Verbum Analecta Neolatina XXI, 2020/1–2
©2020 PPKE BTK
Abstract
This paper seeks to describe and understand the notion of “aesthetics of existence” in the last works of Michel Foucault by raising the following question: what is aesthetics? First, I will sketch the problem of the difficulty of defining aesthetics as a discipline, its domain, as well as the methodological questions concerning the historiography of aesthetics, taking the example of what is referred to as “medieval aesthetics”. Then, I will try to show in what sense “the aesthetics of existence” of Michel Foucault is an integral part of the history of aesthetics in the broad sense of the term (aesthetics understood as a theory of art as well as a philosophy of sensation and beauty), focusing on The Courage of Truth and, more specifically, on Foucault’s interpretation of the works of Samuel Beckett.« Wir aber wollen die Dichter unseres Lebens sein,
und im Kleinsten und Alltäglichsten zuerst. »
(F. Nietzsche : Fröhliche Wissenschaft, § 299)
Dans un article consacré au dernier Foucault, Fabien Nègre évoque « une série d’études bien énigmatiques sur « les arts de soi-même », c’est-à-dire sur l’esthétique de l’existence et le gouvernement de soi et des autres dans la culture gréco-romaine »1. Pourquoi recourir à l’adjectif « énigmatique » pour qualifier cette esthétique ? De fait, cela paraît justifié, dès lors que Foucault emploie volontairement le terme « esthétique » dans un sens qui semble contredire nos conceptions habituelles de cette discipline. Il s’agit, pour lui, de la possibilité ou même du devoir de « se constituer soi-même comme l’ouvrier de la beauté de sa propre vie », de « faire de sa vie un objet de connaissance ou de tekhnê, un objet d’art. »2 À ce propos, il souligne que « nous avons à peine le souvenir de cette idée dans notre société, idée selon laquelle la principale œuvre d’art dont il faut se soucier, la zone majeure où l’on doit appliquer des valeurs esthétiques, c’est soi-même, sa propre vie, son existence. »3 Ou encore : « Ce qui m’étonne, c’est que […] l’art soit un domaine spécialisé, le domaine des experts qui sont les artistes. Mais la vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une œuvre d’art ? Pourquoi un tableau ou une maison sont-ils des objets d’art, mais non pas notre vie ? »4
Or, d’une part, l’objet principal de l’esthétique, comme nous pensons le connaître, n’est pas le sujet lui-même, sa vie, sa manière de vivre ou de se constituer soi-même, mais l’œuvre d’art, c’est-à-dire les beaux-arts au sens bien précis du terme. Il suffit de penser à la définition proposée par J. Levinson selon laquelle l’esthétique est « la branche de la philosophie consacrée à l’examen conceptuel et théorique de l’art et de l’expérience esthétique », ses quatre thèmes majeurs étant « la définition de l’art », « l’ontologie de l’art », « la représentation dans l’art » et « l’expression dans l’art »5, mais on peut également citer, entre autres, le Vocabulaire de l’esthétique dans lequel l’esthétique apparaît comme « la philosophie et (la) science de l’art »6, ou encore le Dictionnaire de la philosophie dans la collection de l’Encyclopaedia Universalis, selon lequel « l’esthétique sera le plus souvent une théorie de l’art, Kunstlehre ou Kunstwissenschaft […]. L’esthétique porte préférentiellement son attention sur l’art. »7
D’autre part, une théorie esthétique se constitue en principe au moyen de méthodes et d’objets qui lui sont propres, tandis que chez Foucault l’esthétique se confond – comme l’a remarqué, entre autres, F. Nègre – tout naturellement avec sa conception éthique « construite face à la morale »8. En effet, les termes de l’esthétique et de l’éthique de soi chez Foucault sont interchangeables9 ; qui plus est, la dimension politique en fait partie intégrante : c’est une « tâche urgente, fondamentale, politiquement indispensable, que de constituer une éthique de soi, s’il est vrai après tout qu’il n’y a pas d’autre point, premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi. »10 Il semble donc, premièrement, que l’esthétique de Foucault ne se sépare pas clairement, et ceci de manière tout à fait volontaire, de ses investigations politico-éthiques (l’autonomie de la discipline est ainsi mise entre parenthèses) ; deuxièmement, que son objet n’est pas identique à l’objet habituel de la discipline. Dès lors, qualifier d’« énigmatique » l’usage foucaldien du terme d’« esthétique » n’apparaît pas comme un abus. Par ailleurs, son « esthétique de l’existence » ne semble pas être, à proprement parler, une « esthétique » du tout, du moins dans le sens ordinaire de la discipline. Il apparaît pourtant justifié de se demander dans quelle mesure l’approche esthétique de Foucault est véritablement « énigmatique ».
Qu’est-ce, finalement, que l’esthétique ? Quel est son objet central ? Comment la penser ? Sa définition ou même la délimitation de son domaine propre, en tant que discipline philosophique, ne va pas de soi, bien que le nom d’« esthétique » lui ait été donné dès le XVIIIe siècle par le philosophe allemand, Alexander Gottlieb Baumgarten. Certes, il est possible, il me semble, d’énumérer un certain nombre d’affirmations communément admises au sujet de l’« esthétique », elles semblent même relever de l’évidence ; pourtant, l’« esthétique » apparaît aujourd’hui également comme une notion très équivoque, voire nébuleuse. D’une manière générale – en dehors du cas particulier des salons de coiffure et de la chirurgie plastique –, on entend par « esthétique » la théorie ou la philosophie de l’œuvre d’art. Cette définition a pour origine les leçons d’esthétique de Hegel, publiées en 1835 à titre posthume, où ce dernier prend soin de préciser que la science dont il est question n’est pas une « kallistique », c’est-à-dire une théorie de la beauté en général, mais plus spécialement une philosophie des beaux-arts (« Philosophie der schönen Kunst »)11. D’après Hegel, la beauté « des couleurs, du ciel, des fleuves, des fleurs, des animaux et des hommes » n’est pas, à proprement parler, une beauté : seul l’art comme le produit de la liberté de l’esprit humain devrait être qualifié comme étant « beau »12.
Un examen approfondi permettrait de comprendre pourquoi cette définition hégélienne l’a remporté sur les autres définitions formulées à la même époque, notamment, entre autres, celle de Baumgarten lui-même (Esthétique, 1750 : épistémologie d’une science du sensible), celle de Kant (Critique de la faculté de juger, 1790 : analyse du jugement de goût) ou encore celle de Kierkegaard (Ou bien… ou bien, 1843 : l’esthétique comme stade ou mode d’existence), lesquelles étaient non moins fascinantes13. Selon Wolfgang Welsch, le rôle des grands penseurs de l’esthétique au XXe siècle comme Martin Heidegger, Roman Ingarden et Theodor W. Adorno a été déterminant dans l’affirmation de la conception hégélienne de l’esthétique14. Mentionnons deux autres auteurs qui ont, sans aucun doute, eux aussi contribué : György (Georg) Lukács et Benedetto Croce, qui furent très influents au début du XXe siècle. Une des affirmations les plus fermes de la théorie esthétique du jeune Lukács est que l’esthétique commence avec la question suivante : « Il existe des œuvres d’art : comment sont-elles possibles ? » Et il ajoute : « Tout ce qui suit dépend désormais de la mesure dans laquelle nous réussirons à faire comprendre que l’existence de l’œuvre d’art est le premier – et le seul – fait de l’esthétique. »15 En toute hypothèse, la définition de Hegel a été adoptée, au début du XXe siècle, entre autres par Croce et Lukács, puis propagée un peu plus tard par des penseurs comme Adorno, Heidegger ou encore Ingarden, pour enfin être diffusée aujourd’hui dans la plupart des dictionnaires et des manuels consacrés à l’esthétique16.
Cette conception courante de l’esthétique réduite au seul domaine de l’art est généralement tenue comme allant pour soi, pourtant, elle n’est pas évidente, ni au sens philosophique, ni au sens historique. Wolfgang Welsch affirme à bon droit qu’elle opère un « rétrécissement »17 du domaine de l’esthétique, témoignant d’un certain « provincialisme de l’esprit » résultant lui-même dans l’appauvrissement de notre expérience et de notre compréhension « esthétiques »18. D’après lui, le domaine de l’esthétique est beaucoup plus vaste que celui de l’art et du jugement esthétique. Il propose, en quelque sorte, une redéfinition radicale de l’esthétique en s’appuyant sur les racines historiques de la discipline, notamment sur la définition de Baumgarten en tant que « science de la connaissance sensible »19. Pour Welsch, il ne s’agit pas seulement de disqualifier la théorie exclusive de l’œuvre d’art : sa thèse principale est que l’esthétique entendue comme « Artistik »20 – c’est-à-dire comme une théorie philosophique de l’art – est incapable de rendre compte de la singularité des œuvres d’art elles-mêmes. Pour caractériser véritablement l’œuvre d’art, il faut quitter le domaine de l’esthétique et recourir à une « esthétique en dehors de l’esthétique ». « Erst komplex gelingt sie » – déclare-t-il à propos de la perception de l’œuvre d’art : on ne peut s’approcher de l’œuvre d’art qu’en ouvrant un jeu de piste à divers domaines d’étude qui sont résolument extérieurs à celui de « l’esthétique » (au sens strict du terme)21.
