V. Trouplin : Dictionnaires des Compagnons de la Libération, Bordeaux : Elytis, 2010 : 281–282.↩︎

  68. https://www.ordredelaliberation.fr/fr/les-compagnons/248/yves-de-daruvar↩︎