Verbum Analecta Neolatina XXI, 2020/1–2
©2020 PPKE BTK
Abstract
“Astonishing voyagers… tell us what you have seen”, writes Baudelaire in his famous poem. By referring to this invitation, the text evokes the Étonnants Voyageurs festival created by Michel le Bris in 1990. Since then, the festival has attracted the biggest names in travel-literature, attempting to rediscover the “world”. With the help of three novels, recently defined by French-speaking authors as belonging to world-literature, we try to illustrate how they achieve to renew aesthetic solutions and also, how they proceed to a sort of spiritual quest.En guise d’introduction, j’aimerais bien présenter brièvement l’entreprise lancée par Michel le Bris, directeur du festival Étonnants voyageurs. Au début, en 1990, le but était de rassembler des textes littéraires d’écrivains du monde entier, pour évoquer « le pouvoir des mots1 ». En 2015, Michel le Bris évoque combien il se sentait mal dans le paysage littéraire français à l’époque. Il cite le titre du manifeste : « Quand les écrivains redécouvrent le monde ». Il fallait donc « dire l’urgence, à nos yeux, d’une littérature aventureuse, voyageuse, ouverte sur le monde, soucieuse de le dire – et qu’on en finisse une bonne fois avec les prétentions des avants-gardes, le poids des idéologies, le nombrilisme prétendument si français ! » Il ne manque pas d’y ajouter : « Nous portait cette conviction qu’un nouveau monde était en train de naître, devant nous, sans plus de cartes ni de repères et qu’il appartenait de nouveau aux artistes, aux créateurs, aux écrivains de nous le donner à voir, de nous en restituer la parole vive. Sans considération de genres, roman, récit de voyages, B.D., science fiction ou roman noir ; seuls importaient cette allégresse à se risquer, ce frisson du dehors qui est la marque des grandes œuvres quand le dehors de l’aventure est d’abord celui des limites transgressées. C’était un rêve : c’est aujourd’hui un mouvement. Au point qu’Étonnants voyageurs est probablement devenu le premier festival du livre en France, en tout cas le plus original, drainant les foules les plus nombreuses. Et quel lieu pouvait-on imaginer pour cette fête, sinon à Saint-Malo, la cité corsaire d’où partirent tant et tant d’aventuriers, d’explorateurs et de marchands vers les quatre horizons ? » Puis, il continue, en évoquant ses premiers efforts en vue de créer une revue spécialement consacrée aux auteurs voyageurs, aux écrivains voyageurs, tout en essayant d’ouvrir de nouveaux terrains aux genres les plus divers, même à la musique et au théâtre, en les invitant de « donner à voir l’inconnu »2.
Michel le Bris découvre des auteurs français ou de langue française, inconnus pour la plupart, du moins en France, comme un certain Nicolas Bouvier. L’auteur originaire de la Suisse francophone, devient une véritable figure archétypale du récit de voyage. Le titre de son livre publié en 1963, intitulé L’Usage du monde 3 fait un véritable appel à un nouveau programme, un argument pour que la littérature retrouve « les chemins du monde ».
Notons en passant que le terme « monde » était aussi au centre du manifeste, lancé en 2007, par un certain nombre d’auteurs, révoltés contre l’étiquette de la francophonie, afin de créer une nouvelle appellation, celle de la littérature-monde en français4.
Pour le moment, retenons donc l’expression « faire revenir le monde » et utilisons le terme « voyage » au sens baudelairien du mot. Or, le monde ce n’est autre que le réel, le référent, le sujet éternel de toute littérature. Mais la façon dont le réel sera traité, peut très bien être variable et variée. Par la suite, nous allons présenter trois exemples, pris dans le domaine de la littérature-monde en français, en adoptant la nouvelle appellation de la (ou des) littérature(s) francophones(s) pour illustrer l’usage des moyens poétiques du récit de voyage, en tant que déplacement dans l’espace et en tant que quête spirituelle.
