Verbum Analecta Neolatina XXI, 2020/1–2

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1 Introduction

L’immoraliste (1902) et Si le grain ne meurt (1921), œuvres d’inspiration autobiographique d’André Gide, s’organisent autour de la notion du voyage et de la quête du soi à travers l’expérience des sensations vécues lors de la découverte du bassin méditerranéen. Dans L’immoraliste, le protagoniste fait à plusieurs reprises le trajet de Tunis à Sorrente via Sousse, Biskra, Malte, Syracuse, Ravello, Amalfi, tandis que dans Si le grain ne meurt, plus particulièrement dans la deuxième partie, l’autobiographe décrit presque le même voyage au cours duquel il visite Tunis, Zaghouan, Kairouan, Sousse, Biskra, Syracuse, Rome, Florence pour arriver, avant de retourner en France, à Genève, à Neuchâtel et à la Brévine (Jura). Chaque étape du voyage, telle que décrite dans les deux œuvres étudiées, est accompagnée de vives sensations qui permettent au voyageur d’échapper au monde connu et de voir son existence sous un autre jour.

La Méditerranée a inspiré de nombreux auteurs, entre autres Flaubert et Camus. La Méditerranée de Flaubert (l’Italie, la Corse et les côtes nord-africaines), comme le dit Poyet (2014) est une symbiose d’une nature exubérante et d’une culture gréco-latine et judéo-chrétienne. Poyet (2014) décrit trois axes de promenades méditerranéennes : la première prend une dimension initiaque (s’échapper de la réalité, découvrir la liberté et une vie plus intense, plus épanouie), la deuxième revêt d’une dimension culturelle (accéder à un héritage culturel, à un passé révolu et perdu), la troisième correspond à une dimension sensuelle (découvrir la sensualité des paysages : couleur du ciel, limpidité des eaux, chaleur méditeranéenne). Chez Camus (dans Noces et L’été), la Méditerranée représente la fusion de l’homme avec la nature : le paysage y est souvent personnifié, humanisé, comme l’observe Monte (2003), et le narrateur n’est qu’un enregistreur de données objectives (couleurs, sons, odeurs). Malgré la simplicité du style, on observe parfois une rhétorique de l’intensité qui se compose d’outils lexicaux et syntaxiques traduisant la richesse des sensations vécues (énumérations, accumulations des couleurs, présence de sensations de nature différente, synesthésie). La richesse sensuelle des paysages méditerranéens se dévoile aussi à travers la comparaison avec d’autres paysages européens. Gide, dans son autobiographie, oppose la Suisse – où il réside pendant quelque temps, comme Rousseau, pour des raisons de santé – et les paysages méditerranéens qu’il évoque avec nostalgie :

(1) « Il faut avoir vécu dans ce pays pour bien comprendre cette partie des Confessions de Rousseau et celles de ses Rêveries qui se rapportent à son séjour à Val-Travers. Mauvais vouloir, méchants propos, regards haineux, moqueries, non il n’inventa rien ; j’ai connu tout cela […] Chaque jour, malgré la hideur du pays, je m’imposais d’énormes promenades. Suis-je injuste en disant : hideur ? Peut-être ; mais j’avais pris la Suisse en horreur ; non point celle des hauts plateaux peut-être, mais cette zone forestière où les sapins semblaient introduire dans la nature entière une sorte de morosité et de rigidité calviniste. Au vrai je regrettais Biskra ; la nostalgie de ce grand pays sans profil, du peuple en bournous blancs, nous avait poursuivis à travers l’Italie, Paul et moi ; le souvenir des chants, des danses, des parfums, et, avec les enfants de là-bas, de ce commerce charmant où déjà tant de volupté se glissait captieusement sous l’idylle1. » (Si le grain ne meurt)

Il suffit d’observer la qualification de ces deux paysages : le paysage neuchâtelois (y compris ses habitants), décrit par Rousseau comme mauvais, méchant, haineux apparaît chez Gide comme un pays de hideur, de morosité, rigidité (calviniste). En revanche, la description des paysages méditerranéens évoquant des sensations de nature différente (olfaction, visualité, ouïe) s’accompagne d’axiologiques2 euphoriques comme charmant, volupté, idylle.

