Verbum Analecta Neolatina XXI, 2020/1–2

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1 Introduction

La Kermesse (2006) est un roman de l'écrivain franco-ontarien Daniel Poliquin racontant la quête identitaire de son personnage Lusignan. Rempli d’ambitions prétentieuses, mais pris en otage par son imagination, ce picaro canadien ne fait que multiplier les échecs pour finir par laisser passer sa chance d'être heureux. À son histoire, narrée par le héros lui-même, s'ajoutent celles des figures qu'il croise pendant ses pérégrinations. Ce qui fait du roman une fresque socio-historique du Canada francophone de la première moitié du 20e siècle.

Dans mon article, je me propose d’étudier le sens des voyages effectués par les personnages. Je distinguerai quatre types de ces « migrations », pour reprendre le mot du narrateur1 : sociale, spatiale, temporelle et imaginaire. En prenant le mot « voyage » en un sens large, je passerai donc en revue les changements de classe sociale, la mobilité géographique, l'alternance du présent et du passé, ainsi que l'errance de l'imagination. Ces quatre types de migrations seront analysés deux par deux, étant donné que migration sociale et migration spatiale se rejoignent sur le plan de l’histoire et que migration temporelle et migration imaginaire s’unissent au niveau de la narration. J’examinerai également l’imbrication de ces éléments afin de montrer que pour Lusignan, raconter la vie des autres signifie se raconter.

2 Migrations sociale et spatiale

La Kermesse se compose d’une multitude de récits de vie dans lesquels les migrations sociale et spatiale jouent un rôle important. La migration sociale signifie le changement de classe sociale tandis que par migration spatiale, nous entendons le voyage dans l’espace. En voyageant d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, d’une ville à l’autre, les personnages passent souvent d’une classe sociale à une autre. Nous nous concentrerons sur le parcours de Lusignan dans lequel nous intégrerons cependant celui des personnages secondaires au fur et à mesure de leur apparition dans sa vie.

L’histoire de La Kermesse commence en 1919, le lendemain de la Grande Guerre où Lusignan vit au Québec. Son enfance et adolescence sont racontées au moyen de multiples retours en arrière. Ceux-ci nous font apprendre que Lusignan est né dans un village canadien. Sa mère est Marie, une femme pieuse devenue folle, internée dans un asile. Son père est Lucien, un ébéniste doux, taciturne et obéissant, sous-estimé, ridiculisé sans cesse par les villageois. Enfant, Lusignan aime regarder son père travailler, il passe beaucoup de temps dans son atelier. La famille est en contact avec Poitras, un notaire enrichi par des spéculations, un parvenu jouant le seigneur, qui transmet à Lusignan sa passion pour l’histoire. Mais Lusignan est mis en pension au collège Nicolet pour qu’il devienne prêtre selon la volonté de sa mère.

La passion de Lusignan pour l’histoire du Canada français, son admiration pour la noblesse, qui l’amènent à s’imaginer des ancêtres nobles, sont entretenues par le frère Mathurin, professeur d’histoire sainte au séminaire de Nicolet. Ambitieux, Lusignan décide de se faire un nom, de devenir « successivement journaliste, écrivain et homme d’État »2. Ayant voulu soutirer de l’argent par mensonge, il est renvoyé du collège. Il décide de s’exiler et part pour Montréal. C’est ainsi que commence l’exode de Lusignan. Grâce à ses migrations, il vit plusieurs vies : « Migrer, je n’ai fait que ça toute ma vie. […] À trente-cinq ans, j’en suis déjà à ma quatrième ou cinquième vie, même que j’ai arrêté de compter3. » Emprisonné à plusieurs reprises pour vol, vagabondage et ivresse publique, il prend la fuite à chaque fois qu’il commet une escroquerie et change d’identité et de métier en fonction de ses déplacements. Où qu’il aille, il joue un rôle.