En ce qui concerne la mise en question de la conception « hégélienne » de l’esthétique, on peut, me semble-t-il, aller plus loin encore. Il existe, dans la pensée du XXe siècle, une tradition qui soutient l’idée selon laquelle l’esthétique, avant d’être une philosophie de l’art et de l’aisthêsis, de la sensation, est (aussi) une théorie de la beauté : il suffit de penser aux sept tomes extraordinaires de Hans Urs von Balthasar dédiés à une « esthétique théologique » de la beauté22, dont un commentateur a dit qu’elle est « une sorte de grande phénoménologie de l’amour de Dieu, qui se révèle dans la mort et la résurrection du Christ, et qui seul est beau. »23 Dans cette théorie esthétique, il est question, bien évidemment, de l’aperception du beau ; mais aussi de « la force ravissante du beau », « parce que nul n’aperçoit, en vérité qui ne soit déjà ravi, et nul ne peut être ravi, qui n’ait déjà aperçu. »24 Le concept clé de cette « esthétique » est la révélation : Dieu se révèle dans et à travers la beauté du Fils, et cette beauté qui se fait voir invite l’homme à s’adonner tout entièrement à elle et à ce qui se manifeste en elle. La beauté artistique (et naturelle) est le rayonnement de cette Beauté originaire et primordiale.
Il est intéressant de noter que l’idée d’une relation essentielle entre, d’une part, la métaphysique ou la théologie du beau et, d’autre part, la théorie de la beauté naturelle et artistique apparaît aussi chez Lukács qui déclare, au début de son œuvre de jeunesse déjà citée, que la question de l’art et de la beauté artistique a pour origine la question de la beauté tout court, notamment la métaphysique du beau : « Nul doute que le concept du « beau » soit d’origine métaphysique. Dans un système métaphysique de l’être dans sa totalité il est donc parfaitement autorisé de traiter ce concept purement selon son lien hiérarchique avec les concepts qui lui sont supérieurs ou subordonnés et d’en déduire ses objectivations spécifiques (beauté naturelle et beauté artistique). »25 Cependant, Lukács ajoute aussitôt que, « pour des raisons de méthode », c’est-à-dire afin de constituer l’esthétique en tant que discipline autonome et aussi pour comprendre l’œuvre d’art comme valeur « immanente et fermée sur elle-même », en refusant de la réduire à une réalité autre qu’elle-même, il est préférable de mettre entre parenthèses ce lien hiérarchique, « pour n’aborder le problème métaphysique de l’art qu’après avoir compris sa possibilité et son essence. »26 Il s’agit donc, dans l’esthétique du jeune Lukács, d’une suspension provisoire de la question de la beauté « métaphysique » (et de la beauté naturelle) afin de pouvoir mieux percer la beauté artistique dans sa spécificité. Cette délimitation, même si elle est inévitable, est toutefois contestable, comme le souligne son auteur lui-même. D’où la conclusion très honnête de Lukács : « Même si nous n’avons pas encore démontré que l’esthétique ne peut être édifiée sans contradiction que de cette manière […], il semble néanmoins que l’essence de l’art ne peut être saisie que de la sorte [c’est-à-dire sans renvoi à une réalité plus haute ou tout simplement autre qu’elle-même]. »27
Le dilemme concernant l’objet et la méthode propres à l’esthétique, tel qu’il apparaît chez Lukács, dévoile, me semble-t-il, la problématique générale et paradigmatique de la « culture esthétique » moderne, à savoir le clivage entre, d’une part, la volonté et même la capacité d’élaborer une méthodologie proprement « esthétique » de l’art (au sens strict et étroit du terme) afin de pouvoir garantir l’autonomie de la discipline, et, d’autre part, la conscience que, pour cela, il est nécessaire de recourir à une définition « rétrécie » de l’esthétique et, par voie de conséquence, à une séparation très discutable entre la « réalité vécue » et la réalité artistique, comme si cette dernière était une sphère tout à fait autonome, « une monade fermée, une monade en soi »28 digne d’être examinée pour et en soi. D’où ce débat qui ne cesse de traverser l’esthétique contemporaine, entre une esthétique volontairement autonome, dénoncée, entre autres, par H.-G. Gadamer – au nom d’une « expérience de l’art libérée de la fausse réduction à un simple moment de la culture esthétique »29 – sous le nom de « différenciation esthétique » et d’« abstraction de la conscience esthétique »30 ou encore, sans doute à la suite de H. U. von Balthasar, par J.-L. Chrétien31 et J.-L. Marion32 ; et une esthétique volontairement hétéronome, critiquée, entre autres, par Roland Barthes affirmant, à propos de l’écriture, qu’elle « n’a pas de fond » et que son espace est « à parcourir, il n’est pas à percer », ce qui permet à Barthes de souligner le caractère foncièrement « contre-théologique » de cette démarche, « car refuser d’arrêter le sens, c’est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi. »33
L’esthétique de Michel Foucault, auteur du célèbre article « Qu’est-ce qu’un auteur ? », semble, à première vue, se ranger du côté de la vision « immanente » de R. Barthes. D’ailleurs, comme on le sait, les deux penseurs sont fréquemment associés autour du concept de « mort de l’auteur ». Or – sans entrer dans les détails de l’interprétation de la portée et l’enjeu de l’esthétique foucaldienne des années 60 et 70 – il semble bien, en ce qui concerne le concept d’ « esthétique de l’existence » développée surtout aux années 80, que ce dernier non seulement reflète beaucoup plus une esthétique « hétéronome » qu’une esthétique « autonome » repliée sur soi, mais aussi qu’il n’embrasse pas la doctrine d’une esthétique immanente de type barthien ou derridien, lesquels – en affirmant que le secret de l’art est intrinsèque à l’art lui-même – ont tous les deux déclaré, à propos de l’interprétation (esthétique ou non) d’un texte, leur mot d’ordre devenu célèbre selon lequel « il n’y pas de hors-texte »34. Si, selon Foucault, l’œuvre à percevoir ou interpréter est la vie elle-même, il faut bien chercher son sens en dehors d’elle-même : dans l’« intention de l’auteur » qui se fait voir, pour ainsi dire, dans son « produit » « artistique ». Il suffit de penser à ce passage du Courage de la vérité où Foucault, en faisant référence à la Vie de peintres de Vasari ou à l’autobiographie de Benvenuto Cellini, évoque « l’idée que la vie de l’artiste doit, dans sa forme même qu’elle prend, constituer un certain témoignage de ce qu’est l’art en sa vérité. Non seulement la vie de l’artiste doit être suffisamment singulière pour qu’il puisse créer son œuvre, mais sa vie doit être, en quelque sorte, une manifestation de l’art lui-même dans sa vérité. »35 Un peu plus tard, il va jusqu’à proposer « de faire l’histoire de la philosophie classique à partir du problème de la vie philosophique, problème envisagé comme choix repérable à travers les évènements et les décisions d’une biographie. »36
Cette idée de penser l’auteur, sa vie, sa biographe, à travers et dans le miroir de son œuvre littéraire ou philosophique, ainsi que la conception selon laquelle l’œuvre de l’artiste et du philosophe ne s’épuise pas dans ses travaux mais aussi – et principalement – dans sa forme de vie qui détermine même la trace qu’il laissera, après sa mort, dans le souvenir des autres37, semble contredire son opinion formulée quinze ans plus tôt lorsqu’il avait fait l’éloge, en référence à l’œuvre de Beckett, de l’écriture moderne qui « s’est affranchie du thème de l’expression : elle n’est référée qu’à elle-même », dans laquelle il est question de « l’ouverture d’un espace où le sujet écrivant ne cesse de disparaître » : « L’œuvre qui avait le devoir d’apporter l’immortalité a reçu maintenant le droit de tuer, d’être meurtrière de son auteur. »38
On songe à l’affirmation de Lukács : « On ne peut pas laisser subsister une trop grande parenté entre l’art et la réalité vécue, sous peine de troubler leur essence la plus proche. »39 Ce qu’il faut comprendre, c’est justement ce changement de perspective du dernier Foucault – qui va de pair, d’ailleurs, avec « une paix secrète avec le sujet »40 – : si, dans les années 60 et 70, il a tenté de comprendre l’œuvre d’art non pas à partir de quelque chose qui lui est extérieur mais bien plutôt à partir d’elle-même, dans les années 80, il a opté pour une autre approche – fondée, elle aussi, entre autres, mais dans un tout autre sens, sur l’œuvre de Beckett –, favorisant l’élargissement du domaine de l’esthétique en menant ce dernier au-delà du domaine « artistique », et cela dans le but de « sauver » l’art, en tant que phénomène, de la discipline autonome qu’était devenue l’esthétique, jugée incapable de comprendre l’œuvre d’art ou la beauté elle-même. De ce point de vue, l’esthétique foucaldienne de l’existence n’a rien d’« énigmatique » – même si, à première vue, elle peut sembler l’être – : l’élargissement du domaine d’étude proprement « esthétique » vers la dimension de la beauté de l’existence et la mise en question de son autonomie font partie intégrante – comme nous l’avons vu plus haut – de la pensée esthétique du XXe siècle.
