Verbum Analecta Neolatina XXI, 2020/1–2
©2020 PPKE BTK
Abstract
The paper presents an analysis of different meanings of travelling in Daniel Poliquin’s La Kermesse (2006) which deals with the adventures of Lusignan who, despite his ambitious plans, remains captive of his own imagination. We will identify four types of “migration”: changing social class, geographic mobility, alternation of past and present, journeys of the imagination. Our work will also study the combination of these elements in order to show that to the main character telling other people’s stories means telling his own story.La Kermesse (2006) est un roman de l'écrivain franco-ontarien Daniel Poliquin racontant la quête identitaire de son personnage Lusignan. Rempli d’ambitions prétentieuses, mais pris en otage par son imagination, ce picaro canadien ne fait que multiplier les échecs pour finir par laisser passer sa chance d'être heureux. À son histoire, narrée par le héros lui-même, s'ajoutent celles des figures qu'il croise pendant ses pérégrinations. Ce qui fait du roman une fresque socio-historique du Canada francophone de la première moitié du 20e siècle.
Dans mon article, je me propose d’étudier le sens des voyages effectués par les personnages. Je distinguerai quatre types de ces « migrations », pour reprendre le mot du narrateur1 : sociale, spatiale, temporelle et imaginaire. En prenant le mot « voyage » en un sens large, je passerai donc en revue les changements de classe sociale, la mobilité géographique, l'alternance du présent et du passé, ainsi que l'errance de l'imagination. Ces quatre types de migrations seront analysés deux par deux, étant donné que migration sociale et migration spatiale se rejoignent sur le plan de l’histoire et que migration temporelle et migration imaginaire s’unissent au niveau de la narration. J’examinerai également l’imbrication de ces éléments afin de montrer que pour Lusignan, raconter la vie des autres signifie se raconter.
Si nous avons raconté en détails l’histoire de Lusignan, c’est parce qu’elle est similaire à bien des égards à celle des autres personnages. Lusignan, héros et narrateur, s’intéresse vivement à leur passé. Il rapporte des récits de vie, des anecdotes, des souvenirs, les siens et ceux des autres également. Ce voyage dans le temps, que nous avons nommé migration temporelle, est inséparable d’une migration imaginaire, de l’errance de l’imagination, vu le penchant de certains personnages à altérer la réalité.
Le foisonnement de récits de vie se double d’une narration complexe, de voix multiples. Parfois, Lusignan, cède la parole à d’autres personnages (Amalia, Concorde, Mathurin) qui peuvent ainsi faire eux-mêmes le récit de leur vie. Issus de diverses couches sociales, ils s’expriment dans des registres de langue différents ce qui augmente la vivacité du récit et permet des interprétations tant sociologique que linguistique. Pour revenir au niveau narratologique, il faut également mentionner la correspondance entre Amalia et Essiambre / Lusignan. Ceux-ci entretiennent une relation épistolaire : ce sont surtout les lettres d’Amalia qui sont rapportées ce qui permet à Lusignan de connaître non seulement l’histoire de cette femme d’origine irlandaise, mais également celle d’Essiambre et de Concorde. Ivre, Lusignan a des hallucinations pendant lesquelles il confie la narration de sa vie à son double, le « fantôme ivre »9, un sosie imaginaire dont il croit être suivi dans la rue depuis la fin de la Grande Guerre10.
En ce qui concerne leur rapport à l’autre, les personnages de La Kermesse aiment le souvenir d’un homme ou d’une femme dans quelqu’un d’autre. Concorde résume l’idée que l’on peut aimer le souvenir de quelqu’un en la personne d’un autre : « D’accord, j’étais enceinte du capitaine puis j’ai marié le zouave, mais je me suis vite fait une raison : on continue d’aimer des absents dans les compagnons que la vie nous laisse. Notre mémoire s’arrange avec ça, comme un confesseur qui serait sourd11. » Les personnages trompent leur mémoire ou bien c’est leur mémoire qui les trompe. Lusignan rencontre des hommes et des femmes qui ont connu eux aussi Essiambre. Lusignan et Garry, un officier du régiment, aiment Amalia parce qu’elle leur rappelle Essiambre. Concorde aime Lusignan parce qu’il lui rappelle Essiambre. Ce n’est d’ailleurs pas surprenant vu que Lusignan imite les manières d’Essiambre.