Il est journaliste d’abord à Montréal, puis « dans les colonies canadiennes-françaises de Nouvelle-Angleterre »4, aux États-Unis et de nouveau à Montréal, mais il n’oublie pas de se préparer au métier d’écrivain, en notant les anecdotes qu’il entend. Il exerce les métiers du journalisme et finit par devenir romancier. Écrivain conformiste, servile, médiocre, il rédige des récits patriotiques et sans originalité. Pour mieux se vendre, il écrit des comptes rendus élogieux sur ses propres textes sous divers pseudonymes. Après avoir écrit un roman scandaleux, il perd son travail et ne peut plus publier. Grâce à ses amis influents, il devient traducteur au Parlement, à Ottawa. Méprisant envers tous, il s’imagine supérieur à ses collègues.

En automne 1914, Lusignan quitte le Canada avec le Régiment d’infanterie légère de la Princesse Patricia, l’unité au sein de laquelle il fait la connaissance d’Essiambre d’Argentueil, un officier du régiment, un avocat issu d’une famille noble, mais appauvrie. Lusignan est impressionné par les manières et l’intelligence d’Essiambre ayant un caractère attachant. Séduits par sa personnalité, les gens s’ouvrent à lui facilement et se dévoilent entièrement devant lui. Rien ne lui est caché : selon Amalia Driscoll, cet observateur clairvoyant est « une sorte de mauvais ange qui connaît tous nos défauts et lit nos pensées les plus intimes »5. Lusignan et Essiambre deviennent amants pendant leur entraînement militaire au Québec. Alors que Lusignan tombe amoureux d’Essiambre, ce dernier l’abandonnera et restera impassible à son égard. L’expérience que Lusignan fera de la guerre sera marquée par son amour désespéré pour Essiambre, ainsi que par la solitude qu’il éprouve, négligé par ce dernier.

Dans La Kermesse, la grande Histoire est cachée par la petite histoire : Lusignan qui combat dans la Grande Guerre semble passer à côté de l’Histoire. Piètre officier, rétrogradé au rang de simple soldat, sa contribution aux combats est insignifiante. Il change plusieurs fois d’unités, mais les raisons de ses déplacements, de ses changements de camps n’ont rien à voir avec les batailles, elles s’expliquent par des raisons personnelles. Lusignan est un antihéros qui redeviendra officier par hasard. Le cas de Mathurin est pareil : ce dernier rêve de devenir missionnaire et mourir en martyr dans un pays exotique. Après de longues années d’attente, il parvient à obtenir une place, mais rate ses voyages pour des raisons ridicules. Par exemple, il s’endort et manque son bateau. Il réussit enfin à partir en mission, mais non dans le pays auquel il s’est attendu. Ainsi, son parcours se conclut par une aventure ratée.

Pour venger l’indifférence d’Essiambre à son égard, Lusignan lui vole des lettres privées dont celles écrites par l’une de ses amies, Amalia Driscoll. Lusignan ne se contente pas de lire les lettres d’Amalia : il va jusqu’à y répondre au nom d’Essiambre, mais cette tromperie restera sans conséquence. L’épisode lui permet cependant d’initier le personnage d’Amalia dans sa vie et de s’emparer de ses souvenirs, de son histoire.

Amalia est la fausse fiancée d’Essiambre. Issue d’une famille déclassée d’origine irlandaise, elle a migré plusieurs fois de sa vie suivant les fonctions obtenues par son père. Elle est née à Dublin, a grandi à Montréal et vit à Ottawa depuis son adolescence. C’est une vieille fille aux manières aristocratiques qui attend toute sa vie un prétendant riche et influent. Déclassée, sa famille est préoccupée par le paraître. Au fur et à mesure du roman, Amalia se trouvera de plus en plus bas de l’échelle sociale, mais elle cherchera toujours à maintenir les apparences, à dissimuler la pauvreté comme le faisait sa mère de son vivant.

Amalia sera exclue de la bonne société canadienne à cause de sa rigidité morale ce qui lui permettra au moins de devenir une artiste, métier qu’elle trouvait autrefois inacceptable, vu ses ambitions aristocratiques. Elle s’installe dans un quartier pauvre d’Ottawa et devient dessinatrice de publicité et pianiste de cinéma. Elle changera de métier plusieurs fois : elle deviendra peintre et photographe. Vers la fin de sa vie, elle sera entretenue par Garry, ancien amant d’Essiambre.