C’est ici qu’il convient de citer le fameux poème de Baudelaire, Le voyage, dont la quatrième partie dit ceci :
« Etonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d'astres et d'éthers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.
Dites, qu'avez-vous vu5 ? »
Ce qui peut paraître surprenant, en passant en revue les œuvres des trois auteurs choisis, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Jaques Poulin et Henry Bauchau, c’est le fait qu’ils n’ont jamais oublié de se référer au réel, tout en proposant leurs récits de voyage. Ces auteurs, tout en retraçant des voyages entrepris dans un espace géographique réel, ils y ont ajouté une autre dimension, une dimension spirituelle, en y incorporant l’histoire d’une quête. Le Clézio en 1980, Poulin en 1984 et Bauchau en 1990–91 – ce sont les dates, en ordre chronologique, des publications des récits. Or, ils ne se sont pas arrêtés là, chez chacun, ce n’est qu’un début, la suite de leur activité de romanciers garde la même attitude de voyageurs « sans vapeur et sans voile », pour « dire ce qu’ils ont vu » – toujours selon la formule suggérée par le poème de Baudelaire.
Né à Nice en 1940, Le Clézio est un grand voyageur, citoyen du monde, ayant vécu sur plusieurs continents. De nationalité française et mauricienne, il se définit comme écrivain de langue française. Rappelons que ces ancêtres furent des émigrés bretons installés en Ile Maurice. Clézio commence sa carrière d’écrivain en publiant, en 1963, Le Procès verbal,6 un récit dont le style est proche du nouveau roman. Puis, il change d’écriture. On peut parler, dans son cas, d’un véritable tournant littéraire.
Depuis ce moment, il réunit, dans la plupart de ses récits, les réminiscences personnelles de ses voyages et des histoires imaginaires. Son roman, Désert7, est le premier dans cette série. D’une part, le récit est l’évocation d’un épisode de l’histoire de l’Afrique du Nord, à travers les batailles sanglantes livrées contre les tribus révoltées tentant de résister à l’armée des colonisateurs. L’histoire des hommes bleus du désert s’est déroulée entre 1909 et 1912. Le chef des hommes bleus était le cheikh Ma el Ainine, un personnage historique. Mais l’auteur se contente du strict minimum de documentation historique. La résistance sans aucun espoir de remporter la victoire finale contre l’envahisseur-colonisateur et provoquant la disparition quasi totale des hommes du désert sert de toile de fond à une autre histoire, imaginaire, à celle qui se déroule au présent de la narration et dont les protagonistes sont une jeune fille arabe nommée Lalla et un jeune berger nommé Hartani.
Lalla, vivant d’abord dans une petite communauté au bord du désert, aura une destinée ancrée à la fois à la contemporanéité et au passé. Son destin sera, d’une part, illustré par son itinéraire circulaire, départ – connaissance du monde occidental – puis retour au pays d’origine, d’autre part, par ses liens quasi mystérieux qui l’attachent aux figures légendaires du passé de l’Afrique du Nord. Le désert, loin d’être uniquement l’évocation d’une formation géographique réelle, apparaît aussi comme un appel à l’imaginaire.