La thématique du voyage s’inscrit d’une façon plus générale dans le domaine de la géographie littéraire qui se propose d’étudier la représentation de l’espace dans les textes littéraires. Collot (2011) distingue trois orientations : la première, intitulée géographie de la littérature traite du contexte spatial dans lequel sont produites les œuvres en recensant les lieux où a vécu ou qu’a connus l’écrivain en vue d’esquisser une carte biographique ; la deuxième orientation, la géocritique étudie la représentation de l’espace dans les textes eux-mêmes à travers leurs significations ; la troisième orientation, la géopoétique se propose de montrer le rapport entre l’espace, les formes et les genres littéraires. Dans le cas qui nous préoccupe, les trois orientations s’entremêlent. Les lieux méditerranéens (l’Italie, l’Afrique du Nord) qu’a connus l’autobiographe Gide sont aussi évoqués dans son roman L’immoraliste, ainsi les paysages méditerranéens font apparemment partie de sa carte biographique. La Méditerranée, en outre, a sa propre signification : une esthétique médiaterranéenne dans laquelle le paysage méditerranéen, comme le dit Ioannou (2000 : 168) est « révélateur de mystère cosmique ». En effet, les sources, les ruisseaux, les fleuves, la mer, la terre, le ciel, le soleil sont dotés de puissances secrètes responsables du bonheur ou du malheur des personnages aussi bien réels que fictifs.

Dans cette étude, nous nous proposerons, conformément à l’approche géopoétique, de mettre en parallèle l’esthétique de la Méditerranée et les formes de la description du paysage méditerranéen. L’analyse des œuvres de Gide fera ressortir que la description du paysage a pour fonction d’une part, d’esquisser le cadre géographique dans lequel la quête spirituelle se déroule, d’autre part, de refléter, en tant que miroir, le développement moral des personnages.

2 La description du paysage méditerranéen

Hamon (1972, 1981) propose un modèle tripartite, dont nous allons nous servir par la suite, qui sert à présenter la problématique de la description sous trois angles différents ; la première question est de savoir comment la description fonctionne en tant qu’unité détachable et comment sa structure interne peut être décrite ; la deuxième question montre comment la description s’insère dans un ensemble textuel plus vaste, et quels sont les signes démarcatifs qui assurent l’introduction de la séquence descriptive ; et la troisième question porte sur le rôle de la description dans le fonctionnement global de la narration.

2.1 Caractéristiques formelles de la description: structure et démarcation

La description a été longtemps considérée comme une expansion du récit sans réelle unité. Pourtant, la description possède une structure hiérarchique et aussi quelques fois une structure linéaire. La description est développée à l’aide de diverses procédures descriptives3, comme l’ancrage qui permet d’introduire un thème-titre et qui garantit l’unité sémantico-référencielle de la description, la reformulation qui modifie le thème-titre par l’opération du ré-ancrage, l’aspectualisation, qui montre l’objet de la description sous ses différents aspects en établissant des sous-thèmes, la mise en relation qui a recours à la comparaison ou métaphore pour enrichir la description. Observons l’organisation hiérarchique à partir de l’extrait suivant.

(2) « Après le mur chargé de pampres, on ne voyait d’abord rien que la mer ; il fallait s’approcher du mur pour pouvoir suivre le dévalement cultivé, qui par des escaliers plus que par des sentiers, joignait Ravello au rivage. Au-dessus de Ravello, la montagne continuait. Des oliviers, des caroubiers énormes ; à leur ombre des cyclamens ; plus haut, des chataîgniers en grand nombre, un air frais, des plantes du Nord ; plus bas des citronniers près de la mer4. » (L’immoraliste)

Le thème-titre correspond ici au paysage de Ravello qui se répartit en sous-thèmes reprenant les éléments visuels et olfactifs du paysage méditerranéen : montagne, oliviers, caroubiers, cyclamens, chataîgniers, air, plantes, citronniers. Chaque sous-thème est pourvu d’un prédicat tel que énorme, en grand nombre, frais, du Nord, près de la mer. Cette organisation hiérarchique s’accompage ici d’une organisation linéaire assurée par des marqueurs d’organisation linéaire (M.I.L)5 relatifs à l’espace: au-dessus, plus haut.