Revenons à Lusignan qui, après son retour de la Grande Guerre, vit au Québec, à l’hôtel Couillard, entretenu par Concorde, née Philomène. Elle grandit dans des conditions misérables sur une île canadienne. Elle décide de commencer une nouvelle vie à Ottawa. Elle sera rebaptisée Concorde par la famille dans laquelle elle travaillera comme servante. Le choix d’une nouvelle identité peut nous rappeler un extrait des Relations des jésuites cité par Lusignan :

« On donne le nom à un enfant quelque temps après sa naissance ; passant de l’enfance en l’adolescence, il change de nom comme les Romains changeaient de robe ; il prend un autre nom en l’âge viril, et puis encor un autre en la vieillesse ; si bien qu’ils en ont de rechange selon leurs âges. Échappant de quelque danger ou sortant de quelque grande maladie, ils prennent un nom qu’ils croyent leur debvoir estre de meilleur augure que celuy qu’ils avoient6. »

Nous pouvons considérer Concorde comme un exemple de cette pratique : en changeant de vie, elle change de nom. L’une des filles de Concorde s’appelle Virginie à la mémoire de son amie défunte ce qui rappelle encore les Relations des jésuites, notamment le passage sur le choix du nom de son enfant7.

À la différence de Lusignan et d’Amalia, Concorde passe à une couche sociale supérieure à la sienne. Son parcours constitue un exemple d’ascension sociale. Elle migre une seule fois : elle quitte son village natal pour s’installer à Ottawa où elle va s’enrichir et avoir de l’estime sans voyager, sans prendre la route de nouveau. Elle devient tenancière d’hôtel et de taverne. Contrairement à Lusignan, Concorde est sincère, elle ne joue jamais de rôles. Ancienne bonne d’Amalia, Concorde admire cette dernière et essaie de l’imiter. Toutefois, les rôles s’inverseront sans qu’Amalia en ait conscience. Enrichie, Concorde aidera Amalia à subsister, à vivoter dans l’hôtel tenu par elle-même. En même temps, Concorde porte les robes dont Amalia n’a plus besoin, elle utilise des objets offerts par elle. Ironiquement, c’est lorsque Concorde ressemblera à Amalia que Lusignan tombera amoureux d’elle.

Reprenons l’histoire de Lusignan qui, tout en vivant avec Concorde, décide de séduire Amalia. Celle-ci se fait passer pour la fiancée d’Essiambre, en espérant de rester ainsi proche du souvenir de ce dernier. Lusignan veut séduire Amalia lors de la kermesse des pères dominicains, mais il y fera scandale et sera sauvé par le père Mathurin, son ancien professeur d’histoire sainte au collège de Nicolet. Mathurin loge Lusignan dans le monastère où celui-ci passera des années avant d’effectuer une nouvelle migration.

Avant de retourner dans son village natal, Lusignan s’exile dans la province anglophone du Canada. Une errance qui dure trois ans, une migration spatiale qui coïncide avec un changement identitaire : Lusignan veut s’oublier, il veut se montrer autre. Il adoptera le nom de Lou et parlera uniquement l’anglais. Il change de métier également : la plupart du temps, il est colporteur.

De retour à son village, il rejoint son père dans son atelier où ils travailleront côte à côte. Pour venger la mémoire de ses parents qui étaient de leur vivant la risée du village, Lusignan prend le masque d’un fou furieux, d’un vengeur intransigeant et s’amusera à faire peur aux villageois. Une légende se constitue autour de lui à cause de son passé militiaire. Lusignan reste auprès de son père jusqu’à la mort de celui-ci et s’habitue petit à petit à la vie sédentaire. Après la mort de son père, il passe quelques mois à Ottawa avant de s’installer définitivement dans son village natal. Taciturne, revêche et inabordable, il s’y isole et fera le même métier que son père.

