Verbum Analecta Neolatina XXI, 2020/1–2

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Paul Claudel et Jules Supervielle ont en commun l’expérience de longs voyages entre deux continents et le sentiment d’être déchiré entre deux mondes. De grands voyageurs, Claudel et Supervielle sont également de grands expérimentateurs de genres et de formes littéraires. Poètes, dramaturges, prosateurs, ils ne cessent de réfléchir sur le fonctionnement de la poésie conçue comme moyen d’accès au divin. C’est en me concentrant sur leurs versets que je propose d’étudier les relations que leurs œuvres entretiennent avec la spiritualité. Le verset en tant que forme poétique de la modernité a également un rapport privilégié avec le voyage. Comme l’écrit Nelson Charest dans la présentation de l’ouvrage collectif consacré au verset moderne : « Non seulement le poète qui écrit du verset est souvent en voyage, en Orient notamment, mais il apparaît également que le verset se situe lui-même en exil : hors des cadres, hors des formes, au-delà de la capacité respiratoire de l’humain, poussant ainsi son exploration vers l’inconnu »1.

Claudel se réfère ouvertement aux versets bibliques (« le vers des Psaumes et des Prophètes » 2) lorsqu’il expérimente cette forme poétique d’abord dans ses premiers drames (La Ville, Tête d’Or), ensuite dans ses Cinq grandes odes. Il ne fait aucun doute que la forme poétique du verset « est arrivé à l’oreille du poète par la voie de la liturgie »3. Les versets des odes, tout comme les poèmes en prose de Connaissance de l’Est sont (presque tous) écrits pendant son séjour en Chine. D’une tout autre manière que son « livre de l’Est »4, les Cinq grandes odes veulent également produire dans l’esprit du lecteur « un état de connaissance »5. Claudel est fasciné par la Chine, mais le monde chinois n’est pas le monde chrétien, ce qui le conduit à parler de «  peuple barbare » (« La Maison fermée »6) et de sa « captivité des murs de Pékin » (« L’Esprit et l’eau »7).

Le recueil publié en 1910 se compose des pièces suivantes: Les Muses (écrite probablement entre 1900–1904), L’Esprit et l’eau (juin–septembre 1906), Magnificat8 (décembre 1906–avril 1907), La Muse qui est la Grâce (avril–juin 1907) et La Maison fermée (juillet 1907–janvier 1908). La longueur de la rédaction des poèmes (elle s’étale sur huit ans), montre les difficultés rencontrées par Claudel.

En ce qui concerne les circonstances de rédaction de ces textes, il donne plusieurs indications dans ses écrits théoriques ainsi que dans sa correspondance. Dans une lettre adressée à Jacques Rivière, Claudel insiste sur les analogies musicales de ses odes : « Ce qui fait la nouveauté de ces poèmes, c’est que ce sont de véritables symphonies, se développant non pas en suite continue à la manière littéraire, mais orchestralement par thèmes entrelacés et décomposés »9. Un autre aspect important du recueil, signalé également par Claudel dans sa correspondance, est l’inspiration biographique: « Je compose en ce moment la dernière des quatre Grandes Odes, ou psaumes ou monologues où je reprends et développe en les mêlant à ma théorie de la Parole et aux incidents de ma vie passée et présente la doctrine de mes 2 traités »10.

Le choix du titre contenant une indication générique (« ode ») peut se référer à divers modèles littéraires de l’Antiquité, de la Renaissance, voire de la période romantique. C’est avant tout l’influence de Pindare que l’on peut découvrir dans la longueur des poèmes, dans leur ton solennel, pathétique, ainsi que dans la dénomination des strophes de la quatrième ode: strophe, antistrophe, épode. Dans le cas des autres poèmes, la division strophique n’est marquée que par l’espace blanc qui sépare les séquences de dimension inégale.

Dans la première ode (Les Muses), sous prétexte de décrire le sarcophage du Louvre représentant les neuf Muses11, le poète s’intéresse aux problèmes théoriques de la création artistique. Le poème se termine sur l’invocation à Erato qui a été inspirée par sa liaison avec une femme mariée (Rosalie Vetch) et leur rupture. Le remords de son amour coupable et la pénitence qu’il s’inflige apparaît dans la deuxième ode (L’Esprit et l’eau). Le point culminant du recueil est la troisième ode (Magnificat), une prière où le poète se souvient de sa conversion vingt ans auparavant, magnifie le Seigneur et célèbre la naissance de sa fille, Marie. Dans le quatrième poème (La Muse qui est la grâce), le poète affronte, sous forme de dialogue, la Muse qui finit par se transformer en la Grâce. Pour terminer, La Maison fermée oppose aux neuf Muses de la première ode les Quatre Vertus cardinales de la théologie, ainsi qu’au couple adultère le sacrement du mariage. C’est ainsi que les éléments biographiques (la conversion du poète, son amour pour Rose, leur rupture, son mariage, la naissance de sa fille) s’intègrent aux poèmes.