« Elle voit l’étendue de sable couleur d’or et de soufre, immense, pareille à la mer, aux grandes vagues immobiles. Sur cette étendue de sable, il n’y a personne, pas un arbre, pas une herbe, rien que les ombres des dunes qui s’allongent, qui se touchent, qui font des lacs au crépuscule. Ici, tout est semblable, et c’est comme si elle était à la fois ici, puis plus loin, là où son regard se pose au hasard, puis ailleurs encore, tout près de la limite entre la terre et le ciel. Il y a des ruisseaux d’or qui coulent sur place, au fond des vallées torrides. Il y a des vaguelettes dures, cuites par la chaleur terrible du soleil, et de grandes plages blanches à sa courbe parfaite, immobiles devant la mer de sable rouge. La lumière rutile et ruisselle de toutes parts, la lumière qui naît de tous les côtés à la fois, la lumière de la terre, du ciel et du soleil. Dans le ciel, il n’y a pas de fin. Rien que la brume sèche qui ondoie près de l’horizon, en brisant des reflets, en dansant comme des herbes de lumière – et la poussière ocre et rose qui vibre dans le vent froid, qui monte vers le centre du ciel8. »
Le désert est l’espace privilégié. Pour une analyse plus complète du thème du désert chez Le Clézio nous renvoyons à l’étude de Claude Cavallero9. L’auteur attire notre attention sur la polyvalence du terme du désert :
« Désert signe d’emblée sa dédicace à l’absence : celle, signifiante, d’un déterminant. Il ne s’agit guère ici du désert comme thème défini, ni encore d’un désert géographique particulier, mais plutôt d’un état, au mieux d’une entité, en bref, d’une ambivalence que l’unicité du lexème pourvoit du zoom de la majuscule comme pour souligner, pour amplifier l’équivoque. Du fait qu’il figure, tout comme la mer, une catégorie d’espace à l’état pur, Désert nous ouvre à l’idée d’immensité de liberté, mais aussi à celle de l’inachèvement et d’effacement, expression d’un manque qui prédispose à la quête des traces : la perte des repères est constamment en jeu en ce lieu symbolique où toute empreinte s’inscrit dans un rapport fondamental à la durée. La force de ce titre tient à l’ensemble de ces virtualités. Désert fascine en ce qu’il n’admet aucune amorce définitionnelle précise, c’est l’absolue frontière de notre imaginaire10. »
Ce paysage, n’est que le point commun entre les deux volets du récit, celui du passé et celui du présent de la narration. Car la jeune fille, après avoir connu la France, d’abord Marseille puis Paris, revient au point de départ de son itinéraire. Son retour est doublement symbolique. Non seulement en tant que retour à ses origines mais aussi en tant qu’un nouveau début, car elle donne naissance à son enfant au bord du désert, sous un figuier dont l’ombre la protège : « Lalla cesse de résister à la fatigue. Elle regarde un instant la belle lumière du jour qui commence, et la mer si bleue, aux vagues obliques pareilles à des animaux qui courent. Elle ne dort pas, mais c’est comme si elle flottait à la surface des eaux, longuement11. »
Les deux histoires parallèles présentent l’infini de l’espace, en l’occurrence du désert et celui du temps. Écoutons la fin de l’histoire qui se déroule au passé : « Quand tout fut fini, les derniers hommes bleus ont recommencé à marcher, sur la piste du sud, celle qui est si longue qu’elle semble n’avoir pas de fin12. » Car : « Il n’y avait pas de fin à la liberté, elle était vaste comme l’étendue de la terre, belle et cruelle comme la lumière, douce comme les yeux de l’eau. Chaque jour, à la première aube, les hommes libres retournaient vers leurs demeures, vers le sud, là où personne d’autre ne savait vivre13. »
C’est alors cette extase matérielle et ce qui est en même temps le titre d’un essai de Le Clézio14 qui se trouve illustrée dans le récit Désert. C’est aussi le début d’une nouvelle écriture, dans le sens de la mise en scène des destins d’enfants et de jeunes personnes, à mi-chemin entre une réalité géographique très vaste et une sphère imaginaire quasi magique, ce qui ne manquera pas de séduire son public.
L’écrivain québécois, Jacques Poulin, quant à lui, ne cesse d’explorer « les pistes », parcourues en réalité par les anciens Canadiens aussi bien que celles, souvent imaginaires de ses personnages. En même temps, les pistes des relations intertextuelles renvoient à un itinéraire culturel et littéraire, tracé par l’imaginaire personnel de l’auteur. Et, en plus, les pistes de la traduction sont également travaillées, à travers le questionnement de la relation entre les mots. Son enquête est doublée de l’exploration des relations fondamentales des hommes, telles l’amitié, l’amour, le désir et le chagrin. Or, tous ces éléments sont, sans doute, et d’une façon bien marquée, présents dans Volkswagen blues15, son roman publié en 1984.