Il ne changera qu’en se remettant en contact avec Concorde. Grâce à elle, il commence à soigner son corps et sa tenue. Aux côtés de Concorde, il abandonne son habitude de parler avec lyrisme, avec poésie, de ne dire que des clichés, lui qui se dit « victime de ses propres lectures »8. Il se rend compte que c’est grâce à Concorde qu’il a renoncé à ses rêveries prétentieuses, à vouloir être un autre. Il décide donc de redevenir lui-même. Amoureuse de Garry, Concorde finira par rompre avec Lusignan. Malgré cela, Lusignan ne se désespère pas et cultivera la mémoire de Concorde dont il attendra le retour.

3 Migrations temporelle et imaginaire

Si nous avons raconté en détails l’histoire de Lusignan, c’est parce qu’elle est similaire à bien des égards à celle des autres personnages. Lusignan, héros et narrateur, s’intéresse vivement à leur passé. Il rapporte des récits de vie, des anecdotes, des souvenirs, les siens et ceux des autres également. Ce voyage dans le temps, que nous avons nommé migration temporelle, est inséparable d’une migration imaginaire, de l’errance de l’imagination, vu le penchant de certains personnages à altérer la réalité.

Le foisonnement de récits de vie se double d’une narration complexe, de voix multiples. Parfois, Lusignan, cède la parole à d’autres personnages (Amalia, Concorde, Mathurin) qui peuvent ainsi faire eux-mêmes le récit de leur vie. Issus de diverses couches sociales, ils s’expriment dans des registres de langue différents ce qui augmente la vivacité du récit et permet des interprétations tant sociologique que linguistique. Pour revenir au niveau narratologique, il faut également mentionner la correspondance entre Amalia et Essiambre / Lusignan. Ceux-ci entretiennent une relation épistolaire : ce sont surtout les lettres d’Amalia qui sont rapportées ce qui permet à Lusignan de connaître non seulement l’histoire de cette femme d’origine irlandaise, mais également celle d’Essiambre et de Concorde. Ivre, Lusignan a des hallucinations pendant lesquelles il confie la narration de sa vie à son double, le « fantôme ivre »9, un sosie imaginaire dont il croit être suivi dans la rue depuis la fin de la Grande Guerre10.

En ce qui concerne leur rapport à l’autre, les personnages de La Kermesse aiment le souvenir d’un homme ou d’une femme dans quelqu’un d’autre. Concorde résume l’idée que l’on peut aimer le souvenir de quelqu’un en la personne d’un autre : « D’accord, j’étais enceinte du capitaine puis j’ai marié le zouave, mais je me suis vite fait une raison : on continue d’aimer des absents dans les compagnons que la vie nous laisse. Notre mémoire s’arrange avec ça, comme un confesseur qui serait sourd11. » Les personnages trompent leur mémoire ou bien c’est leur mémoire qui les trompe. Lusignan rencontre des hommes et des femmes qui ont connu eux aussi Essiambre. Lusignan et Garry, un officier du régiment, aiment Amalia parce qu’elle leur rappelle Essiambre. Concorde aime Lusignan parce qu’il lui rappelle Essiambre. Ce n’est d’ailleurs pas surprenant vu que Lusignan imite les manières d’Essiambre.

À première vue, c’est seulement le souvenir d’Essiambre que ces récits ont en commun et que convoite Lusignan, mais ils ont également en commun de refléter son propre destin. Il se retrouve lui-même dans les récits des autres personnages, que ceux-ci soient amoureux d’Essiambre ou non. Cela s’explique par le fait que la vie de Lusignan et son attitude à l’égard de l’autre, de l’histoire, de la réalité ou des souvenirs sont similaires à celles des autres personnages. Lusignan se rend compte que raconter la vie des autres, c’est se raconter : sa vie s’enrichit de l’histoire de la vie des autres.

Les personnages ont pour la plupart des destins identiques (Poitras, Lusignan, Amalia, Mathurin). Ils aspirent à une situation brillante, bâtissent des châteaux en Espagne, mais seront plus heureux lorsqu’ils auront renoncé à leurs rêves prétentieux (sauf Poitras). Ils vivent dans le passé comme si le temps s’était arrêté pour eux. Leurs projets échouent à cause d’incidents ridicules, ils sont rattrapés par la banalité de la vie. Ils sont victimes à la fois de petits vices, de hasards ridicules, de fâcheuses coïncidences.