Si, au sujet de l’histoire de l’esthétique, Carole Talon-Hugon a raison d’attirer l’attention sur le fait que « l’inventeur du mot [esthétique] n’est pas celui de la discipline ; [que] le champ disciplinaire a existé avant le mot et, après introduction du mot, ce champ a existé sans lui », on peut plus difficilement dire, avec elle, que « c’est bien au XVIIIe siècle qu’est née l’esthétique »41. Si l’on admet la définition hégélienne de l’esthétique, il faut effectivement considérer que l’esthétique est une invention de l’époque moderne, par conséquent presque totalement absente aux époques précédentes. Mais il suffit de mettre entre parenthèses la définition de l’esthétique en tant que « philosophie des beaux-arts » pour apercevoir une tradition « esthétique » immense, prenant racine dans l’Antiquité, le Moyen Âge et la Renaissance, époques où le questionnement sur le concept de beau (et de laid) était au cœur des investigations philosophiques, mais justement sans nécessité d’une référence à l’expérience artistique. On peut penser, par exemple, au Phèdre ou au Banquet de Platon et au traité I, 6 (« De la Beauté ») de Plotin où la beauté apparaît dans le cadre d’une métaphysique de l’être et d’une incitation à un voyage spirituel vers la réalité suprême, à saint Augustin qui traite de la beauté dans le contexte de l’amour divin – notre âme, dit-il en s’appuyant sur le première épître de Jean, est « laide par le péché » : c’est en aimant Dieu « qui est toujours beau », qu’elle « devient belle », « car la charité est la beauté de l’âme »42 – ou encore au Commentaire sur le Banquet de Platon de Marsile Ficin qui contient également toute une théorie de la beauté cosmique, amoureuse et non-artistique. Pour donner à ces textes tout à fait magnifiques leur place dans l’histoire de la pensée esthétique, il suffit de suspendre la définition hégélienne de l’esthétique et d’en proposer une alternative, capable de rendre compte non seulement de ces auteurs et de leurs théories respectives, mais aussi du phénomène esthétique entendu au sens le plus large, c’est-à-dire non réduit à la seule question des beaux-arts. Cependant, comme je l’ai souligné, la plupart des histoires de l’esthétique s’en tiennent à la définition hégélienne : aujourd’hui encore, nous sommes, en quelque sorte, largement prisonniers de cette tradition philosophique moderne.
Il convient donc de s’interroger sur le problème spécifique et complexe posé par ce qu’on appelle communément l’« esthétique médiévale »43. L’expression d’esthétique médiévale, cela est bien connu, est une invention du néothomisme, plus précisément de Jacques Maritain qui, dans son livre intitulé Art et scolastique (1920), a pour ainsi dire fondé ce domaine de recherche que d’autres, après lui, ont développé, notamment E. De Bruyne et W. Tatarkiewicz44. Au tout début de son livre, Maritain admet que « les scolastiques n’ont pas écrit de traité spécial intitulé « Philosophie de l’Art » », mais il souligne aussitôt que cette absence est sans doute une « conséquence de la rude discipline pédagogique à laquelle les philosophes du Moyen Âge étaient assujettis »45, c’est pourquoi lui, Maritain, s’engage à créer, pour ainsi dire à la place même des scolastiques, la théorie médiévale de l’art (dont il s’est d’ailleurs servi pour examiner les œuvres d’art du XXe siècle, notamment celles de Picasso, Satie et Kandinsky46). Penser l’esthétique scolastique équivaut, chez Maritain, à penser – ou plutôt à créer – la théorie médiévale des beaux-arts que les scolastiques eux-mêmes, pour des raisons « pédagogiques », n’ont malheureusement pas pu faire : on retourne aux médiévaux dans le but de pouvoir penser, à partir d’eux et avec eux, ce qu’ils n’ont jamais pensé. Le même type d’ambition se trouve chez Rosario Assunto cherchant à « reconstituer » une critique médiévale de l’art (qui manifestement était elle aussi absente au Moyen Âge)47, ou chez Quintino Cataudella et Udo Reinhold Jeck48, dans leur intention de reconstruire une théorie de l’œuvre d’art propre à Denys l’Aréopagite (auteur qui n’a jamais traité de questions concernant les beaux-arts) ou encore chez Umberto Eco qui ne craint pas d’affirmer que l’on peut trouver des indices de « l’autonomie » de la « valeur esthétique » chez Thomas (et chez les médiévaux d’une manière générale)49.
On pourrait mentionner bien d’autres auteurs qui se sont intéressés à l’esthétique médiévale, dans le but soit de reconstituer une théorie des beaux-arts chez les auteurs médiévaux (en s’appuyant sur quelques textes brefs et isolés de leur contexte théologique, éthique ou métaphysique), soit de montrer que la question esthétique était au cœur des investigations ontologiques et théologiques du Moyen Âge (affirmation que les textes médiévaux eux-mêmes ne semblent pas soutenir50). De toute évidence, la recherche dans les textes du Moyen Âge de réponses à nos questions modernes, lesquelles sont liées à une culture « artistique » tout à fait spécifique, ont peu de rapport avec les œuvres elles-mêmes des penseurs médiévaux, mais ont plutôt pour origine les préconceptions actuelles, tenues pour évidentes, au sujet de l’esthétique envisagée comme discipline autonome dans le sens d’une théorie philosophique de l’art. De fait, pour des raisons manifestes – le concept de beaux-arts au sens moderne du terme est une invention du XVIIIe siècle51 – il n’y a décidément nulle théorie des beaux-arts dans les écrits d’Augustin ou de Thomas d’Aquin : tout ce qu’on peut y trouver, c’est une théorie des « arts », mais, justement, par « ars » ou « artes » les auteurs patristiques et médiévaux entendent, dans la plupart des cas, les arts au sens antique du terme, c’est-à-dire, par exemple, la médecine ou la menuiserie. Comme le dit Étienne Gilson :
Even Saint Thomas has been credited with a philosophy of art and yet, if we are not mistaken, one cannot find in all his works one single passage devoted to the arts of the beautiful or to the artists that make it. If he ever wrote about sculpture, painting or any one of the plastic arts, it must be deeply hidden in his works, since one can read them for years without finding anything52.
Il est également très peu probable que Thomas d’Aquin ou saint Augustin ait pu penser que l’esthétique de la beauté en général ou même celle des beaux-arts puisse être un questionnement « autonome » : chez la plupart des médiévaux, la théorie de la beauté s’insère naturellement dans les questionnements métaphysiques ou théologiques de la beauté de l’âme, du monde, du Verbe, de l’amour ou de Dieu et ne se réduit en rien aux questions « esthétiques » dans le sens moderne – hégélien – du terme. Ernst Robert Curtius a eu raison de dire que les textes médiévaux parlaient d’une beauté qui n’a rien à voir avec nos conceptions « esthétiques »53 ; il y manque en effet non seulement la « surestimation » de la beauté, et tout spécialement celle de l’art, si typique de notre idéologie moderne de l’esthétique, mais aussi le vocabulaire lui-même de l’« esthétique »54. Pensons aux commentaires médiévaux du Cantique des cantiques développant une philosophie extrêmement riche de la beauté dont le contexte fondamental, suivant la tradition platonicienne, n’est aucunement lié à la question des beaux-arts, mais bien plutôt à l’amour et aux noces mystiques entre l’âme et le Verbe divin55. Or, ce qui est étonnant, dans la plupart des livres consacrés à l’« esthétique médiévale », c’est que l’on y trouve, à la place d’un examen des textes patristiques et médiévaux eux-mêmes, diverses théories des beaux-arts qui ne sont à peine appuyées sur les sources et ignorent même ou négligent les passages, fort connus des véritables lecteurs desdits textes, traitant effectivement de la notion de beauté et de la perception de la beauté indépendamment de toute question artistique.
Comment écrire l’histoire de l’esthétique médiévale ? Il semble qu’il y ait deux manières possibles : la première est la plus courante, elle consiste – comme le montrent les études, entre autres, de Maritain, Assunto et Eco – à examiner les textes d’époque munis de nos attentes et conceptions modernes de l’esthétique, envisagée comme une philosophie des beaux-arts, tandis que la deuxième – dans le sillage, d’ailleurs, de Foucault déclarant lui-même : « L’histoire nous protège de l’historicisme – d’un historicisme qui invoque le passé pour résoudre les problèmes du présent »56 – s’efforce d’aborder les textes médiévaux dans le but de découvrir quelles conceptions de la beauté s’y trouvent. Cette deuxième approche est celle d’un manuel important et en un sens tout à fait pionnier intitulé Ästhetik und Kunstgeschichte von der Antike bis zur Gegenwart in Einzeldarstellungen, dans lequel Julian Nida-Rümelin, auteur de la préface, souligne que si l’on veut rendre compte de toute l’histoire de l’esthétique, il importe de se débarrasser de la définition hégélienne de cette discipline au profit d’une esthétique envisagée à la fois comme une épistémologie de la science du sensible et de la sensation (à la suite de Baumgarten), une philosophie des arts et des beaux-arts (dans la ligne de Hegel, mais aussi au sens antique et médiéval du terme) et enfin une théorie du beau (d’après Platon, saint Augustin, Denys l’Aréopagite ou même Dante)57. Au lieu de proposer une définition préalable de l’esthétique réduite à une théorie de l’art, au nom de laquelle on est tenté de disqualifier certains textes ou auteurs en raison de leur non-conformité au discours esthétique contemporain, et ainsi fabriquer ou inventer une tradition, une histoire ou une préhistoire « esthétiques » n’ayant, en réalité, jamais existé, il est plus judicieux d’examiner lesdits textes et problèmes de sorte que ces derniers puissent eux-mêmes nous offrir la vision la plus complète de ce que nous appelons d’ordinaire une pensée, une expérience ou un questionnement de nature « esthétique »58.
