Verbum Analecta Neolatina XXI, 2020/1–2

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L’expérience transfrontalière – au premier comme au second degré – reste fort caractéristique dans une région où les frontières ethniques et nationales avaient toujours été différentes, dans une région où – depuis le début de son histoire et en particulier au 20e siècle – il a fallu à plusieurs reprises repenser l’identité individuelle, communautaire ou nationale selon des unités qui se reformaient, et les points de référence qui se renouvelaient. Je parle de l’Europe centrale, d’une région particulièrement difficile à définir, d’un phénomène étrange, dont l’existence fait désormais l’objet d’une polémique à plusieurs volants – beaucoup la considèrent comme désuète ou comme n’ayant jamais existé.

Où est cette région de l’Europe centrale, à l’Ouest ou à l’Est ? Où ses « frontières » se situent-elles, a-t-elle des frontières ? S’il est difficile de répondre à ces questions, c’est parce que le concept de l’Europe centrale est en permanente évolution, son usage est multiple ; la région connaît plusieurs interprétations selon des critères géographiques, politiques, culturels. Géographiquement et culturellement, le plus souvent, on appelle Europe centrale les pays situés à l’est de l’Elbe, mais appartenant à la culture occidentale, pour la plupart catholique, mais aussi à minorité protestante. (Certes, le critère géographique reste assez incertain, pointé par notre définition cocasse : « L’Europe centrale est la partie du continent qui est considérée comme l’Est en Europe Occidentale et comme l’Ouest en Europe Orientale. ») Dans la plupart des définitions, on retrouve la vulnérabilité face aux rapports de force des grandes puissances ainsi que l’exposition de l’auto-identité des petites nations et de l’évolution culturelle interne à ces derniers. Cette région est tombée plus d’une fois sous la coupe et l’autorité des grandes puissances orientales, ce qui a généré par ces occasions une assez grande tension entre l’identité culturelle (occidentale à la base) et l’emplacement géopolitique, ce qui a influencé à terme l’évolution de la mentalité de ces peuples. L’autorité turque, puis soviétique et l’intégration échouée de la Monarchie des Habsbourg (pour n’en mentionner que les plus importantes) sont autant de raisons pour lesquelles cette région « mitoyenne » de l’Europe vit son propre sort historique entre deux grandes civilisations traditionnelles, l’Ouest et l’Est, soit qu’une sorte de « dualité » s’empreint sur son visage politique et intellectuel. (Cette zone se partage elle-même en deux régions, Est et Ouest, le long de frontières visibles et invisibles, géographiques naturelles et politiques : selon la typologie de l’histoire culturelle traditionnelle, l’Allemagne et l’Autriche (ainsi que le Nord de l’Italie pour certains) appartiennent aussi à la région centre-européenne, cependant, la partie d’une Europe centrale séparée par le rideau de fer qui s’est retrouvée dans la mouvance soviétique – s’étendant des pays baltes jusqu’à la Bulgarie – est distinguée de la partie occidentale de la région, qui a parcouru un chemin profondément différent, sous la désignation d’Europe médiane). Il ressort bien que cette région mitoyenne n’a pas des frontières et des traits aussi précis que ceux qui caractérisent plus ou moins bien l’Ouest ou la Russie. Puisque la place dans l’histoire de cette région est un espace de fugacité, si ses frontières externes et internes varient dans l’espace comme dans le temps, si elle se déplace entre Ouest et Est, la relativité n’est-elle pas justement son trait historique principal ? L’Europe centrale ne peut être interprétée que par rapport à l’Ouest et à l’Est, dans le contexte du rapport entre ces deux. En effet, l’Europe centrale n’était pas un pont en pierres, mais – pour reprendre la très juste analogie d’Endre Ady, poète hongrois du 20e siècle – un ferry entre les deux rivages plus ou moins stables de l’Europe.

Ce n’est pas par hasard qu’après les cataclysmes et tournants historiques, tels que la première et la seconde guerres mondiales ou la chute de la sphère de pouvoir soviétique, à ces moments dits de changement de régime, l’interprétation des catégories régionales habituelles se renouvelait encore et encore.

Cependant, chose importante de notre point de vue, l’idée récurrente comme quoi l’histoire des peuples danubiens ou de l’ancien territoire de la Monarchie – pour évoquer l’un des éléments géographiques et l’une des entités politiques symboliques de la région – fait apparaître une communauté intellectuelle, matérielle dans le souvenir culturel, qu’il faudrait prendre le chemin d’une coopération mutuelle dans le cadre de l’intégration européenne, était représentée dans la pensée publique intellectuelle avant tout par la littérature.