À cela s’ajoute la solitude. Lusignan se rend compte de sa solitude lorsqu’Essiambre se détourne de lui. Mathurin fait de même en s’apprêtant à quitter le Canada. Vieille fille déclassée, Amalia est solitaire également. Tout comme Lusignan, elle s’imagine moralement supérieure aux autres. Elle se comporte de manière hostile face aux gens qui ne vivent pas selon les mêmes valeurs qu’elle. Elle comprend trop tard qu’elle a fait des mauvais choix dans sa vie et qu’elle n’aurait pas dû refuser des prétendants de confession différente de la sienne. Elle devient victime de sa rigidité morale, qualité qu’elle a tant vantée dans sa jeunesse.

Son rapport aux souvenirs est pareil à celui de Lusignan. Se sentant déplacée à Ottawa, elle a la nostalgie de l’ailleurs. Elle se considère comme une exilée et comme étrangère à son siècle12. Elle a également la nostalgie du temps jadis. Tout comme Lusignan, elle est fascinée par l’histoire, par les récits de la vie quotidienne de l’aristocratie irlandaise. La seule différence entre Amalia et Lusignan est qu’elle reste séduite à jamais par cette époque révolue dont elle cultive les souvenirs même par son métier : elle est dessinatrice et billettiste des salons pour des journaux et des revues où elle écrit sous pseudonyme. Sa vision du monde est profondément marquée par les souvenirs de sa mère. Elle fait siens ceux-ci comme Lusignan qui fait siens lui aussi les souvenirs de tous ceux qu’il croise dans la vie.

En revanche, Concorde ne connaît pas l’histoire de ses ancêtres, elle ne sait rien de ses origines et ne s’intéresse pas à la grande Histoire non plus. Elle veut rompre avec son passé et affirme que ses premiers souvenirs datent de son arrivée à Ottawa. Elle emploie le mot « souvenir » dans un autre sens que Lusignan ou Amalia. Pour Concorde, les souvenirs concernent des personnes ou des événements qui méritent d’être gardés en mémoire. Par conséquent, ce sont ses souvenirs d’Ottawa qui comptent pour elle. L’île où elle est née est devenue déserte, oubliée, sans histoire et sans souvenirs de présence humaine. Ce qui signifie que le passé de Concorde est lui-même effacée. Paradoxalement, elle est le seul personnage à réussir et à se souvenir de tout, à marcher les yeux ouverts, elle qui avance dans la vie comme invisible, oubliée de tous, surtout de ceux qu’elle aimait et dont l’estime lui aurait été importante. Elle pose nue pour quelques tableaux d’Amalia, mais il est impossible de la reconnaître sur ceux-ci ce qui fait penser à Lusignan qu’elle a « passé toute sa vie inaperçue »13. Vers la fin du roman, elle essaie de prédire l’avenir. Sa prédiction peut être considérée comme un épilogue imaginaire.

Quant à Mathurin, il se croit victime de ses lectures comme Lusignan14. Il trouve sa vie tellement terne qu’il choisit d’emprunter ses souvenirs aux livres. Il lui arrive même de mêler ses propres souvenirs et ses lectures.

Amalia et Lusignan vivent donc de leur mémoire, les souvenirs sont les seules choses qui leur restent et dont ils peuvent puiser pour subsister. La manipulation des récits ou des images ne leur est pas étrangère de sorte qu’Amalia et Lusignan procèdent à la fois à un voyage à travers les temps et à un voyage imaginaire15.