Ce qui est remarquable, c’est que la définition tripartite de l’esthétique proposée par Nida-Rümelin, dont l’intérêt est d’embrasser l’histoire de la pensée esthétique occidentale dans tous ses aspects divers et souvent antagonistes, correspond presque mot à mot à la conception foucaldienne. En effet, à la toute fin de l’article cité plus haut, F. Nègre arrive à la conclusion suivante : « L’esthétique illumine toute l’œuvre de Michel Foucault. Mieux, une volonté de penser l’esthétique, à savoir une conception sous-jacente de l’esthétique prise en trois sens : théorie de la sensation ; théorie de l’œuvre d’art ; théorie du beau ou science du beau. »59 Au premier examen, on pourrait avoir l’impression que les conceptions esthétiques foucaldiennes n’ont presque rien à voir avec l’esthétique traditionnelle, or il semble au contraire qu’avec l’« esthétique de l’existence » de Foucault, on revienne bien au cœur même de la tradition esthétique au sens historique du terme. Penser l’esthétique du dernier Foucault à partir d’une histoire « contre-hégélienne » de l’esthétique, c’est comprendre qu’elle n’a, encore une fois, rien d’« énigmatique » : elle correspond simplement aux grands textes de l’histoire « élargie » de l’esthétique.
Pour n’en donner qu’un seul exemple, il suffit de penser à l’un des textes les plus importants de l’histoire de l’esthétique antique et médiévale, lequel résume et reprend, ainsi qu’il renouvelle, bien entendu, toute l’esthétique platonicienne et aristotélicienne, et qui a, pour ainsi dire, nourri et inspiré toute l’esthétique augustinienne et médiévale60. Dans le texte en question, très connu (qui nous fait penser aux œuvres d’Augustin et de Grégoire de Nysse citées plus haut), Plotin développe une théorie de la beauté non artistique, à savoir de la beauté de l’âme en tant que lumière (obscurcie par son mélange avec le corps sensible) au moyen d’une analogie avec le monde de l’art, en l’occurrence la sculpture. On retrouve dans un même passage, assez bref, les trois sens ou thèmes majeurs de l’histoire de l’esthétique, celui de la sensation, celui de la beauté et celui de l’art. Voici le très beau texte de Plotin :
Reviens à toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore toi-même beau, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle : il enlève, il gratte, il polit, il nettoie, jusqu’à ce qu’il fasse apparaître un beau visage dans la statue. Toi aussi, enlève tout ce qui est superflu, redresse ce qui est tortueux, nettoyant tout ce qui est sombre, rends-le brillant, et ne cesse de « sculpter » ta propre « statue », jusqu’à ce que resplendisse pour toi la divine splendeur de la vertu61.
Ce n’est pas un hasard si j’ai cité le texte dans la traduction de Pierre Hadot. Effectivement, Hadot le cite non seulement dans son livre consacré à Plotin, mais aussi dans une étude intitulée « Exercices spirituels », datant de 1977, qui a beaucoup inspiré les études antiques du dernier Foucault62. Il est donc très probable que Foucault, qui (à ma connaissance) ne cite jamais ce texte de Plotin, a connu ce passage précis, ou encore son interprétation par Hadot, de sorte qu’il a pu s’en inspirer pour concevoir son « esthétique de l’existence » à propos de laquelle il affirme :
Il s’agissait de savoir comment gouverner sa propre vie pour lui donner la forme qui soit la plus belle possible. […] Voilà ce que j’ai essayé de reconstituer : la formation et le développement d’une pratique de soi qui a pour objectif de se constituer soi-même comme l’ouvrier de la beauté de sa propre vie63.
Foucault plotinien ? Il n’en est pas question : les différences entre les approches respectives des deux hommes sont évidentes. De fait, si Plotin parle, pour ainsi dire, du devoir de faire de sa vie une œuvre d’art, de sorte qu’en sculptant sa propre statue, sa vie devienne « belle », toute « l’esthétique » plotinienne, bien plus qu’avec la beauté sensible, est envisagée dans le but de s’unir avec la Beauté intellectuelle et divine, avec cette « Beauté d’une merveilleuse majesté » qui fait que la vie intérieur est comme « baignée dans une vie divine. »64 Quant à Foucault, s’il s’appuie explicitement sur des auteurs antiques pour édifier sa conception de l’esthétique de l’existence, il se réfère moins à Plotin qu’à Sénèque, Epictète ou Marc Aurèle. Et s’il s’agit bien de se créer ou fabriquer soi-même, la beauté de l’œuvre d’art qu’est la vie n’émane pas, selon Foucault, d’une Beauté transcendante et ne nous y reconduit pas non plus, elle est au contraire le résultat du travail sur soi en tant que fin en soi (de nature éthico-politique) – il est question surtout de l’importance de « s’appliquer à soi-même, s’occuper de soi-même (heautou epimeleisthai) » : « se formare, sibi vindicare, se facere, se ad studia revocare, sibi applicare, suum fieri, in se recedere, ad se recurrere, secum moriari », selon les exemples empruntés par Foucault à Sénèque65.
Malgré cela, il me semble que dans son esthétique Foucault est plus proche de Plotin que, par exemple, de la phénoménologie de l’œuvre d’art d’Ingarden. L’esthétique foucaldienne ne se limite point à une doctrine autonome, en somme une description théorique de l’art littéraire ou visuel, au contraire elle s’insère dans un questionnement élargi à la beauté du bios, c’est-à-dire impliquant la manière de vivre et le devoir de l’homme de se créer et de s’inventer en vue de la beauté de son existence. N’est-ce pas cela, cette nécessaire mise en question historique de nos conceptions ordinaires que Foucault lui-même appelle le devoir de « penser autrement » et qu’il identifie avec la philosophie elle-même ? Ce que Foucault dit à propos de l’histoire de la sexualité vaut aussi pour l’histoire de l’esthétique : « C’était un exercice philosophique : son enjeu était de savoir dans quelle mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir la pensée de ce qu’elle pense silencieusement et lui permettre de penser autrement. » 66 Sauf que « penser autrement », en l’occurrence, signifie penser selon la tradition même de l’esthétique, celle qui a été « refoulée » aux temps modernes. Foucault propose, en quelque sorte, de refonder l’esthétique à partir de ses propres racines, de réinventer l’esthétique en s’appuyant sur une tradition à peu près oubliée, pourtant tout à fait fondamentale dans l’histoire de l’esthétique.
En ce qui concerne les références historiques de cette conception esthétique, on aurait bien évidemment tort de s’en tenir aux seules sources « prémodernes ». Frédéric Gros a raison de souligner que Foucault, dans son cours de 1982 au Collège de France, évoque intentionnellement « un stade d’esthétique ». Il s’agit d’« une allusion claire au tryptique existentiel de Kierkegaard (stade esthétique, éthique, religieux). […] Foucault fut un grand lecteur de Kierkegaard, même s’il ne fait pratiquement jamais mention de cet auteur qui eut pourtant pour lui une importance aussi secrète que décisive. »67 Une autre inspiration possible – en plus de celles que Foucault mentionnait lui-même, à savoir le fameux livre de Burckhardt sur la Renaissance ou celui de Walter Benjamin sur Baudelaire68 – est celle de Nietzsche : « L’esthétique de l’existence, chez Foucault, s’avère par conséquent une esthétique nietzschéenne beaucoup plus que kantienne : plutôt que sur le spectateur et sur l’idée du « beau », elle se concentre sur le créateur et sur son travail de mise en forme (du bios). »69 Effectivement, Foucault propose, à l’instar de Nietzsche, une étude « des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier, et à faire de leur vie une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de style. »70 Pour désigner ces pratiques, il évoque tantôt des « arts d’existence », tantôt des « techniques de soi », tantôt une « esthétique de l’existence » ou encore des « stylistiques d’existence »71, expressions multiples dont le sens générique, finalement, est « la volonté d’avoir une belle vie et de laisser aux autres le souvenir d’une belle existence. »72
Pour décrire la tâche de s’élaborer soi-même, Foucault se plaît à employer des concepts d’origine grecque, forgés par lui-même, qui renvoient à une conscience esthétique au sens moderne et usuel du terme tout en modifiant leur sens spécifiquement « esthétique » : il recourt par exemple aux termes « technique » et « technologie » (du mot grec tekhnè qui désigne art et production), de même – en s’appuyant sur le mot grec poièsis, qui signifie à la fois formation, création et poésie – il évoque le caractère soi-disant « éthopoïétique » du savoir ou de l’écriture73. Finalement, l’histoire foucaldienne des arts de vivre – à travers l’esthétique de l’existence développée surtout dans L’herméneutique du sujet et Le courage de la vérité – peut être considérée comme une véritable histoire alternative de l’esthétique, laquelle se déroule en parallèle à l’histoire de la pensée : de Socrate, Diogène ou Platon jusqu’à Nietzsche ou Baudelaire en passant, entre autres, par Sénèque, Epictète, Marc Aurèle, Plotin, Vasari, Cellini, Montaigne et Diderot.