C’est un fait incontestable que l’Europe centrale est aujourd’hui un concept littéraire plutôt qu’une réalité économique, politique et intellectuelle, un concept maintenu en vie par des écrivains tels que le Polonais Milosz, le Tchèque Kundera ou le Hongrois Miklós Mészöly. (Je peux faire allusion – entre autres et parmi les œuvres des écrivains ci-dessus mentionnés – à l’essai de Kundera rédigé à l’occasion de son émigration en France, Un Occident kidnappé, la tragédie de l’Europe centrale, où il présente « la pensée d’Europe centrale » comme l’une des stratégies intellectuelles les plus importantes de la région.) On pourrait dire que si l’Europe centrale est devenue connue, c’est avant tout grâce à sa transposition dans la culture, en particulier dans la littérature. C’est sous cette forme qu’elle a fait carrière et sous cette forme qu’elle avait attiré l’attention des intellectuels (voire des politiques) du monde entier. Ceci souligne le fait que son principal mode d’existence est l’intrigue et la métaphore au lieu de la méditation autour d’une carte géopolitique, car ce territoire n’a pas de frontières fermes et précises, mais la culture ne nécessite rien de tel.

Par la suite, je chercherai à confronter de manière approximative deux œuvres littéraires (nées vers la chute du rideau de fer, soit des changements de régime d’Europe centrale, en 1989) qui de leur propre façon écrivent le transfrontalier, créent la construction imaginaire nommée Europe centrale. Le plus important trait en commun des deux romans, Danube de Claudio Magris (écrit en 1985) et L’Œillade de la comtesse Hahn-Hahn – en descendant le Danube de Péter Esterházy (de 1991), est le transfrontalier, étant donné que les deux livres immortalisent un voyage sur le Danube, appartenant ainsi au genre des récits de voyage.

Claudio Magris est un écrivain, publicitaire, germaniste, universitaire de renommée mondiale, qui, du fait de sa naissance à Trieste (ville italienne habitée par de nombreux autres groupes minoritaires au passé important), est particulièrement réceptif au multiculturalisme.

Le titre du livre est Danube – sans article. Cette absence d’article définit le livre à un certain égard, qui ne parle pas – ou, en tout cas, pas exclusivement – du fleuve, de la géographie ou de l’histoire du fleuve. Je cite : « Le Danube est une métaphore : la métaphore d’une identité moderne complexe et à strates contradictoires, voire de toutes sortes d’identité, car le Danube ne peut pas être identifié à un seul peuple ou une seule culture, puisqu’il traverse de nombreux pays et relie de nombreux peuples, nations, cultures, langues, traditions, systèmes politiques et sociaux1. » Danube est un livre de voyage, le protagoniste du livre parcourt le fleuve de sa source jusqu’à sa bouche à la Mer Noire, un trajet qui comporte des traversées de frontières, et il ne faut pas seulement penser ici à des frontières nationales, sociales, psychologiques, mais aussi à des frontières existant dans notre for intérieur, aux frontières de notre propre diversité.

Le voyageur entreprend son trajet suivant le cours du Danube pour explorer l’inconnu, qui diffère de l’habituel. Le voyage, au cours duquel il parcourt les territoires traversés par le fleuve où s’étaient rencontrés, mélangés et combattus autant de peuples, peut être lu comme une sorte de Bildungsroman. Magris, professeur savant, nous fais connaître les habitants avec une spectaculaire richesse de connaissances, en particulier les faits historiques et culturels connus à leurs propos. Ainsi, il voyage aussi entre les textes, étendant et rendant universel le rapport étroit entre voyage et lecture. Il lutte contre l’oubli, il devient un philologue comique-nostalgique de la vie quotidienne, qui enregistre les détails d’une manière méticuleuse et passionnée : il s’intéresse dans d’égales mesures à toutes choses, que ce soit la cathédrale d’Ulm ou la somme d’argent – 6 schillings et 2 centimes – qu’un meunier, un dénommé Monsieur Wammes, a proposé pour la restauration de l’église, de l’argent reçu en contrepartie de son pantalon vendu.