C’est Lusignan qui profite le plus de ce voyage imaginaire qu’il va effectuer de diverses manières. Il a l’habitude de falsifier des récits ou d’en inventer. Cette manie s’accomplit pleinement lorsqu’il est romancier. Journaliste et romancier sans complexes, Lusignan peut aisément manipuler la vérité, réécrire l’histoire, il lui faut juste un public naïf pour légitimer la fiction :

« Je suis la chair faite verbe. Faculté qui m’était fort utile à l’époque où j’étais journaliste : sûr comme je l’étais de commander à l’opinion, je renversais des gouvernements entre deux cafés le matin, je flétrissais les prévaricateurs et distribuais les prix de vertu. Dans mes romans, c’était encore plus facile. Le hasard était obéissant, les femmes tombaient amoureuses de l’homme que je rêvais d’être au premier regard, je refaisais l’histoire telle que je l’aurais voulue. Il ne me manquait qu’un public crédule pour que tout fût vrai16. »

Ou encore Lusignan écrit des lettres à l’adresse d’Amalia au nom d’Essiambre. Il colore l’histoire de la rencontre de ses parents qu’il connaît à travers les anecdotes racontées par les villageois. Il comble les lacunes grâce à son imagination. Il arrange ses histoires de manière à plaire au public. Imposteur, il imite les gens auxquels il veut ressembler au point de se métamorphoser complètement. De retour dans son village natal, il se fait passer pour juriste et improvise des lois pour dérouter les villageois. Lusignan est un raconteur d’histoires : travaillant comme colporteur, il amuse ses clients en rapportant des nouvelles inventées par lui-même.

De manière surprenante, Lusignan affirme être lui-même étonné par ce don. Il se considère comme victime de sa mémoire et de son imagination, ne pouvant s’empêcher de mentir. Lusignan a donc un penchant à vivre la vie des autres, à s’identifier aux autres ce qui est le privilège des romanciers. Il pense que les récits colorés sont plus vrais que la vérité : « ma mémoire exagère, je sais, mais c’est la seule façon de faire vrai »17. En vérité, il ne fait qu’accorder son récit à une image de la vérité, à l’idée qu’il s’en fait.

Les personnages ont des rapports divers à l’histoire. Ils sont pour la plupart préoccupés par laisser une trace, au moins écrite, de leur passage sur terre. Essiambre veut faire l’histoire plutôt que de l’écrire. Mathurin rêve de mourir martyrisé pour figurer dans un livre où l’on fera le récit de sa vie. Renonçant à ce rêve, il s’adonne, sur le conseil de Lusignan, à l’écriture d’un livre sur un saint tombé dans l’oubli. Tout comme Amalia, il s’installe dans le passé et s’intéresse uniquement à ses recherches. Sa dernière chance pour laisser une trace est de servir de modèle en compagnie de Lusignan pour un tableau d’Amalia.

Jeune, il considère que faire le récit de sa vie et celui des autres lui permet d’expulser les souvenirs dont il n’a plus besoin. Il se dit prisonner de son imagination qui l’empêche de devenir « un homme intègre »18. Raconter des histoires, mettre en mots sa vie sont essentiels pour lui : lorsqu’il est solitaire, il parle tout seul en s’imaginant discuter avec les gens qu’il a connus jadis. Il considère son imagination créatrice comme le mal, comme une maladie qui l’a détourné du droit chemin :

« Je voudrais bien faire de moi un homme intègre, au gagne-pain honorable, mais mon cerveau se moque de mes velléités : il continue d’imaginer sans me demander mon avis, fécondant et refaçonnant sans trêve des univers dont je ne veux plus. Jeu auquel mon esprit se livre à mon corps défendant et me laisse ensuite sans forces. D’où mon seul désir : me métamorphoser en l’une de ces créatures insignifiantes qui se font et se défont machinalement dans ma tête pour se perdre ensuite dans mes amnésies intermittentes. Il faut que je cesse de songer durant le jour pour ne faire que la nuit de ces rêves qu’on oublie avec l’arrivée de l’aube. Car j’ai enfin compris que l’imagination enchaîne la liberté. Mes souvenirs ne servent plus à rien, il faut que je les évacue. Tâche ardue, car je me remémore aussi malgré moi les histoires que les autres me racontent, comme si je n’avais pas déjà assez des miennes. Ma mère aurait dit que cette malédiction est le salaire de mon existence pécheresse19. »

Lusignan explique les caprices de son imagination par sa propre indifférence également. Selon lui, c’est à cause de la banalité de sa propre histoire que son imagination se tourne vers les autres alors que, comme nous venons de le montrer, les récits de vie racontés dans le roman révèlent des destins similaires.