Certains critiques ont remarqué un élargissement prononcé de l’espace présenté dans les récits de l’auteur. Cela veut dire qu’on voit les protagonistes souvent relégués à un endroit assez limité au début du récit devenir au fur et mesure des voyageurs avides de connaître des régions et des pays éloignés de leur environnement d’origine. Cette remarque est également justifiée dans le récit intitulé Volkswagen blues, car c’est le récit du parcours, à travers l’Amérique du Nord, de deux personnages. Voici la toile de fond du roman, tel qu’il est présenté vers la fin du roman, quand le grand voyage de Jack Waterman et Pitsémine, alias Grande Sauterelle, touche à sa fin.
« Ils étaient partis de Gaspé, où Jacques Cartier avait découvert le Canada, et ils avaient suivi le fleuve Saint-Laurent et les Grands Lacs, et ensuite le vieux Mississipi, le Père des Eaux, jusqu’à Saint Louis, et puis ils avaient emprunté la Piste de l’Oregon et, sur la trace des émigrants du 19e siècle qui avaient formé des caravanes pour se mettre à la recherche du Paradis Perdu avec leurs chariots tirés par des boeufs, ils avaient parcouru les grandes plaines. Franchi la ligne de partage des eaux et les montagnes Rocheuses, traversé les rivières et le désert et encore d’autres montagnes, et voilà qu’ils arrivaient à San Francisco16. »
Le long voyage est entrepris pour retrouver le frère de Jack, nommé Théo, disparu il y a longtemps, mais dont le souvenir le tracasse sans cesse. Le récit, d’une extrême condensation, est un vrai trésor pour tous ceux qui cherchent les traces de l’intertextualité, de la création des mythes modernes, des significations multiples. Jacques Poulin est souvent nommé « le plus américain des auteurs québécois ». Nous pensons que cette désignation renvoie aussi bien à une entité géographique qu’à une configuration psychologique voire littéraire. Il évoque, dans ce roman aussi, l’un des mythes américains, celui du paradis terrestre, un certain Eldorado, transmis par des vieilles histoires qui racontent les aventures entreprises pour découvrir la richesse et le bonheur sur terre. Or, c’est l’écrivain lui-même qui remet en question le mythe : « Et lorsqu’ils avaient trouvé l’Amérique, pour eux c’était le vieux rêve qui se réalisait et ils allaient être libres et heureux. Ils allaient éviter les erreurs du passé. Ils allaient tout recommencer à neuf. Avec le temps, le “Grand Rêve de l’Amérique” s’était brisé en miettes comme tous les rêves, mais il renaissait de temps à autre comme un feu qui couvait sous la cendre » – lit-on dans Volkswagen blues17.
Jack part de chez lui, pour retrouver son frère mais sa traversée du continent nord-américain lui révèle des épisodes souvent douloureux des anciens québécois. Sa compagne, la fille métisse, retrouve les histoires non moins douloureuses de son peuple, les histoires des Indiens massacrés. Leur quête est donc individuelle et collective à la fois, car tout un peuple cherche son passé et essaie de (re)construire son identité.
Car, au fait, il s’agit de la question de l’identité : Qui suis-je ? et Qui est l’autre ? L’autre, est-ce le blanc et est-ce le métis, le québécois et/ou l’autre américain ? Car, pour citer Simon Harel (critique québécois) : « L’identité n’est pas une certitude, une réalisation dont l’accomplissement ne saurait être remis en question. La thématique du double, la problématique du métissage culturel, l’ensemble de ces préoccupations témoignent de la précarité de cette identité en formation18. »
Voici un passage du roman La traduction est une histoire d’amour ou on retrouve le même jeu de pistes à propos du renvoi aux noms géographiques, en l’occurrence à La Piste d’Oregon, ce qui est, d’une façon directe ou indirecte, un renvoi à l’histoire du Québec.