Dans Danube, tout texte et auteur mentionné est élevé au niveau canonique : ces textes sont reliés par un contexte particulier, celui de la « danubianité », et ils deviennent pour de bon des annexes idéologiques souples. Le voyageur est donc un archéologue de la réalité, qui cherche à exposer les différentes couches de la réalité qui l’entoure, tous les récits qui avaient laissé des traces en cette contrée, à l’image de l’histoire d’une personne qui se reflète dans les traits de son visage. Ce travail d’exposition, par contre, se fait par sa nature sur des plans temporels distincts, ce qui donne à Magris bien plus de latitude par rapport au démêlage des fils du récit de type focal. Et il en profite bien : il transpose les récits des auteurs précédents sur sa propre expérience, il les compare en transcendant époques, lieux et peuples, en racontant récits et histoire, ce qui fait sentir sa présence par une réflexion constante et encode au moment de la création du roman – au milieu des années 80 – notre présent, alors futur.

L’intellect de l’espace historique de l’Europe centrale se dessine justement par le fait qu’alors que le livre ne contient pas de récit continu unique, les histoires culturelles apparemment distinctes des peuples le long du fleuve se définissent mutuellement dans leur essence. Danube, qui se concentre avant tout sur la culture de la région, en sait long sur tout ce qui est plus beau, plus éthéré que nous ne le soyons nous-mêmes. En dépassant l’expérience du quotidien, il dessine les contours intellectuels que nous ne voyons même plus la plupart du temps. « Le voyageur, en descendant lentement vers son delta, se regarde dans le miroir du paysage – dans le paysage historique, naturel, artistique, psychologique, qui signifie aussi forêts, monts et vallées, mais aussi forteresses et villes ainsi que des gouffres psychiques et des tourbillons d’inconscience. Ce paysage, le reflet de son existence, contient aussi des fossiles de sa petite vie et de la grande histoire, la dépouille d’un ADN enfoui en quelque sorte, mais toujours prêt à être cloné, à reprendre vie2. »

Le roman de Péter Esterházy, sous-titré « En descendant le Danube », suit également la géographie du cours du Danube, en adjoignant les plans spatiaux et temporels de la fiction. Alors que le narrateur de Magris compile les couches du passé en évoquant l’histoire culturelle de différentes communes et villes, celui d’Esterhazy, projetant les uns sur les autres les différents plans spatiaux et temporels sans les identifier, les presse ensemble pour qu’ils ne fassent qu’un. (Le voyageur se retrouve sur le même bateau que Grillparzer et Lady Montagu, et la dame anglaise ne cesse de lire Joseph Conrad.)

Départ des conventions de genre : il manque les outils littéraires du voyage, les descriptions de paysage, la relation détaillée des changements d’espace et de lieu et contrairement à un Magris encyclopédiste, le romancier hongrois glane parmi les objets de l’héritage intellectuel et de la tradition historique et d’histoire culturelle danubiens en les réécrivant, déformant, réévaluant et réfutant ludiquement. Au sujet de la fondation de Budapest, nous apprenons que d’après les objets archéologiques, ce sont les Celtes Eravisques (Eraviscus) qui ont établi les premiers campements à l’emplacement de la ville actuelle de Budapest. Une nuit, ces Celtes Eravisques ont tous partagé le même rêve : une femme nue aux cheveux longs, qui court la nuit dans une ville inconnue, leur tournant le dos, et ils se sont donc lancés à sa poursuite. Une fois réveillés de leur rêve, ils sont partis à la recherche de cette ville ; ils ne l’ont pas trouvée, mais ils ont décidé d’en construire une qui soit comme celle du rêve. Ce récit, et ce n’est évident que pour les lecteurs hongrois, n’est nul autre qu’un renversement de notre mythe d’origine, comme quoi les ancêtres des Hongrois avaient retrouvé la patrie en poursuivant un cerf magique. (Sur les pages de ce livre apparaît d’ailleurs Claudio Magris lui-même, ou plutôt sa double féminine sous le nom Klaudia Mágris, qui, selon la fiction, « est une couleur intéressante sur la palette de l’univers hongrois, c’est une célèbre femme émancipée du tournant du dix-huitième siècle, c’est une femme merveilleusement belle, aux yeux de génisse3 » et qui avait des ambitions littéraires, envisageant d’écrire un roman sur le Danube, qui, certes, ne fut pas créé, mais – heureusement – notre protagoniste a pu faire usage de ces notes en composant son récit de voyage.)