Selon le critique François Ouellet, au fur et à mesure du roman, Lusignan apprend à être le fils de quelqu’un. Il compare le héros à un hidalgo, étant donné que ce mot venu de l’espagnol signifie « fils de quelqu’un »20. Effectivement, après son retour de la Grande Guerre, Lusignan refuse de joindre son père dans son atelier et quitte une fois de plus son village natal. Il effectue plusieurs migrations avant d’y retourner et d’y rester pour la vie. En accompagnant son père dans les derniers moments de sa vie, Lusignan peut affirmer ceci : « j’ai enfin été un vrai fils pour lui »21.

À nos yeux, Lusignan apprend aussi à être le père de quelqu’un puisque le roman se termine en le montrant père, racontant sa vie à Édouard, le fils qu’il a eu avec Concorde. De retour dans son village natal, après avoir subi une sorte de conversion, les récits de vie lui servent à revendiquer son existence, à se réaffirmer au moyen de la transmission de l’héritage paternel. Auprès des enfants de Concorde, Lusignan se remet à raconter des histoires. Il renonce à son ambition de se faire un nom et assume le rôle du père. Le récit de sa vie est le seul héritage qu’il puisse léguer à son fils. Il incarne le fils prodigue qui après avoir abandonné la maison paternelle, finit par y retourner. Il renoue avec l’héritage paternel et s’engage à le transmettre à son fils.

Ce qui éclaire l’incipit du roman, une référence biblique : « Je suis la chair faite verbe. »22 Elle dit l’inverse de l’évangile selon Jean qui évoque tout au début que « le Verbe s’est fait chair »23. Lusignan et le souvenir de ses parents survivront sous forme de paroles. Son corps, son identité se dissolvent dans l’histoire des autres. Se raconter, raconter sa vie est prétexte au retour aux origines, à l’auto-analyse. La quête identitaire de Lusignan nous montre que raconter la vie des autres, c’est (également) se raconter.

4 Conclusion

La Kermesse de Daniel Poliquin valorise la transmission de la mémoire familiale, individuelle et collective. Ainsi, des quatre types de migrations que nous avons analysés, les migrations sociale et spatiale s’effacent au profit des migrations temporelle et imaginaire. Les souvenirs de Lusignan s’incarnent en paroles tandis que lui finit par se sédentariser. Ce sont les souvenirs qui voyagent, circulant entre passé et présent, tout comme la mémoire, se transmettant d’une génération à l’autre.


  1. Voir note 3.↩︎

  2. D. Poliquin : La Kermesse, Montréal : Éditions du Boréal, 2006 : 52.↩︎

  3. Ibid. : 74.↩︎

  4. Ibid. : 62.↩︎

  5. Ibid. : 116.↩︎

  6. Ibid. : 70–71. C’est D. Poliquin qui souligne.↩︎

  7. Ibid. : 71.↩︎

  8. Ibid. : 307.↩︎

  9. Ibid. : 73.↩︎

  10. Ibid. : 73–78.↩︎

  11. Ibid. : 289.↩︎

  12. Voir ibid. : 106, 112, 118.↩︎

  13. Ibid. : 320.↩︎

  14. Ibid. : 219.↩︎

  15. Ibid. : 104–105.↩︎

  16. Ibid. : 7. Voir également ibid. : 69.↩︎

  17. Ibid. : 16.↩︎

  18. Ibid. : 7.↩︎

  19. Ibid. : 7–8.↩︎

  20. F. Ouellet : « Le roman d’un hidalgo », Liaison 134, hiver 2006–2007 : 65. URL : https://www.erudit.org/fr/revues/liaison/2006-n134-liaison1088528/40958ac.pdf.↩︎

  21. D. Poliquin : La Kermesse, Montréal : Éditions du Boréal, 2006 : 258.↩︎

  22. Ibid. : 7.↩︎

  23. Évangile de Jésus-Christ selon saint Jean. URL: https://www.aelf.org/bible/Jn/1.↩︎