« Juste à côté du bâtiment principal, et sans aucune clôture pour les protégéer, s’étendaient de profondes ornières creusées dans le sol par les roues des chariots bâchés qui, un siècle et demi plus tôt, avaient emmené les émigrants vers les terres promises de l’Oregon. J’ai fait quelques pas toute seule dans ces ornières. Des milliers de gens étaient passés par là, le coeur gonflé d’espoir, et mon coeur à moi s’est mis à battre plus fort, du seul fait que je marchais dans leurs traces. J’étais si émue qu’il m’a semblé entendre une rumeur confuse dans mon dos ; j’ai cru un instant qu’une caravane de chariots tirés par des boeuf s’en venait derrière moi19. »
Un autre passage peut être cité à propos du thème du déplacement et de la sédentarité, thèmes qui s’ajoutent à celui de la quête des origines :
« Après mon bac en traduction, j’ai voyagé aux États-Unis sur le puce – l’écrivain dirait en stop. Je voulais me mettre du plomb dans la tête. Le hasard des rencontres m’a menée le long de la côte atlantique jusqu’à Key West. Ensuite je suis remontée à La Nouvelle Orléans et, de là, j’ai gagné San Diego en longeant la frontière du Mexique. La Californie était ce que j’avais vu de plus beau dans ma vie, alors j’ai flané, travaillé […] je me suis rendue à San Francisco20. »
Henry Bauchau, poète, romancier, dramaturge, mais aussi, à partir des années 1970, psychotérapeute, était né en 1913 à Malines en Belgique et décédé à Paris en 2012. Pendant sa jeunesse, après des études de droit, mobilisé au début de la seconde guerre mondiale, il participa au maquis des Ardennes. Après la guerre, il fonda une maison d’édition. Vivant d’abord à Paris, puis il s’installa en Suisse où il dirigea un pensionnat. En 1975, il retourna à Paris où il vécut jusqu’à sa mort.
Il a produit une œuvre considérable. La liste de ces livres comprend plusieurs recueils de poésie21, des romans22, et plusieurs volumes de son journal23. Pourtant, c’est Œdipe sur la route qui lui apporte son premier succès au près du public.24
Dans son roman, publié en 1990, Henry Bauchau propose une interprétation particulière de la tragédie de l’auteur grec. Son procédé est étroitement lié à ses propres expériences : réminiscences personnelles, incidences de sa psychanalyse, accès à une certaine liberté d’esprit grâce à l’écriture. Ce n’est pas par hasard qu’il écrit dans son journal, tenu parallèlement à la composition du roman : « Sophocle m’appelle, mais non pas à m’inspirer de lui. Il m’appelle à dire le temps qu’il n’a pas dit, le temps entre Thèbes et Colone25. » Or, ce qui remplit ce laps de temps ce n’est rien d’autre que « l’être sur la route », la figuration d’un parcours qui mène le héros mythique de la culpabilité à une sorte de révélation. Mais dans le même temps, par l’intermédiaire d’expériences artistiques, visuelles, musicales, etc., thématisées par la présence de la sculpture, de la peinture et de la musique, le lecteur est invité à partager une expérience imaginaire dans la mesure où le texte fait appel à ses propres perceptions.