« Il n’y a pas d’évolution. Pas d’histoire. Mais il y a le destin4. » – lit-on à un moment. Dans un exemple typique de l’ironie et de la relativisation postmodernes, le narrateur renverse les grands symboles d’Europe centrale interprétant l’existence tout comme les acceptions traditionnelles de la métaphore du Danube : « Il alla donc à contre-courant de cette emphase qui entourait le Danube, sans l’ignorer cependant ni feindre qu’il n’était pas au courant, d’autant moins qu’il dut reconnaître, embrasser, que, dans ce galimatias, dans cette pédanterie outrée, dans ce flot de paroles à la mode, il y avait tout de même quelque chose. Le Danube comme mémoire. Redécouverte de la solidarité. Route reliant les peuples. Danube et Olt parlent d’une commune voix. Le Danube comme le sine qua non de l’Europe. Le code fluide de cette bigarrure culturelle. L’artère du continent. Fleuve d’histoire. Fleuve de temps. Fleuve de culture. Fleuve d’amour. Entrave reliant les peuples. Menottes de liberté. Tout cela lui coûtait énormément5. »

Alors que Magris entreprend la reconstruction nostalgique d’un temps inexistant, reconstruit un paysage littéraire, projette un modèle d’Europe inexistant sur le Danube, Esterházy choisit le chemin de la déception, de la parodie, de la déconstruction. Ainsi, le narrateur-voyageur – contrairement au sens traditionnel du voyage – parcourt-il à la fois un chemin de connaissance et de contre-connaissance : il démantèle les certitudes et ironise sans cesse sur les concepts. Ainsi, le Danube n’est pas une reconnaissance, n’est pas une désignation de quelque chose, la répétition tautologique du nom fait ressentir l’impossibilité de le définir. « Le Danube est le Danube est le Danube6. » (Phrase qui est une transcription du fameux « The rose is a rose is a rose. » de Gertrud Stein.) Le narrateur n’est pas capable de voir la partie centrale de l’Europe comme une unité. Il s’intéresse à l’esprit du lieu, mais considère que c’est une distorsion embellissant de présumer autre chose que du désordre dans la partie du continent dont s’étaient retirées les troupes soviétiques. Une chiquenaude envers une bibliothèque d’œuvres littéraires d’Europe centrale : « A mon avis, l’Europe centrale n’est autre qu’une bille de verre, belle parmi les plus belles, inventée par Kundera dans sa triste solitude parisienne7. »

On peut facilement pointer les traits des approches manifestement contraires des deux œuvres, cependant, je crois que c’est justement la réalité complexe et contradictoire de l’Europe centrale qui ne permet pas que ces deux œuvres soient lues comme de simples œuvres d’avant et d’après le changement de régime, d’avant et d’après le post-modernisme.

La forme épique des récits de voyage – même si ce n’est qu’une occasion pour créer une fiction épique – soulève toujours la question de la validité des affirmations de l’œuvre. En général, la prose postmoderne ne se refuse pas à ouvrir les limites de la création des œuvres, donnant l’impression que les limites du texte et de la réalité dépendent de la volonté libre du narrateur ou du destinataire. En parlant du Danube, c’est l’intention du narrateur d’Esterházy de démanteler, de déconstruire la mythologie historisante des métaphores du Danube qui est mise en avant. L’autodéfinition tautologique citée tout à l’heure – « le Danube est le Danube est le Danube » – suggère que ces acceptions s’entre-éteignent et que la place de l’exclusivité doit être occupée par une interprétation particulière, « post-historique » – non au sens de Fukuyama. Or, tout complexe que soit la structure formelle de l’œuvre, de nombreux signes font penser que l’objet est incompatible avec son caractère chaotique (sans parler du fait que l’autoréflexivité de ce texte s’étend à une ironisation sur ses propres traits postmodernes.) Par exemple lorsque le Voyageur contracte une infection gastrique à bord du bateau, il se sert de la description de son état pour se moquer des mots d’ordre postmodernes : « M’étant retiré dans le petit coin de ma cabine, je réalisai immédiatement les efforts de l’attitude postmoderne déployés en faveur de la désintégration : le fait qu’elle ne reconnaît que des systèmes contingents, décentrés et divergents. Je divergeai donc8. »

La diversité qui ne peut être comprise comme une unité de l’Europe centrale est confrontée ici à un mode d’écriture qui s’appuie dans une grande mesure sur les procédés d’intégration du récit. En effet, la linéarité assure à travers les interruptions une continuité, certains composants du roman d’apprentissage sont facilement reconnaissables dans le cours épique de l’œuvre, il y a même une histoire de famille qui sous-tend le récit. L’acception du fleuve symbolisant cette région est reliée par Esterházy principalement à l’acception de la famille aristocratique étroitement liée à la Monarchie des Habsbourg, soit que l’Europe centrale est garnie de contours au titre d’une histoire de famille. Le souvenir lui-même de la Monarchie apparaît comme un faible reflet de la continuité représentée par la famille. Le vide et le désordre surgis à sa place témoignent de son absence.