Le texte littéraire est une combinaison de séquences hétérogènes (de types différents), dont les frontières ne sont pas toujours perceptibles. Néanmoins, dans certains cas, nous avons à notre dispositon des signes démarcatifs6 qui nous aident à délimiter les différentes séquences. Ces signes démarcatifs ont pour fonction d’identifier les unités et en tant qu’éléments redondants, ils contribuent à la cohérence esthétique du texte7. Traditionnellement, on distingue trois types de description8 : description de type VOIR, de type FAIRE et de type DIRE. Dans le premier type – qui nous préoccupera par la suite –, la description est prise en charge par un personnage doué de la possibilité de voir (placé à un endroit qui favorise l’observation). La description de type VOIR est souvent justifiée par un verbe exprimant l’acte de voir (apercevoir, voir) qui peut être considéré comme un signe de démarcation. Le processus est décrit par Hamon (1981) à l’aide du schéma que voici: vouloir voir → savoir voir → pouvoir voir → VOIR → DESCRIPTION. C’est-ce qu’on peut observer à partir du texte (2) et (3) :

(3) « J’ai dit que le jardin touchait notre terrasse ; j’y fus donc aussitôt. J’entrai avec ravissement dans son ombre. L’air était lumineux. Les cassies, dont les fleurs viennent très tôt avant les feuilles, embaumaient – à moins que ne vînt de partout cette sorte d’odeur légère inconnue qui me semblait entrer en moi par plusieurs sens et m’exaltait. […] O lumière ! – J’écoutai. Qu’entendis-je ? Rien ; tout ; je m’amusais de chaque bruit. – Je me souviens d’un arbuste, dont l’écorce, de loin, me parut de consistence si bizarre que je dus me lever pour aller la palper. Je la touchai comme on caresse ; j’y trouvai un ravissement. Je me souviens… Était-ce enfin ce matin-là que j’allais naître9 ? » (L’immoraliste)

La description correspond parfois à un topos tripartite10 qui comprend un lieu clos, une frontière et un lieu ouvert. Comme dans (4) : 

(4) « Après plusieurs pénibles jours, que nous avions vécus sous l’averse, un matin, brusquement, je me réveillai dans l’azur. Sitôt levé je courus à la terrasse la plus haute. Le ciel, d’un horizon à l’autre était pur. Sous le soleil, ardent déjà, des buées s’élevaient ; l’oasis fumait tout entière ; on entendait gronder au loin l’Oued débordé11. » (L’immoraliste)

Dans ce passage, tous les éléments du topos descriptif s’observent : le lieu clos correspond à l’hôtel où le protagoniste est descendu, le lieu ouvert représente l’oasis, tandis que la terrasse est la frontière qui sépare les deux. Toutefois, dans cet exemple et dans les deux précédents, les descriptions ne concernent pas que le visuel : il s’agit en effet d’une perception généralisée, élargie qui englobe d’autres sensations (on entendait gronder ; soleil, ardent déjà ; embaumaient ; odeur légère ; l’air était lumineux ; un air frais, etc.) Les descriptions du paysage méditerranéen ont ceci de particulier qu’elles sont en rapport étroit avec d’autres sensations (comme l’ouïe, le toucher et l’odorat) dépassant ainsi la catégorie de VOIR telle qu’elle a été conçue par Hamon. Aussi faudrait-il plutôt envisager une catégorie perceptive générale qui serait complétée de thématiques ENTENDRE, SENTIR, TOUCHER pourvues d’une fonction démarcative.