Citons la remarque que Bauchau formule également dans son journal intime intitulé Jour après jour, publié en 1993, et qui couvre les années 1983–1989. Ce volume peut être considéré comme le journal de bord de son Œdipe sur la route, rédigé justement pendant cette période. « Pourquoi ce désir si grand de poursuivre mon œuvre ? C'est du narcissisme, bien sûr. Il y a aussi un appel, une vocation à laquelle je n'ai pu répondre à ma jeunesse, car je me trompais trop sur moi-même. Il faut que dans mes dernières années je fournisse l'effort de lucidité et de création que je n'ai pu faire entre vingt-cinq et trente-cinq ans26. »
Dans l’œuvre de Bauchau, nous sommes toujours pris entre le mythique et le sacré. Mais l’aspect psychanalytique s’y ajoute, étant chez lui la clé du commencement de l’écriture et, par conséquent, celle de l’interprétation. Son itinéraire intellectuel particulier, sa vie en une sorte d’exil (mais en conservant tout de même l’usage de sa langue maternelle) et la reconnaissance relativement tardive de son œuvre aussi bien par le public que par la critique, le poussent vers une expression de soi toute particulière.
Voici la scène qui clôt le récit, la disparition d’Œdipe :
« Œdipe nous quitte, il est au pied de la fresque, il fait un premier pas sur le chemin. Il marche sans buter sur les pierres, il est sous les branches des arbres. Il cueille le fruit sombre d’une ronce, il se penche vers la touffe de coquelicots. Il va sans se retourner et nous le voyons s’éloigner sans savoir si c’est dans les couleurs que j’ai préparées pour lui qu’il s’enfonce dans nos coeurs, ou le chagrin et un bonheur inattendu se mêlent. Il arrive à ce point où la clarté du ciel se confond avec la lumière dorée des soleils. Là, les lignes vers la profondeur se prolongent à l’infini et il n’est bientôt plus pour nos yeux trop faibles, qu’un point minuscule qui peu à peu s’efface27. »
Et puis, sa compagne sur la route, Antigone, dit à la fin : « Le chemin a disparu peut-être, mais Œdipe est encore, est toujours sur la route28. »
L’élaboration du sujet, à partir de Sophocle, jusqu’à la version « à la Bauchau », insiste sur l’importance des arts, notamment la sculpture, la peinture, la musique, le chant et la danse. Mais le véritable sens de l’histoire d’Œdipe est résumé par Henry Bauchau lui-même :
« A la fin de son périple aveuglé, le poète peut, comme Œdipe aux portes d’Athènes, devenir voyant. Quittant les paradis perdus de la nostalgie, il invente les paradis perdants de l’œuvre conçue dans des dimensions de sa propre existence et de son époque, avec les limitations et les surprises émerveillées des mots de la tribu. Le poète, lié d’amour à l’écriture et à la langue, demeure cependant séparé d’elles. Il ne va pas vers la fusion, mais vers la création29. »
Chacun des livres présentés raconte un voyage à travers l’espace, accompli dans un certain laps de temps, mais qui est en même temps une quête spirituelle. Le premier auteur met en scène un voyage entre l’Afrique du Nord et la France, le deuxième à travers le Québec et l’Amérique du Nord et le troisième à travers la Grèce antique. Pour ce qui est de l’objet de la quête des protagonistes, Le Clézio choisit une jeune fille qui part de son pays d’origine pour entreprendre une aventure cosmopolite. Son histoire est doublée de celle d’un héros quasi mythique, l’un de ses ancêtres, dont le destin est voué à la destruction inéluctable de son peuple, dans une lutte contre le pouvoir menaçant de l’Autre, représenté par la civilisation occidentale. Pour Jack Waterman, figure centrale de Volkswagen blues, il s’agit de retrouver son frère disparu, en poursuivant l’itinéraire d’anciens Québécois, à travers le continent américain. Le narrateur est accompagné d’une fille d’origine indienne, il sera ainsi confronté aux épisodes souvent tragiques de l’histoire des premiers habitants du continent nord-américain. Pour Henry Bauchau, la transposition du sujet de la quête dans l’antiquité, en réinventant l’histoire de la figure centrale de la tragédie de Sophocle, permet de parcourir un trajet imaginaire, une quête qui est largement ancrée dans les expériences les plus intimes de l’auteur. Or, pour chacun de ces personnages, la quête n’aboutit pas, à la fin de chaque récit, le lecteur est confronté à un « arrêt sur l’image », un signe de la perte des certitudes à une époque que l’on pourrait volontiers qualifier de postmoderne.