À première vue, c’est seulement le souvenir d’Essiambre que ces récits ont en commun et que convoite Lusignan, mais ils ont également en commun de refléter son propre destin. Il se retrouve lui-même dans les récits des autres personnages, que ceux-ci soient amoureux d’Essiambre ou non. Cela s’explique par le fait que la vie de Lusignan et son attitude à l’égard de l’autre, de l’histoire, de la réalité ou des souvenirs sont similaires à celles des autres personnages. Lusignan se rend compte que raconter la vie des autres, c’est se raconter : sa vie s’enrichit de l’histoire de la vie des autres.
Les personnages ont pour la plupart des destins identiques (Poitras, Lusignan, Amalia, Mathurin). Ils aspirent à une situation brillante, bâtissent des châteaux en Espagne, mais seront plus heureux lorsqu’ils auront renoncé à leurs rêves prétentieux (sauf Poitras). Ils vivent dans le passé comme si le temps s’était arrêté pour eux. Leurs projets échouent à cause d’incidents ridicules, ils sont rattrapés par la banalité de la vie. Ils sont victimes à la fois de petits vices, de hasards ridicules, de fâcheuses coïncidences.
À cela s’ajoute la solitude. Lusignan se rend compte de sa solitude lorsqu’Essiambre se détourne de lui. Mathurin fait de même en s’apprêtant à quitter le Canada. Vieille fille déclassée, Amalia est solitaire également. Tout comme Lusignan, elle s’imagine moralement supérieure aux autres. Elle se comporte de manière hostile face aux gens qui ne vivent pas selon les mêmes valeurs qu’elle. Elle comprend trop tard qu’elle a fait des mauvais choix dans sa vie et qu’elle n’aurait pas dû refuser des prétendants de confession différente de la sienne. Elle devient victime de sa rigidité morale, qualité qu’elle a tant vantée dans sa jeunesse.
Son rapport aux souvenirs est pareil à celui de Lusignan. Se sentant déplacée à Ottawa, elle a la nostalgie de l’ailleurs. Elle se considère comme une exilée et comme étrangère à son siècle12. Elle a également la nostalgie du temps jadis. Tout comme Lusignan, elle est fascinée par l’histoire, par les récits de la vie quotidienne de l’aristocratie irlandaise. La seule différence entre Amalia et Lusignan est qu’elle reste séduite à jamais par cette époque révolue dont elle cultive les souvenirs même par son métier : elle est dessinatrice et billettiste des salons pour des journaux et des revues où elle écrit sous pseudonyme. Sa vision du monde est profondément marquée par les souvenirs de sa mère. Elle fait siens ceux-ci comme Lusignan qui fait siens lui aussi les souvenirs de tous ceux qu’il croise dans la vie.
En revanche, Concorde ne connaît pas l’histoire de ses ancêtres, elle ne sait rien de ses origines et ne s’intéresse pas à la grande Histoire non plus. Elle veut rompre avec son passé et affirme que ses premiers souvenirs datent de son arrivée à Ottawa. Elle emploie le mot « souvenir » dans un autre sens que Lusignan ou Amalia. Pour Concorde, les souvenirs concernent des personnes ou des événements qui méritent d’être gardés en mémoire. Par conséquent, ce sont ses souvenirs d’Ottawa qui comptent pour elle. L’île où elle est née est devenue déserte, oubliée, sans histoire et sans souvenirs de présence humaine. Ce qui signifie que le passé de Concorde est lui-même effacée. Paradoxalement, elle est le seul personnage à réussir et à se souvenir de tout, à marcher les yeux ouverts, elle qui avance dans la vie comme invisible, oubliée de tous, surtout de ceux qu’elle aimait et dont l’estime lui aurait été importante. Elle pose nue pour quelques tableaux d’Amalia, mais il est impossible de la reconnaître sur ceux-ci ce qui fait penser à Lusignan qu’elle a « passé toute sa vie inaperçue »13. Vers la fin du roman, elle essaie de prédire l’avenir. Sa prédiction peut être considérée comme un épilogue imaginaire.
Quant à Mathurin, il se croit victime de ses lectures comme Lusignan14. Il trouve sa vie tellement terne qu’il choisit d’emprunter ses souvenirs aux livres. Il lui arrive même de mêler ses propres souvenirs et ses lectures.