2.2 Le fonctionnement de la description : la double face de la Méditerranée

La description peut avoir différents rôles dans l’œuvre : donner l’illusion de la réalité, diffuser un savoir (c’est ce qui caractérise la description représentative utilisée par des romanciers réalistes) ou présenter un point de vue personnel propre à la description expressive : « Expressive la description l’est d’abord parce qu’elle se présente comme le dépositaire d’un point de vue, qu’il soit celui de l’auteur ou celui du personnage, qui surdétermine la description. Ce qui se manifeste textuellement par la présence d’isotopies euphoriques ou dysphoriques, selon « l’état d’âme » du descripteur et par une condensation de marqueurs de subjectivité (verbes propositionnels, modalisateurs, axiologiques) » – dit Adam & Petitjean (1989 : 18). Ce type de description caractérise surtout les œuvres littéraires dans lesquelles les descriptions sont prises en charge par un je omniprésent. Dans les genres autobiographiques et dans le roman à la première personne, ce type de description est très fréquent. Un sous-type de la description expressive est nommée description expressive mnémonique dans laquelle « paysage se présente comme le reflet de l’état d’âme du personnage, il sert de médiation expressive entre le personnage et ses sentiments »12. Dans ce type de description, « le même paysage est présenté plusieurs fois mais avec des tonalités différentes »13. Ces reprises descriptives sont ainsi aptes à nous informer sur le développement moral et spirituel du personnage. Citons à titre d’exemple L’immoraliste dont le protagoniste, Michel, après avoir vaincu la tuberculose, a l’impression de renaître dans le paysage méditerranéen qui le fascine (voir l’exemple 3) et qui éveille sa sensualité. Alors que, lors du retour, où il se prépare, inconsciemment, à la mort de sa femme, Marceline, le même paysage prend un aspect contraire. Ce changement de la tonalité de la description s’explique par la double face de la Méditerranée : les éléments bénéfiques14 (le soleil, le ciel, le souffle) se transforment en des éléments maléfiques s’harmonisant avec la psychologie des personnages.

Les deux extraits suivants pris dans L’immoraliste témoignent aussi de la double face des paysages méditerranéens. Les descriptions de Ravello et de Sorrente comportent tout un réseau d’isotopies génériques15 (récurrence d’un même sème) relatives à l’esthétique méditerranéenne : chaleur, abondance de l’air, senteur, limpidité, etc.

(5) « La route de Ravello à Sorrente est si belle que je ne souhaitais ce matin rien voir de plus beau sur la terre. L’âpreté chaude de la roche, l’abondance de l’air, les senteurs, la limpidité, tout m’emplissait du charme adorable de vivre et me suffisait à ce point que rien d’autre qu’une joie légère ne semblait habiter en moi ; souvenirs ou regrets, espérance ou désir, avenir et passé se taisaient ; je ne connaissais plus de la vie que ce qu’en apportait, en emportait à l’instant.16 » (L’immoraliste)

Les axiologiques euphoriques17 (belle, beau, charme, joie), reflétant l’état d’âme du descripteur (je fus déçu), constituent un réseau isotopique particulier qui accompagne la thématique méditerranéenne. En comparant cet extrait avec son correspondant mnémonique (voir l’exemple 6), on retrouve certains éléments de la même isotopie (chaleur, vent, ciel, décor, jardin) cette fois-ci accompagnée d’axiologiques dysphoriques (terne, désenchanté, morne) pour décrire l’environnement de Sorrente :

(6) « Quatre jours après nous repartîmes pour Sorrente. Je fus déçu de n’y trouver pas plus de chaleur. Tout semblait grelotter. Le vent qui n’arrêtait pas de souffler fatiguait beaucoup Marceline. Nous avions voulu descendre au même hôtel qu’à notre précédent voyage ; nous retrouvions la même chambre…Nous regardions avec étonnement, sous le ciel terne, tout le décor désenchanté, et le morne jardin de l’hôtel qui nous paraissait si charmant quand s’y promenait notre amour18. » (L’immoraliste)

Pour décrire l’oasis de Biskra (voir l’exemple 7), les mêmes isotopies génériques s’observent (souffle, air, lumière, eau, palmiers, etc). Ce réseau, tout comme, dans le cas de la description de Ravello, s’accompage d’axiologiques euphoriques (extase, allégresse, exaltation) et d’un réseau isotopique particulier qui correspond à des sensations mixtes et variées (visuel, auditif, toucher, sentiment d’être hors du temps).