La Monarchie figurait également parmi les sujets préférés de Claudio Magris. Dans ses traités – comme dans son ouvrage intitulé Le mythe habsbourgeois dans la littérature autrichienne – il s’intéresse avant tout à ce qui se trouvait derrière la monarchie en tant que forme étatique et ce qu’il en restait. Il est interpellé par les méthodes qui permettaient, au-delà du rôle cohésif de la langue allemande, de maintenir l’unité, qu’il pleuve ou qu’il vente, de cet archipel d’Europe centrale. Au-delà du mythe habsbourgeois – qui, pour lui, fonctionne si on peut le résister, si, comme à l’ère des Lumières, on peut le démonter, démolir – il s’intéresse aussi à la validité et viabilité du concept de Mitteleuropa, un concept qui, nous le savons bien, est d’origine principalement allemande. (Une Europe centrale plus vaste, occupant la moitié du continent, s’étendant de l’Allemagne aux Mers Adriatique et Noire, était un projet de conception allemande : une publicité de l’hégémonie économique. Sa variante la plus connue est l’œuvre de Friedrich Naumann parue durant la première guerre mondiale : le projet Mitteleuropa. C’est l’ouvrage qui a développé les avantages d’une « économie de grand espace » menée par les Allemands, qui a ensuite été réalisée – et discrédité avec l’idée même – par l’Empire hitlérien).

Lui, germaniste italien, connaît précisément le rôle civilisationnel des colons et des peuples germanophones dans la région du Danube, qui a pu être maintenu avec la prudence habsbourgeoise, mais il est également conscient du fait que la catastrophe de la barbarie du national-socialisme a emporté avec elle l’importance de la culture allemande. Ses efforts de regrouper (ne fût-ce que provisoirement) sous un dénominateur commun les peuples qui s’étaient autrefois établis au bord du Danube donne l’impression qu’il veut exprimer l’idée paradoxale que la culture centre-européenne est profondément différente de la culture allemande qui avait mis au jour ces grands régimes totalitaires. C’est-à-dire que Magris, dans la « déconstruction » des mythologèmes hérités des aspirations impériales allemandes et germanophones, se montre bien plus réceptif à une résistance à l’idéologisation qu’Esterházy.

Je cite son étude Mitteleuropa – le charme d’un concept : « La culture de l’Europe centrale, semble-t-il, est privilégiée par le radicalisme qui a dissipé les grandes synthèses totalitaires, et a remis en question par-là l’idée des progrès historiques. Cela explique pourquoi c’est justement vers la fin des années soixante qu’a surgi un engouement pour l’Europe centrale, alors que les grands systèmes philosophiques et les porteurs de la foi en le progrès – le libéralisme classique et le marxisme – se sont retrouvés dans une crise. » Et ce n’est pas loin de ce que Magris met en avant dans la postface de son livre, de l’expérience et du vécu postmodernes. Pour reprendre l’auteur, « L’Europe centrale est un laboratoire du nihilisme contemporain. » Qu’est-ce que cela veut dire exactement ? Il semble que l’Europe centrale représente aujourd’hui surtout le nihilisme et à la fois la résistance à celui-ci, car l’hétérogénéité disparate de sa composition nous rend conscients du fait que dans chaque réalité en apparence uniforme, il y a une pluralité d’éléments en conflit.

En résumé, nous pouvons dire que la dialectique de l’évident et du dissimulé, tout comme les questions des frontières et du transfrontalier, restent un fil permanent des polémiques entourant l’Europe centrale. Cette conscience d’une crise liée aux régimes totalitaires dans la culture de l’ère moderne a peut-être attiré et attire l’attention sur l’identité des peuples vivant dans cette région et au mythe d’Europe centrale comme tissu historico-culturel, qui est incontournable, mais qui ne peut jamais être entièrement décodé. A ce phénomène particulier, dans le contexte duquel le milieu littéraire – comme nous avons vu l’exemple avec ces deux romans – considère une approche basée sur la préservation des valeurs collectives tout aussi valables qu’une approche analytique personnelle, rendant ainsi possible la réconciliation des deux attitudes.


  1. Claudio Magris : Danube, trad. de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Paris : Gallimard, 1990 : 22.↩︎

  2. Ibid. : 152.↩︎

  3. Péter Esterházy : L’oeillade de la comtesse Hahn-Hahn en descendant le Danube, traduit du honrois par Agnès Gyárfás, Paris : Gallimard, 1999 : 155.↩︎

  4. Ibid. : 43.↩︎

  5. Ibid. : 68.↩︎

  6. Ibid. : 70.↩︎

  7. Ibid. : 155.↩︎

  8. Ibid. : 170.↩︎