L’enjeu de ces investigations « esthétiques » est de faire le départ entre la morale de l’Antiquité (et celle de la Renaissance et du XIXe siècle), comme éthique ou esthétique créatrice et personnelle, et la morale chrétienne, définie à son tour « par une législation universelle, déterminant les actes permis et défendus »74. Selon Foucault, le christianisme – ou du moins la tradition dominante en son sein – a substitué à « l’idée d’un soi à construire et à créer comme une œuvre d’art » celle « d’un soi auquel il fallait renoncer ». Or ce renoncement, d’après Foucault, est paradoxalement à l’origine du « culte contemporain de soi » dont l’enjeu est de « découvrir son vrai moi en le séparant de ce qui pourrait le rendre obscur ou l’aliéner, en déchiffrant sa vérité grâce à un savoir psychologique ou à un travail psychanalytique. »75 Tout au contraire, l’esthétique foucaldienne de l’existence ne vise pas à déchiffrer le vrai soi ou la vérité du soi à travers les pratiques institutionnalisées par le christianisme ou la psychanalyse. Comme il le dit dans un entretien qui date de 1984 :
De l’Antiquité au christianisme, on passe d’une morale qui était essentiellement recherche d’une éthique personnelle à une morale comme obéissance à un système de règles. Et si je me suis intéressé à l’Antiquité, c’est que, pour toute une série de raisons, l’idée d’une morale comme obéissance à un code de règles est en train, maintenant, de disparaître, a déjà disparu. Et à cette absence de morale répond, doit répondre une recherche qui est celle d’une esthétique de l’existence76.
Cette esthétique foucaldienne de l’existence a été critiquée, justement, entre autres, par Pierre Hadot qui a reproché à Foucault de promouvoir « une culture de soi trop purement esthétique, c’est-à-dire, je le crains – écrit-il –, une nouvelle forme de dandysme, version fin du XXe siècle. »77 Sans entrer dans ce débat, ni même dans l’étude de la réception des remarques critiques de Hadot par les chercheurs foucaldiens78, je voudrais me concentrer, pour finir, sur une autre problématique, en l’occurrence celle du rapport, chez le dernier Foucault, tout spécialement dans Le courage de vérité, entre son esthétique de l’existence (faire de sa vie une œuvre d’art) intimement liée à la question de la sensation et de la corporéité, et sa conception de l’œuvre d’art et de l’art moderne en général. Comment envisage-t-il ce rapport dans son dernier cours au Collège de France ? Quelle conclusion en tire-t-il ? Les conceptions sur l’art contemporain qui découlent de sa vision de l’esthétique de l’existence sont-elles justifiables ?
Le concept d’esthétique de l’existence apparaît, dans Le courage de la vérité, surtout dans son rapport avec l’école cynique à laquelle Foucault a consacré la dernière partie de son cours. Foucault insiste sur le fait qu’il faut analyser le cynisme dans le cadre de l’histoire de la philosophie entendue comme une histoire des arts d’existence intimement liée à la question de la parrêsia, du dire-vrai79. L’importance capitale du cynisme, à ses yeux, est d’avoir construit l’idée de la vraie vie sans que celle-ci soit nécessairement liée au désir de dire la vérité, c’est-à-dire d’avoir réduit, autant que possible, la place du discours dans cette forme de vie. Si le cynisme établit avec le réel un rapport « de réduction à l’élémentaire depuis le refus agressif des normes sociales », ce geste provocateur implique la force non pas de la vérité énoncée mais celle de la vérité vécue : « il s’agit de voir jusqu’à quel point des vérités supportent d’être vécues, et de faire de l’existence le point de manifestation intolérable de la vérité. »80 « Agir en cynique – dit F. Nègre qui mentionne d’ailleurs, dans son étude, la métaphore plotinienne citée plus haut –, c’est donc sculpter son existence comme un chef d’œuvre […], donner volume, surface, nature, épaisseur, consistance et harmonie à un quotidien ainsi transfiguré. » Toutefois, il est difficile de soutenir avec lui que le cynique entretient « plus de lien avec le beau qu’avec le vrai »81, étant donné que le vrai, dans cette esthétique cynique, semble être, tout au contraire, plus important que le beau lui-même.
Avant de commencer son étude sur les cyniques, Foucault déclare, d’une part : « L’art de l’existence et le discours vrai, la relation entre l’existence belle et la vraie vie, la vie dans la vérité, la vie pour la vérité, c’est un peu cela que je voulais essayer de ressaisir »82. D’autre part, en parlant de l’école cynique, il va jusqu’à disqualifier le concept de beauté du domaine de l’esthétique de l’existence. Effectivement, Foucault met l’accent sur « la valorisation de la saleté, de la laideur, de la disgrâce » en soulignant que cet aspect « n’était pas très facile à accepter dans des sociétés si attachées aux valeurs de beauté, aux valeurs de la plastique dans le corps humain, dans le geste humain, dans les attitudes, dans la tenue des individus. »83 F. Gros souligne avec raison que « l’analyse de la parrêsia cynique aura donc mené Foucault très loin, et presque à l’opposé du souci de soi stoïcien qui l’avait occupé durant l’année 1982 au Collège de France. »84
Sénèque, pour s’exercer ou se protéger contre un événement possible, était capable de vivre, « pendant quelques jours, trois ou quatre », dans la pauvreté ; il faut imaginer le « richissime » Sénèque installé sur un grabat, mangeant le moins possible, et pendant ce temps élaborant une théorie séduisante fondée sur ces mêmes expériences furtives. Cette pauvreté, écrit Foucault, est « virtuelle, d’attitude »85. Tout au contraire, la pauvreté cynique est « effective, matérielle, physique » : au lieu de parler de la pauvreté et de s’y essayer de temps en temps, le cynique choisit un mode de vie qui est « une pauvreté effective de dépouillement, une pauvreté indéfinie en travail indéfinie sur soi-même. »86 Le courage cynique de la vérité est justement cela : « dans le cas du scandale cynique – c’est là ce qui me paraît important et mérite d’être retenu, isolé – on risque sa vie, non pas seulement en disant la vérité, pour la dire, mais par la manière dont on vit. Dans tous les sens du mot français, on « expose » sa vie. C’est-à-dire qu’on la montre et on la risque. »87
Par leur « vie comme manifestation de rupture scandaleuse »88, les cyniques – Foucault parle surtout de Diogène, Cratès, Démonax et Pérégrinus – soulignent le besoin impératif de la vérité comme élément fondamental du gouvernement de soi et des autres.
Il s’agit bien de quelqu’un qui, dans sa vie même, dans sa vie de chien, n’a pas cessé […] d’être dans son corps, dans sa vie, dans ses gestes, dans sa frugalité, dans ses renoncements, dans son ascèse, le témoin vivant de la vérité. Il a souffert, il a enduré, il s’est privé pour que la vérité prenne, en quelque sorte, corps dans sa propre vie, dans sa propre existence, prenne corps dans son corps. […] La vie comme présence immédiate, éclatante et sauvage de la vérité, c’est cela qui est manifesté dans le cynisme89.
L’effet paradoxal est que la vie cynique non seulement incarne la doctrine philosophique la plus radicale possible, montrant continuellement aux yeux de tous « une vie de pauvreté scandaleuse, insupportable, laide, dépendante et humiliée », mais aussi permet un mode de vie dont la véritable beauté est due à l’harmonie entre le discours et la vie vécue. Comme on peut lire dans le Lachês de Platon (188c–d) – texte capital pour les travaux de Foucault sur l’histoire de l’esthétique de l’existence, même si, du point de vue cynique, le projet développé par Platon reste un discours théorique que Socrate n’a pas pu ou pas voulu mettre en pratique dans toute sa radicalité – : « Un tel homme est à mes yeux le musicien idéal, qui ne se contente pas de mettre la plus belle harmonie dans sa lyre ou dans quelque instrument frivole, mais qui, dans la réalité de sa vie, met d’accord ses paroles et ses actes »90. Le philosophe cynique devient, dans cette perspective, le « martyr », l’« ange », le « prophète » ou même le « héros » de la vérité91, de sorte que la vérité qu’il professe se manifeste tout au long de sa vie, dans tous ces actes, et dans toute sa manière de vivre. C’est l’harmonie complète entre son logos et son bios qui donne la vraie beauté de sa vie philosophique, même si, vue de dehors, elle semble sombrer dans la saleté et la laideur.