(7) J’oubliais ma fatique et ma gêne, Je marchais dans une sorte d’extase, d’allégresse silencieuse, d’exaltation des sens et de la chair. A ce moment des souffles légers s’élevèrent ; toutes les palmes s’agitèrent et nous vîmes les palmiers les plus hauts s’incliner ; – puis l’air entier redevint calme, et j’entendis distinctement, derrière le mur, un chant de flûte – Une brèche au mur ; nous entrâmes.
   C’était un lieu plein d’ombre et de lumière ; tranquille, et qui semblait comme à l’abri du temps ; plein de silences et de frémissements, bruit léger de l’eau qui s’écoule, abreuve les palmiers, et d’arbre en arbre fuit, appel discret des tourterelles, chant de flûte dont un enfant jouait19. » (L’immoraliste)

Comparons aussi cet extrait avec son correspondant mnémonique (voir l’exemple 8) qui comporte une description des oasis bordant le chemin de Biskra à Touggourt.

(8) « Chegga ; Kefeldorh’ ; M’reyer… mornes étapes sur la route plus morne encore, interminable. J’aurais cru pourtant, je l’avoue, plus riantes ces oasis. Mais plus rien que la pierre et le sable ; puis quelques buissons nains bizarrement fleuris ; parfois quelque essai de palmiers qu’alimente une source cachée… A l’oasis je préfère à présent le désert… ce pays de mortelle gloire et d’intolérable splendeur. L’effort de l’homme y paraît laid et misérable. Maintenant toute autre terre m’ennuie20. » (L’immoraliste)

La description des oasis présentent ici un tableau réduit à une extrême simplicité : route, pierre, sable, buisson, palmier, source, qui, bien qu’évoquant le réseau isotopique générique de la Méditerrannée, dépourvus d’axiologiques euphoriques et sensuelles, quittent l’univers du miracle et se réduisent à leur contenu dénotatif. En effet, ces oasis retrouvées perdent toute leur fascination en tournant au négatif du point de vue quantitatif (quelque) et qualitatif (bizarrement fleuris, source cachée) : la complétude et l’abondance méditerranéennes changent de face et seront dotées d’invisibilité, d’incomplétude et de pauvreté conformément à l’état moral du descripteur.

Tout comme L’immoraliste, Si le grain ne meurt décrit des expériences optimales21 dues aux mouvements du corps et de l’esprit. Il s’agit en fait des activités physiques (promenade) qui demandent en même temps un investissement important d’énergie psychique. L’expérience esthétique intense s’accompagne dans l’exemple (9) qui décrit Biskra, d’une isotopie euphorique relative au sentiment de renaître (je me sentais revivre, il me semblait que pour la première fois je vivais, je naissais à la vraie vie, j’entrais dans une existence nouvelle)

(9) « Cependant le printemps touchait l’oasis. Une indistinte joie commença de palpiter sous les palmes. J’allais mieux. Certain matin, je risquai une promenade beaucoup plus longue ; ce pays monotone était pour moi d’inépuisable attrait : ainsi que lui, je me sentais revivre ; et même il me semblait que pour la première fois je vivais, sorti de la vallée de l’ombre de la mort, que je naissais à la vraie vie. Oui, j’entrais dans une existence nouvelle, toute d’accueil et d’abandon22. » (Si le grain ne meurt)

Comment maintenir cette expérience optimale ? Après des moments extatiques, faute de nouveaux défis, les plaisirs sensoriels s’avèrent insuffisants. Le même paysage d’Afrique du Nord, pour la seconde fois, revêt d’un caractère plutôt décevant. Comme dans (10) :

(10) « Blidah, que je devais retrouver au printemps pleine de grâces et parfumée, m’apparut morne et sans attraits. Je rôdais à travers la ville, à la recherche d’un logement, mais ne trouvais rien à ma convenance. Je regrettais Biskra. Je n’avais goût à rien. Ma détresse était d’autant plus grande que je la promenais en des lieux où mon espoir n’avait imaginé que merveilles, l’hiver les désolait encore et me désolait avec eux. Le ciel bas pesait sur mes pensées ; le vent, la pluie éteignaient toute flamme en mon cœur. Je voulais travailler, mais je me sentais sans génie ; je traînais un ennui sans nom. Il se mêlait à ma révolte contre le ciel, de la révolte contre moi-même ; je me prenais en mépris, en haine ; j’eusse voulu me nuire et cherchais comment pousser à bout ma torpeur23. » (Si le grain ne meurt)