Amalia et Lusignan vivent donc de leur mémoire, les souvenirs sont les seules choses qui leur restent et dont ils peuvent puiser pour subsister. La manipulation des récits ou des images ne leur est pas étrangère de sorte qu’Amalia et Lusignan procèdent à la fois à un voyage à travers les temps et à un voyage imaginaire15.
C’est Lusignan qui profite le plus de ce voyage imaginaire qu’il va effectuer de diverses manières. Il a l’habitude de falsifier des récits ou d’en inventer. Cette manie s’accomplit pleinement lorsqu’il est romancier. Journaliste et romancier sans complexes, Lusignan peut aisément manipuler la vérité, réécrire l’histoire, il lui faut juste un public naïf pour légitimer la fiction :
« Je suis la chair faite verbe. Faculté qui m’était fort utile à l’époque où j’étais journaliste : sûr comme je l’étais de commander à l’opinion, je renversais des gouvernements entre deux cafés le matin, je flétrissais les prévaricateurs et distribuais les prix de vertu. Dans mes romans, c’était encore plus facile. Le hasard était obéissant, les femmes tombaient amoureuses de l’homme que je rêvais d’être au premier regard, je refaisais l’histoire telle que je l’aurais voulue. Il ne me manquait qu’un public crédule pour que tout fût vrai16. »
Ou encore Lusignan écrit des lettres à l’adresse d’Amalia au nom d’Essiambre. Il colore l’histoire de la rencontre de ses parents qu’il connaît à travers les anecdotes racontées par les villageois. Il comble les lacunes grâce à son imagination. Il arrange ses histoires de manière à plaire au public. Imposteur, il imite les gens auxquels il veut ressembler au point de se métamorphoser complètement. De retour dans son village natal, il se fait passer pour juriste et improvise des lois pour dérouter les villageois. Lusignan est un raconteur d’histoires : travaillant comme colporteur, il amuse ses clients en rapportant des nouvelles inventées par lui-même.
De manière surprenante, Lusignan affirme être lui-même étonné par ce don. Il se considère comme victime de sa mémoire et de son imagination, ne pouvant s’empêcher de mentir. Lusignan a donc un penchant à vivre la vie des autres, à s’identifier aux autres ce qui est le privilège des romanciers. Il pense que les récits colorés sont plus vrais que la vérité : « ma mémoire exagère, je sais, mais c’est la seule façon de faire vrai »17. En vérité, il ne fait qu’accorder son récit à une image de la vérité, à l’idée qu’il s’en fait.
Les personnages ont des rapports divers à l’histoire. Ils sont pour la plupart préoccupés par laisser une trace, au moins écrite, de leur passage sur terre. Essiambre veut faire l’histoire plutôt que de l’écrire. Mathurin rêve de mourir martyrisé pour figurer dans un livre où l’on fera le récit de sa vie. Renonçant à ce rêve, il s’adonne, sur le conseil de Lusignan, à l’écriture d’un livre sur un saint tombé dans l’oubli. Tout comme Amalia, il s’installe dans le passé et s’intéresse uniquement à ses recherches. Sa dernière chance pour laisser une trace est de servir de modèle en compagnie de Lusignan pour un tableau d’Amalia.
Jeune, il considère que faire le récit de sa vie et celui des autres lui permet d’expulser les souvenirs dont il n’a plus besoin. Il se dit prisonner de son imagination qui l’empêche de devenir « un homme intègre »18. Raconter des histoires, mettre en mots sa vie sont essentiels pour lui : lorsqu’il est solitaire, il parle tout seul en s’imaginant discuter avec les gens qu’il a connus jadis. Il considère son imagination créatrice comme le mal, comme une maladie qui l’a détourné du droit chemin :
« Je voudrais bien faire de moi un homme intègre, au gagne-pain honorable, mais mon cerveau se moque de mes velléités : il continue d’imaginer sans me demander mon avis, fécondant et refaçonnant sans trêve des univers dont je ne veux plus. Jeu auquel mon esprit se livre à mon corps défendant et me laisse ensuite sans forces. D’où mon seul désir : me métamorphoser en l’une de ces créatures insignifiantes qui se font et se défont machinalement dans ma tête pour se perdre ensuite dans mes amnésies intermittentes. Il faut que je cesse de songer durant le jour pour ne faire que la nuit de ces rêves qu’on oublie avec l’arrivée de l’aube. Car j’ai enfin compris que l’imagination enchaîne la liberté. Mes souvenirs ne servent plus à rien, il faut que je les évacue. Tâche ardue, car je me remémore aussi malgré moi les histoires que les autres me racontent, comme si je n’avais pas déjà assez des miennes. Ma mère aurait dit que cette malédiction est le salaire de mon existence pécheresse19. »
Lusignan explique les caprices de son imagination par sa propre indifférence également. Selon lui, c’est à cause de la banalité de sa propre histoire que son imagination se tourne vers les autres alors que, comme nous venons de le montrer, les récits de vie racontés dans le roman révèlent des destins similaires.