L’esthétique foucaldienne de l’existence, à travers son analyse du cynisme, apparaît donc, d’une part, étroitement liée à la problématique de la « sensation », c’est-à-dire de la dramatisation corporelle de la vérité qui se fait continuellement voir dans la vie du cynique, laquelle joue incessamment, devant les yeux de tous, par sa propre visibilité scandaleuse, un rôle à la fois « éthique » et « politique » ; d’autre part, elle est liée à l’unité harmonieuse entre discours et mode de vie. Ce dernier aspect de la philosophie cynique, de nature « éthico-esthétique », correspond à la vérité vécue qui resplendit – à travers ou malgré son éventuelle laideur et saleté – sur la figure du cynique. L’élément peut-être le plus intéressant et en même temps le plus discutable de l’analyse historique et philosophique ou esthétique de Foucault est le lien qu’il établit entre la philosophie cynique antique et « le courage de l’art [moderne] dans sa vérité barbare », l’art moderne entendu – chez Baudelaire, Manet, Beckett ou Bacon – comme « irruption sauvage du vrai » : « c’est dans l’art surtout que se concentrent, dans le monde moderne, dans notre monde à nous, les formes les plus intenses d’un dire-vrai qui a le courage de prendre le risque de blesser. »92 L’art moderne serait une « mise à nu et réduction à l’élémentaire de l’existence » ou encore un lieu d’irruption de « la vérité qui se fait jour »93.
Cette analogie entre l’esthétique (au sens strict du mot, entendu comme théorie de l’art) de Beckett ou Bacon et l’esthétique cynique de l’existence est, il me semble, problématique. Prenons l’exemple de Beckett dont les divers écrits ont sans doute représenté l’un des plus importants – sinon le plus important – évènements de la littérature d’après-guerre voire du XXe siècle. La question suivante mérite d’être posée : quelles sont, finalement, les « vérités » exprimées par Beckett, par exemple, dans En attendant Godot, Fin de partie, Oh les beaux jours, Cendres ou encore dans ses derniers chefs d’œuvre, Mal vu mal dit et Cap au pire ? S’agit-il, au fond, d’une volonté ou d’un courage de dire la vérité qui, tout simplement, se passerait du langage pour formuler son message « militant » et « universel »94 ? Bien au contraire, il me semble qu’il y est question d’un rapport extrêmement difficile, austère, voire turbulent avec la parole qui rend presque impossible tout « dire-vrai ». « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore » – ce sont des phrases célèbres de Cap au pire95. Autre exemple dans Textes pour rien – texte que Foucault cite au début de Qu’est-ce qu’un auteur ? – « Les mots aussi, lents, lents, le sujet meurt avant d’atteindre le verbe, les mots s’arrêtent aussi. […] Qu’importe qui parle, quelqu’un a dit qu’importe qui parle. Il va y avoir un départ, j’en serai, ce ne sera pas moi, je serai ici, je me dirai loin, ce ne sera pas moi, je ne dirai rien, il va y avoir une histoire, quelqu’un va essayer de raconter une histoire. »96 On peut aussi songer au monologue de Winnie dans Oh les beaux jours : « Il y a si peu qu’on puisse parler. (Un temps.) On dit tout. (Un temps.) Tout ce qu’on peut. (Un temps.) Et pas un mot de vrai nulle part. (Un temps.) »97 Enfin, il y a la correspondance de Beckett où l’écrivain s’exprime au sujet d’En attendant Godot, évoquant, par exemple, la simplicité de cette pièce irréductible à ses prétendues vérités98, ou sa manière de parler « dont la fonction n’est pas tant d’avoir un sens que de lutter, mal j’espère, contre le silence, et d’y renvoyer »99, ou encore, dans une lettre du 12 août 1948 à son ami Georges Duthuit, à propos du « courage de l’imperfection », de « l’impossibilité d’avoir jamais assez tort, d’être jamais assez ridicule et sans armes » : « Ne pas avoir à s’exprimer ni à se mêler d’un maximum quelconque, dans son monde sans nombre ni valeur ni accomplissement, c’est quand même un jeu à tenter, nécessité à tenter, et qui ne réussira jamais, si ça réussit. Coller à la nécessité, comment faire autrement, en s’en sachant loin, en souffrant de dire savoir, et en le disant, de loin en loin. »100
Cette attitude résolument hésitante à l’égard de la parole, assez constante dans les écrits de Beckett, ce « désir – comme le dit Foucault lui-même en 1971 – de n’avoir pas à commencer […], de se retrouver, d’entrée de jeu, de l’autre côté du discours »101 paraît nettement diverger de l’attitude des cyniques en ce que cette dernière, selon Foucault, est articulée « sur le principe du dire-vrai, du dire-vrai sans honte et sans crainte, du dire-vrai illimité et courageux » ou encore sur « le courage insolent de se montrer tel qu’il est »102. Effectivement, il y a chez Beckett, d’une part, une incapacité de dire et de parler – qui va de pair avec un discours ou plutôt une murmure qui n’en finit pas chez presque tous ses protagonistes –, une impossibilité tragique ou un échec inévitable et grotesque de dire « sa vérité » ou « la vérité », une expérience effrayante de l’ineffabilité dont l’origine est peut-être dans « l’obstination de la pensée à se tenir droite au bord du vide »103. D’autre part, ce que l’on trouve chez Beckett, ce ne sont pas, à proprement parler, des « vérités », mais bien plutôt une série de descriptions à la fois perçantes et précises, violentes et tendres, désespérantes, bien que pleines d’un espoir insensé du phénomène humain dans tout son antagonisme : on continue à crier des blasphèmes sur Dieu tout en n’étant pas capable de ne pas essayer de prier de temps en temps, ainsi qu’on haït l’autre ou soi-même jusqu’à la mort bien que cette haine semble parfois être identique à un amour ou un regret qui nous hantent pendant toute notre vie (Fin de partie) ; on semble vivre dans une désillusion qui n’en finit plus et on ne cesse de se remémorer et d’attendre des images d’un passé ou d’un avenir plus heureux (En attendant Godot, Textes pour rien) ; le désir de tuer et de mourir dans cette vie qui semble être privée de sens nous obsède, mais il nous est impossible d’oublier ceux que nous avons aimés et perdus et dont le silhouette ne cesse de réapparaître devant nos yeux : nous les regardons avec des larmes dans les yeux (Cendres, Tous ceux qui tombent, Mal vu mal dit).
Est-ce que c’est une vérité, est-ce que c’est un courage ? D’ailleurs, la parrêsia, le dire-vrai, le franc-parler, la parole libre – qui est au cœur des recherches du dernier Foucault – est-elle vraiment une catégorie « esthétique » ? Peut-elle, par exemple, faire partie intégrante et constitutive des œuvres beckettiennes ou encore, plus généralement, des œuvres d’art ? Pour ma part, il me semble que la beauté éblouissante de l’art de Beckett ne provient pas de sa « hardiesse de dire la vérité », de ses « vérités » exprimées courageusement et scandaleusement, mais de sa capacité de s’approcher avec une patience et une précision extrêmes, s’enfonçant de plus en plus dans le silence, du réel qui nous entoure et que, normalement, nous tolérons à peine : il nous manque tout simplement la force de le supporter104. Il n’est pas question, chez Beckett, de vérités ou de mensonges : il est question du réel et du semblant. Si l’art est un courage, il n’est certainement pas, chez Beckett – ou même chez Manet ou chez Bacon –, le courage de la vérité, mais plutôt le désir intransigeant de la réalité (voué sans doute, dès le départ, à l’échec). Comme le dit Alain Badiou commentant « la beauté de la prose » chez Beckett : « Parce que toute beauté, et singulièrement celle qu’il vise, a pour destin de séparer. Séparer l’apparence, qu’elle restitue et oblitère, de ce qui est le noyau universel de l’expérience. »105
De la sorte, faire de sa vie une œuvre d’art et un lieu d’irruption de la vérité sauvage ou barbare n’est peut-être pas, comme le voudrait Foucault, analogue à la création artistique moderne, car cette dernière présume, me semble-il, d’autre conditions formelles, artistiques ou philosophiques que l’invention scandaleuse du soi ou la manifestation à tout prix de la vérité ; ce qui revient à dire qu’on ne peut pas transposer directement le projet d’une stylistique de l’existence en une forme esthétique au sens strict du terme (en une œuvre d’art). Vivre dans et selon la vérité professée est peut-être, pour l’homme, la plus brillante œuvre « esthétique », « éthique » et « politique » possible, et cette œuvre, dans toute sa beauté (ou même dans son éventuelle laideur), est digne d’être l’objet de l’esthétique, au sens large du terme. Nous sommes avant tout les sculpteurs, les poètes de nous-mêmes, de notre existence. Toutefois, il me semble que l’œuvre d’art est bien autre chose qu’un scandale, une manifestation, un témoignage ou un cri de la vérité. Aussi est-il sans doute plus justifié de s’en tenir, pour une lecture et une compréhension mieux calibrée de l’art moderne, à l’esthétique « en dehors de l’esthétique de l’existence », que Foucault avait lui-même développée dans les années 60 et 70 autour, entre autres, de l’œuvre beckettienne. Comme il le dit lui-même dans un essai de 1966, en soulignant que penser la littérature entendue comme « langage sur le dehors de tout langage, paroles sur le versant invisible des mots » n’équivaut point à « penser la vérité » :
La littérature, ce n’est pas le langage se rapprochant de soi jusqu’au point de sa brûlante manifestation, c’est le langage se mettant au plus loin de lui-même ; et si, en cette mise « hors de soi », il dévoile son être propre, cette clarté soudaine révèle un écart plutôt qu’un repli, une dispersion plutôt qu’un retour des signes sur eux-mêmes. […] Et ce qu’est le langage (non pas ce qu’il veut dire, non pas la forme par laquelle il le dit), ce qu’il est en son être, c’est cette voix si fine, ce recul si imperceptible, cette faiblesse au cœur et alentour de toute chose, de tout visage, qui baigne d’une même clarté neutre – jour et nuit à la fois –, l’effort tardif de l’origine, l’érosion matinale de la mort106.