Dans cet extrait, les sensations se mettent à tourner à l’envers. Avec le changement du climat et l’altération du mouvement de l’âme de l’autobiographe, les expériences optimales sensorielles disparaissent : c’est l’absence des sensations et le grand nombre de termes traduisant des sentiments dysphoriques (je regrettais, je n’avais goût à rien, ma détresse était d’autant plus grande, désolait, pesait sur mes pensées, éteignaient toute flamme en mon cœur, je traînais un ennui sans nom, je me prenais en mépris) qui dominent tout le passage. Ce brusque changement de la tonalité peut aussi s’expliquer, dans Si le grain ne meurt, par les sentiments du péché qui précèdent les fiançailles de Gide avec Emmanuèle aggravés par la mort de sa mère. Il écrit ailleurs : « Une fatalité me menait ; peut-être aussi le secret besoin de mettre au défi ma nature ; car, en Emmanuèle, n’était-ce pas la vertu même que j’aimais ? C’était le ciel, que mon insatiable enfer épousait ; mais cet enfer je l’omettais à l’instant même : les larmes de mon deuil en avaient éteint tous les feux ; j’étais comme ébloui d’azur, et ce que je ne consentais plus à voir avait cessé pour moi d’exister24. »

3 Conclusion

Alors que dans L’immoraliste, c’est le sentiment de deuil qui modifie la perception du paysage, dans Si le grain ne meurt, c’est le sentiment du péché qui détermine les représentations de la Méditerranée : la double face des paysages méditerranéens, l’oscillation entre les éléments bénéfiques et maléfiques témoignent d’une moralité (enfer vs. ciel) mise en doute. Mais surtout, les deux œuvres étudiées ont un point commun : les éléments de l’esthétique méditerranéenne (soleil, chaleur, eau, etc.), les axiologiques euphoriques et dysphoriques, les expressions de la sensualité (sensations tactiles, auditives, visuelles, olfactives) et les termes relatifs au sentiment de renaître constituent un faisceau (ou groupe) d’isotopies25 propre à la perception et description du paysage méditerranéen. Ce faisceau d’isotopie, nous semble-t-il, est apte à relier l’espace, la forme et le genre : on aura vu que les genres factuels et fictifs de la première personne sont particulièrement susceptibles de traduire un point de vue personnel en dévoilant le développement moral et spirituel des personnages, entre autres, à travers les formes descriptives de la perception.

Références bibliographiques

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  1. Gide (1999 : 323).↩︎

  2. Cf. Kerbrat-Orecchioni (1994).↩︎

  3. Cf. Adam (2001).↩︎

  4. Gide (1994 : 65).↩︎

  5. Adam (1990 : 151161).↩︎

  6. Cf. Hamon (1972).↩︎

  7. Cf. Kiss (1976).↩︎

  8. Cf. Hamon (1972, 1981).↩︎

  9. Gide (1994 : 46–47).↩︎

  10. Cf. Hamon (1981).↩︎

  11. Gide (1994 : 56).↩︎

  12. Adam & Petitjean (1989 : 19).↩︎

  13. Adam & Petitjean (1989 : 19).↩︎

  14. Pour l’opposition élément bénéfique vs. élément maléfique voir Ionnau (2000).↩︎

  15. Cf. Cusimano (2012).↩︎

  16. Gide (1994 : 72).↩︎

  17. Cf. Kerbrat-Orecchioni (1994).↩︎

  18. Gide (1994 : 164–165).↩︎

  19. Gide (1994 : 50).↩︎

  20. Gide (1994 : 174–175).↩︎

  21. Cf. Csikszentmihályi (2004).↩︎

  22. Gide (1999 : 311).↩︎

  23. Gide (1999 : 326).↩︎

  24. Gide (1999 : 368–369).↩︎

  25. Cf. Rastier (2006).↩︎