Étonnants voyageurs, http://www.etonnants-voyageurs.com/ consulté le 15 octobre 2018.↩︎
Ibid.↩︎
Nicolas Bouvier : L’Usage du monde, Paris : Payot, 1963.↩︎
A propos du manifeste paru dans Le Monde cf. www.fabula.org/actualites/pour-une-litterature-monde-en-français_17941.php consulté le 15 octobre 2018.↩︎
Charles Baudelaire : Les fleurs du mal, in Baudelaire, Œuvres complètes, tome 1, Bibliothèque de la Pléiade, Paris : Gallimard, 1975 ; préface et notes de Claude Pichois.↩︎
Jean-Marie Gustave Le Clézio : Le Procès-verbal, Paris : Gallimard, 1963.↩︎
Jean-Marie Gustave Le Clézio : Désert, Paris : Gallimard, 1980. Pour les citations cf. édition coll. Folio, 1980.↩︎
Jean-Marie Gustave Le Clézio : Désert, op.cit. : 97.↩︎
Claude Cavallero : Le Clézio témoin du monde, Paris : Calliopées, L’appel magique du désert, Paris : Gallimard, 2009 : 233–250.↩︎
Jean-Marie Gustave Le Clézio : Désert, op.cit. : 234.↩︎
Ibid. : 423.↩︎
Ibid. : 438.↩︎
Ibid. : 439.↩︎
Jean-Marie Gustave Le Clézio : Extase matérielle, Paris : Gallimard, 1967.↩︎
Jacques Poulin : Volkswagen blues, Québec : Québec-Amérique, 1984, 1989.↩︎
Ibid. : 256.↩︎
Ibid. : 101.↩︎
Simon Harel : Le voleur de parcours. Identité et cosmopolitisme dans la littérature québécoise contemporaine (1989), Montréal : XYZ, réédition en collection de poche, 1999 : 202. ↩︎
Jacques Poulin : La traduction est une histoire d’amour, Montréal : Leméac/Actes Sud, 2006 : 18.↩︎
Ibid. : 17.↩︎
Henry Bauchau : Poésie complète, Arles : Actes Sud, 2009.↩︎
En voici quelques titres : L’enfant bleu, Arles : Actes Sud, 2004, Le boulevard périphérique, Arles : Actes Sud, 2008, Déluge, Arles : Actes Sud, 2010.↩︎
Journal d’Antigone, 1989–1997, Arles : Actes Sud, 1999 ; Jour après Jour, journal 1983–1989, Bruxelles : Les Éperonniers, 1992 ; Passage de la Bonne Graine, journal 1997–2001, Arles : Actes Sud, 2002 ; La grande muraille, journal 1960–1965, Bruxelles : Babel, 2005 ; Le présent d’incertitudes, journal 2002–2005, Arles : Actes Sud, 2007 ; Les années difficiles, journal 1972–1983, Arles : Actes Sud, 2009 ; Dialogue avec les montagnes. Journal du régiment noir 1968–1971, Arles : Actes Sud, 2011 ; Pierre et Blanche, Arles : Actes Sud, 2012 ; Dernier journal, 2006–2012, Arles : Actes Sud, 2015.↩︎
Henry Bauchau : Œdipe sur la route, Arles : Actes Sud, 1990, édition utilisée : Henry Bauchau, Œdipe sur la route, Paris : J’ai lu, 2000.↩︎
Henry Bauchau : Jour après jour, journal 1983–1989, op.cit. : 240.↩︎
Ibid. : 242.↩︎
Ibid. : 259.↩︎
Idem.↩︎
Henry Bauchau parle de la genèse et de la signification d’Œdipe sur la route, cf. l’édition mentionnée d’Œdipe sur la route, p. 274.↩︎