F. Nègre : « L’esthétique de l’existence dans le dernier Foucault », Raison présente 118, 1996 : 47–71, p. 46.↩︎
M. Foucault : « Le souci de la vérité », « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », in : Dits et écrits, t. II, Paris : Gallimard, 2004 : 1490 et 1443.↩︎
Ibid. : 1443.↩︎
Ibid. : 1436.↩︎
J. Levinson (ed.) : The Oxford Handbook of Aesthetics, Oxford : Oxford University Press, 2003 : 3.↩︎
A. Souriau & E. Souriau (eds.) : Vocabulaire d’esthétique, Paris : Puf, 1990 : 692.↩︎
Dictionnaire de la philosophie, Paris : Albin Michel, 2000 : 551–552. (Art. « Esthétique ») Cf. aussi, entre autres, la définition d’Yves Michaud : « Ce livre traite des critères et du jugement esthétique. Avec la question de la théorie de l’art (déterminer quels objets sont des œuvres d’art et pourquoi) et celle de la nature de l’expérience esthétique, cette question couvre l’essentiel du domaine de l’esthétique. » (Y. Michaud : Critères esthétiques et jugement de goût, Paris : Hachette Littératures, 2007 : 7.)↩︎
F. Nègre : « L’esthétique de l’existence dans le dernier Foucault », op.cit. : 49.↩︎
M. Foucault : L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981–1982, Paris : Seuil/Gallimard, 2001 : 240.↩︎
Idem.↩︎
G. W. F. Hegel : Vorlesungen über die Ästhetik, t. I., Frankfurt-am-Main : Suhrkamp, 1989 : 13.↩︎
Ibid. : 14.↩︎
En dehors, bien évidemment, de ces textes eux-mêmes, cf. surtout la présentation générale dans l’article « Esthétique » de M. Jimenez dans Vocabulaire européen des philosophies, ed. B. Cassin, Paris : Seuil/Le Robert, 2004 : 415–418 ; C. Talon-Hugon : L’esthétique, Paris : Puf, 2004 ; les entrées du volume intitulé Ästhetik und Kunstphilosophie von der Antike bis zur Gegenwart in Einzeldarstellungen, éd. J. Nida-Rümelin et M. Betzler, Stuttgart : Kröner, 1998.↩︎
W. Welsch : Grenzgänge der Ästhetik, Stuttgart : Reclam, 1996 : 137.↩︎
G. Lukács : Philosophie de l’art : 1912–1914. Premiers écrits sur l’esthétique, Paris : Klincksieck, 1981 : 3. Pour une conception analogue de l’esthétique comme philosophie de l’art cf. le Breviario di estetica (1913) et l’Aesthetica in nuce (1928) de B. Croce. Pour l’esthétique de Croce voir, par exemple, l’article de P. d’Angelo : « L’esthétique de Benedetto Croce », Revue internationale de philosophie, 2014/2, 117–130.↩︎
Ajoutons pourtant que l’approche kantienne – chez le jeune Lukács tout comme dans la pensée esthétique moderne et contemporaine – a été, elle aussi, décisive. Cf., par exemple, les deux livres importants de Hermann Cohen, Kant´s Begründung der Aesthetik (1889) et son Aesthetik des reinen Gefühls (1912).↩︎
W. Welsch : Ästhetisches Denken, Stuttgart : Reclam, 2006 : 11–12.↩︎
W. Welsch : Grenzgänge der Ästhetik, op.cit. : 41.↩︎
Ibid. : 21. Cf. aussi son étude sur la conception de la sensation chez Aristote : W. Welsch : Aisthesis : Grundzüge und Perspektiven der Aristotelischen Sinneslehre, Stuttgart : Klett-Cotta, 1987.↩︎
W. Welsch : Grenzgänge der Ästhetik, op.cit. : 136.↩︎
Ibid. : 172.↩︎
H. U. von Balthasar : La Gloire et la croix. Aspects esthétiques de la Révélation, Paris : Aubier, 1965–1982.↩︎
J.-E. Bertholet : « L’univers théologique de Hans Urs von Balthasar. Une approche de son œuvre », Revue de Théologie et de Philosophie, Troisième série, 117/3, 1985 : 185–195, p. 188.↩︎
Ibid. : 189.↩︎
G. Lukács : Philosophie de l’art, op.cit. : 4.↩︎
Ibid. : 4–5.↩︎
Ibid. : 7.↩︎
Cf. Á. Heller : « L’esthétique de György Lukács », L’Homme et la société, n. 9, 1968 : 221–231, p. 222.↩︎
V. Verra : « L’esthétique hégélienne dans l’interprétation de Gadamer », in F. Dagognet, P. Osmo (eds) : Autour de Hegel. Hommage à Bernard Bourgeois, Paris : Vrin, 2000 : 417–427, p. 421.↩︎
H.-G. Gadamer : « Wahrheit und Methode », in : Gesammelte Werke, t. I, Tübingen : Mohr, 1990, 94–106 (« Kritik der Abstraktion des ästhetischen Bewußtseins »).↩︎
J.-L. Chrétien : L’effroi du beau, Paris : Cerf, 1987 (« Il faut surmonter l’esthétique pour penser la beauté, si elle est le visage même de l’Être. Les questions qu’elle fait surgir ne sont pas régionales, elles mettent en cause l’être entier de l’homme et les voies selon lesquelles il peut se perdre ou se retrouver. »).↩︎
J.-L. Marion : La croisée du visible, Paris : Puf, 2007 : 7 : « La question de la peinture n’appartient ni d’abord, ni uniquement aux peintres, moins encore aux seuls esthéticiens. Elle appartient à la visibilité elle-même, donc à tous, à la sensation commune. »↩︎
R. Barthes : Le bruissement de la langue, Paris : Seuil, 1984 : 66.↩︎
J. Derrida : De la grammatologie, Paris : Minuit, 1967 : 227. Cf. R. Barthes : S/Z, Paris, Seuil : 2002, 11 : « Il s’agit, contre toute indifférence, d’affirmer l’être de la pluralité, qui n’est pas celui du vrai, du probable ou même du possible. Cette affirmation nécessaire est cependant difficile, car en même temps que rien n’existe en dehors du texte, il n’y a jamais un tout du texte. »↩︎
M. Foucault : Le courage de la vérité. Cours au Collège de France, 1984, Paris : Seuil/Gallimard, 2009 : 173.↩︎
Ibid. : 218.↩︎
« Mais, après tout, il faut bien se [le rappeler], pour l’homme, sa manière d’être et de se conduire, l’aspect que son existence fait apparaître aux yeux des autres et aux siens propres, la trace également que cette existence peut laisser et laissera dans le souvenir des autres après sa mort, cette manière d’être, cet aspect, cette trace ont été un objet de préoccupation esthétique. Ils ont suscité pour lui un souci de beauté, d’éclat et de perfection, un travail continu et continûment renouvelé de mise en forme, au moins autant que la forme que ces mêmes hommes ont essayé de donner aux dieux, aux temples ou à la chanson des mots. Cette esthétique de l’existence est un objet historique essentiel qu’il ne faut pas oublier au profit, soit d’une métaphysique de l’âme, soit d’une esthétique des choses et des mots. » (Ibid. : 150)↩︎
M. Foucault : « Qu’est-ce qu’un auteur ? », in Dits et écrits, t. I, op.cit. : 821–822.↩︎
G. Lukács : Philosophie de l’art, op.cit. : 8.↩︎
J.-G. Merquior : Foucault ou le nihilisme de la chair, Paris : Puf, 1986 : 163.↩︎
C. Talon-Hugon : L’esthétique, op.cit. : 7.↩︎
Saint Augustin : Commentaire de la première épître de s. Jean, Paris : Cerf, 1961 : 399 (IX, 9).↩︎
Pour une « problématisation » plus ample de cette question, cf. Á. Cseke : A középkor és az esztétika, Budapest : Akadémiai, 2010.↩︎
J. Maritain : Art et scolastique, Paris : Desclée, 1965 ; E. de Bruyne : Études d’esthétique médiévale, Brugge : De Tempel, 1946 ; W. Tatarkiewicz : History of Aesthetics II. Medieval Aesthetics, Paris/The Hague : Mouton, 1970.↩︎
J. Maritain : Art et scolastique, op.cit. : 9.↩︎
Cf. J. Maritain : Creative Intuition in Art and Poetry, New York : Pantheon, 1955.↩︎
R. Assunto : La critica d’arte nel pensiero medievale, Milano : Il Saggiatore, 1961.↩︎