Selon le critique François Ouellet, au fur et à mesure du roman, Lusignan apprend à être le fils de quelqu’un. Il compare le héros à un hidalgo, étant donné que ce mot venu de l’espagnol signifie « fils de quelqu’un »20. Effectivement, après son retour de la Grande Guerre, Lusignan refuse de joindre son père dans son atelier et quitte une fois de plus son village natal. Il effectue plusieurs migrations avant d’y retourner et d’y rester pour la vie. En accompagnant son père dans les derniers moments de sa vie, Lusignan peut affirmer ceci : « j’ai enfin été un vrai fils pour lui »21.
À nos yeux, Lusignan apprend aussi à être le père de quelqu’un puisque le roman se termine en le montrant père, racontant sa vie à Édouard, le fils qu’il a eu avec Concorde. De retour dans son village natal, après avoir subi une sorte de conversion, les récits de vie lui servent à revendiquer son existence, à se réaffirmer au moyen de la transmission de l’héritage paternel. Auprès des enfants de Concorde, Lusignan se remet à raconter des histoires. Il renonce à son ambition de se faire un nom et assume le rôle du père. Le récit de sa vie est le seul héritage qu’il puisse léguer à son fils. Il incarne le fils prodigue qui après avoir abandonné la maison paternelle, finit par y retourner. Il renoue avec l’héritage paternel et s’engage à le transmettre à son fils.
Ce qui éclaire l’incipit du roman, une référence biblique : « Je suis la chair faite verbe. »22 Elle dit l’inverse de l’évangile selon Jean qui évoque tout au début que « le Verbe s’est fait chair »23. Lusignan et le souvenir de ses parents survivront sous forme de paroles. Son corps, son identité se dissolvent dans l’histoire des autres. Se raconter, raconter sa vie est prétexte au retour aux origines, à l’auto-analyse. La quête identitaire de Lusignan nous montre que raconter la vie des autres, c’est (également) se raconter.
La Kermesse de Daniel Poliquin valorise la transmission de la mémoire familiale, individuelle et collective. Ainsi, des quatre types de migrations que nous avons analysés, les migrations sociale et spatiale s’effacent au profit des migrations temporelle et imaginaire. Les souvenirs de Lusignan s’incarnent en paroles tandis que lui finit par se sédentariser. Ce sont les souvenirs qui voyagent, circulant entre passé et présent, tout comme la mémoire, se transmettant d’une génération à l’autre.
Voir note 3.↩︎
D. Poliquin : La Kermesse, Montréal : Éditions du Boréal, 2006 : 52.↩︎
Ibid. : 74.↩︎
Ibid. : 62.↩︎
Ibid. : 116.↩︎
Ibid. : 70–71. C’est D. Poliquin qui souligne.↩︎
Ibid. : 71.↩︎
Ibid. : 307.↩︎
Ibid. : 73.↩︎
Ibid. : 73–78.↩︎
Ibid. : 289.↩︎
Voir ibid. : 106, 112, 118.↩︎
Ibid. : 320.↩︎
Ibid. : 219.↩︎
Ibid. : 104–105.↩︎
Ibid. : 7. Voir également ibid. : 69.↩︎
Ibid. : 16.↩︎
Ibid. : 7.↩︎
Ibid. : 7–8.↩︎
F. Ouellet : « Le roman d’un hidalgo », Liaison 134, hiver 2006–2007 : 65. URL : https://www.erudit.org/fr/revues/liaison/2006-n134-liaison1088528/40958ac.pdf.↩︎
D. Poliquin : La Kermesse, Montréal : Éditions du Boréal, 2006 : 258.↩︎
Ibid. : 7.↩︎
Évangile de Jésus-Christ selon saint Jean. URL: https://www.aelf.org/bible/Jn/1.↩︎