Voire Q. Cataudela : « Estetica cristiana », in Momenti e problemi di storia dell’estetica I, Milano : Marzorati, 1959 ; U. R. Jeck : « Philosophie der Kunst und Theorie des Schönen bei Ps.-Dionysius Areopagites », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale 7, 1996 : 1–38.↩︎
U. Eco : Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Paris : Grasset, 1997 : 36, 42, 149.↩︎
Voire l’article décisif de J. A. Aersten : « Beauty: a Forgotten Transcendental? », Medieval Philosophy and Theology 1, 1991 : 68–97.↩︎
Cf. l’article classique d’O. Kristeller : « The Modern System of the Arts: A Study in the History of Aesthetics, Part I », Journal of the History of Ideas 12, 1951 : 496–527.↩︎
É. Gilson : The Arts of the Beautiful, Champaign : Dalkey, 2000 : 113.↩︎
« Der « moderne » Mensch überschätzt die Kunst maßlos, weil er den Sinn für die intelligibile Schönheit verloren hat, den der Neoplatonismus und das Mittelalter besaß. « Sero te amavi, pulchritudo tam antiqua et tam nova, sero te amavi », sagt Augustin zu Gott (Conf. X, 23, 38). Hier ist eine Schönheit gemeint von der die Aesthetik nichts weiß. » E. R. Curtius : Europäische Literatur und Lateinisches Mittelalter, Bern & München : A. Francke, 1965 : 229.↩︎
Cf. J.-L. Chrétien : L’arche de la parole, Paris : Puf, 1999 : 110.↩︎
Cf. par exemple le commentaire de Grégoire de Nysse aux mots bibliques « Oui, tu es belle, ma toute proche » (Ct 1, 15) : « Par ces paroles, le Verbe nous enseigne que ce qui procure ce recouvrement de la beauté, c’est le fait de s’approcher de la vraie Beauté dont on s’est éloigné. […] Puis donc que, ayant rejeté le vice derrière elle, l’âme purifiée par le Verbe a reçu en elle-même le disque du soleil et a brillé de l’éclat même de cette lumière apparue en elle, pour ce motif le Verbe lui dit : « Tu es devenue belle dès lors que tu t’es approchée de ma lumière, attirant en toi, par cette approche même, la participation à la Beauté ». » Grégoire de Nysse : Homélies sur le Cantique des cantiques, Paris : Lessius, 2008 : 99–100.↩︎
M. Foucault : « Espace, savoir et pouvoir », Dits et écrits, t. II, op.cit. : 1099.↩︎
J. Nida-Rümelin : « Vorwort », in Ästhetik und Kunstphilosophie von der Antike bis zur Gegenwart, op.cit. : XI.↩︎
Pour une lecture analogue de l’esthétique antique, cf., entre autres, J. Patočka : L’Art et le temps, Paris : P. O. L., 1991 ; E. Grassi : Die Theorie des Schönen in der Antike, Köln : DuMont Schauberg, 1962.↩︎
F. Nègre : « L’esthétique de l’existence chez Foucault », op.cit. : 68.↩︎
Cf. P. Courcelle : Recherches sur les Confessions de saint Augustin, Paris : Éditions E. de Boccard, 1968, p. 461 et suivantes.↩︎
Cf. P. Hadot : Plotin ou la simplicité du regard, Paris : Gallimard, 2002 : 20.↩︎
P. Hadot : Exercices spirituels et philosophie antique, Paris : Albin Michel, 2002 : 58–59. Cf. e.g. M. Foucault : Histoire de la sexualité II. L’usage des plaisirs, Paris : Gallimard, 2011 : 15.↩︎
M. Foucault : « Le souci de la vérité », in Dits et écrits II, op.cit. : 1490.↩︎
P. Hadot : Plotin, op.cit. : 48.↩︎
M. Foucault : Histoire de la sexualité III. Le souci de soi, Paris : Gallimard, 2009 : 65. Cf. M. Onfray : La Sculpture de soi. La morale esthétique, Paris : Grasset, 1993.↩︎
M. Foucault : Histoire de la sexualité II., op.cit. : 17.↩︎
Cf. M. Foucault : L’herméneutique du sujet, op.cit. : 14 et 25.↩︎
M. Foucault : Histoire de la sexualité II, op.cit. : 19.↩︎
D. Lorenzini : Éthique et politique de soi. Foucault, Hadot, Cavell et les techniques de l’ordinaire, Paris : Vrin, 2015 : 230. Cf. aussi l’article de T. Flynn qui compare l’approche de Foucault à celle de J.-P. Sartre : « Philosophy as a way of life: Foucault and Hadot », Philosophy & Social Criticism 31 : 609–622, p. 618.↩︎
M. Foucault : Histoire de la sexualité II, op.cit. : 18.↩︎
Idem. Cf. aussi : Le courage de la vérité, op.cit. : 235.↩︎
M. Foucault : « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », in Dits et écrits II, op.cit. : 1429.↩︎
Ibid. : 1237 ; Le courage de la vérité, op.cit. : 62.↩︎
M. Foucault : Histoire de la sexualité II, op.cit. : 123.↩︎
M. Foucault : « À propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu du travail en cours », in Dits et écrits, t. II, op.cit. : 1443.↩︎
Ibid. : 1550 (‘Une esthétique de l’existence’).↩︎
P. Hadot : Exercices spirituels, op.cit. : 331.↩︎
Cf. D. Lorenzini : Éthique et politique de soi, op.cit. : 203–242, ainsi que M. Montanari, Hadot e Foucault nello specchio dei Greci. La filosofia antica come esercizio di trasformazione, Milano : Mimesis, 2009.↩︎
M. Foucault : Le courage de la vérité, op.cit. : 262.↩︎
F. Gros : « La parrhêsia chez Foucault (1982–1984) », in F. Gros (ed.) : Foucault. Le courage de la vérité, Paris : Puf, 2012 : 163, 165.↩︎
F. Nègre : « L’esthétique de l’existence dans le dernier Foucault », op.cit. : 52.↩︎
M. Foucault : Le courage de la vérité, op.cit. : 150.↩︎
Ibid. : 239.↩︎
F. Gros : « La parrhêsia chez Foucault », in F. Gros (ed.) : Foucault. Le courage de la vérité, op.cit. : 145.↩︎
M. Foucault : Le courage de la vérité, op.cit. : 237–238.↩︎
Idem.↩︎
Ibid. : 216.↩︎
Ibid. : 173.↩︎
Ibid. : 160.↩︎
Ibid. : 136.↩︎
Voir, respectivement, ibid. : 160, 154, 156 et 195.↩︎
Ibid. : 174.↩︎
Idem.↩︎
Ibid. : 261.↩︎
S. Beckett : Cap au pire, tr. E. Fournier, Paris : Minuit, 1991 : 8.↩︎
S. Beckett : Nouvelles et textes pour rien, Paris : Minuit, 2009 : 125, 129.↩︎
S. Beckett : Oh les beaux jours, Paris : Minuit, 1963 : 70.↩︎
« Do try and see the thing primarily in its simplicity, the waiting, the not knowing why, or where, or when, or for what. […] Confusion of mind and identity is an indispensable element of the play and the effort to clear up the ensuing obscurities which seems to have exercized most critics to the point of blinding them to the central simplicity, strikes me as quite nugatory. » (Lettre à D. Smith, 1er avril 1956). Craig et al. (eds) : The Letters of Samuel Beckett : Vol. 2, 1941–1956, Cambridge : Cambridge University Press, 2011 : 610.↩︎
Ibid. : 475 (Lettre à E. Coster, 11 mars 1954).↩︎
M. Foucault : Le courage de la vérité, op.cit. : 100–101.↩︎
M. Foucault : L’ordre du discours, Paris : Gallimard, 1971 : 8.↩︎
M. Foucault : Le courage de la vérité, op.cit. : 153 et 310.↩︎
N. Léger : Les vies silencieuses de Samuel Beckett, Paris : Allia, 2006 : 64.↩︎
Cf. la remarque de C. Rosset (Le réel et son double, Paris : Gallimard, 1993 : 7) : « Rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter sans réserves l’impérieuse prérogative du réel. Cette faculté se trouve si souvent prise en défaut qu’il semble raisonnable d’imaginer qu’elle n’implique pas la reconnaissance d’un droit imprescriptible – celui du réel à être perçu – mais figure plutôt une sorte de tolérance, conditionnelle et provisoire. Le réel n’est généralement admis que sous certaines conditions et seulement jusqu’à un certain point : s’il abuse et se montre déplaisant, la tolérance est suspendue. »↩︎
A. Badiou : Beckett. L’incrévable désir, Paris : Fayard, 2011 : 17.↩︎
M. Foucault : « La pensée du dehors », in Dits et écrits t. I, op.cit. : 548 et 567.↩︎