La composition rigoureuse et du recueil et de chacune des cinq odes (avant tout celle de la troisième et de la quatrième) rappelle la structure des tragédies classiques à cinq actes, avec crise et dénouement.

Suivant l’interprétation suggérée par Claudel lui-même12, il est habituel de voir dans le recueil « une progression spirituelle, un mouvement graduel où chaque Ode est une étape vers une expérience décisive, poétique et religieuse, qui modifie définitivement l’orientation du poète dans le monde. […] la vérité la plus profonde des Odes [serait] dans le passage du « désordre » païen des « Muses » vers « l’ordre » chrétien de « la Maison Fermée »13. La réalité est évidemment beaucoup plus complexe. Au lieu de la linéarité, il faudrait mettre l’accent sur le caractère synthétique, global et unifié du recueil. Comme Claudel écrit dans Les Muses:

O grammairien dans mes vers! ne cherche point le chemin, cherche le centre! mesure, comprends l’espace entre ces feux solitaires!14

Les odes sont liées entre elles par de nombreux liens sémantiques et structuraux, par tout un réseau d’allusions. Cette technique de composition consciente où rien n’est laissé au hasard et le moindre élément a sa place et sa fonction, s’allie à l’irrégularité et l’indétermination de la forme poétique du verset.

Il faut reconnaître que l’autonomie du verset, son indépendance « aussi bien de la tradition métrique que du vers-librisme contemporain »15, n’est pas unanimement admise par les critiques. Quelques-uns le considèrent comme « l’une des écritures possibles du poème en prose »16, voire « une prose »17, d’autres (et ils sont les plus nombreux) le rangent parmi les « formes particulières d’écriture versifiée »18 en tant qu’une variante du vers libre, « un vers libre de grande longueur »19. Le numéro thématique des Études littéraires (préparé sous la direction de Nelson Charest en 2007), s’attache à « donner une place au verset », en présentant « les premiers repérages d’un territoire encore peu exploré »20.

Le terme français « verset » est traduit en hongrois en « poème biblique » (se référant à son origine), ou bien en « vers libre de grande longueur », mais il arrive aussi que le mot français soit gardé dans le texte hongrois (mis en italique).

Les Cinq grandes odes de Claudel ne sont traduites en hongrois qu’en 2005 à l’occasion du 50e anniversaire de la mort du poète21. En vérité, le traducteur, Ferenc Szabó ne traduit intégralement que la deuxième ode, ne donnant que des extraits des quatre autres odes. Ferenc Szabó (né en 1931) est membre de l’ordre religieux de la Compagnie de Jésus, poète, essayiste, traducteur, théologien. Par ses études littéraires, philosophiques et théologiques, ainsi que par ses traductions de Claudel et de Pierre Emmanuel, il contribue à faire connaître en Hongrie l’esthétique catholique française. Ses traductions des odes claudéliennes sont proposées en tant que thèmes d’exercice spirituel. Cette motivation pédagogique peut expliquer certains choix du traducteur désirant satisfaire avant tout la contrainte de la fidélité théologique, mais soulève la question de l’équivalence fonctionnelle. Le texte-cible ne joue plus exactement le même rôle auprès du public-cible que le texte-source jouait auprès du public-source.

Tout en insistant sur sa spécificité, je considère le poème écrit en versets comme une forme intermédiaire entre le vers et la prose. Situé à l’intersection du vers libre et du poème en prose, il intègre certains de leurs traits caractéristiques22. De longueur en général beaucoup plus important que le vers libre, le verset peut recourir aux procédés rhétoriques exploités plutôt par la prose. Il fait un assez large usage des figures particulièrement aptes à évoquer le style oratoire. Michel Murat le définit même « comme une segmentation oratoire, c’est-à-dire à la fois rythmique et argumentative, de la parole »23.

Les versets des Cinq grandes Odes sont le plus souvent formés de 2–3 (voire de 4–5) lignes successives atteignant ainsi la dimension de véritables paragraphes. Le recours à l’alinéa est d’ailleurs le propre du poème en prose.

Les mots que j’emploie,
Ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont point les mêmes !
Vous ne trouverez point de rimes dans mes vers ni aucun sortilège. Ce sont vos phrases mêmes. Pas aucune de vos phrases que je ne sache reprendre!
Ces fleurs sont vos fleurs et vous dites que vous ne les reconnaissez pas.
Et ces pieds sont vos pieds, mais voici que je marche sur la mer et que je foule les eaux de la mer en triomphe!24

Les versets de Claudel sont parfois plus brefs que la ligne, il arrive même qu’ils se réduisent à un seul mot. La possibilité de l’enjambement (due à la présence du blanc) est un trait commun des vers libres et des versets. Sur ce point, le verset claudélien (et le verset moderne en général) diffère de son modèle, puisque la fin d’un verset biblique coïncide le plus souvent avec celle d’une phrase25. Grâce à l’enjambement, le mot de négation « ni » et le verbe « Entraîne » se trouvent dans des positions accentuées dans « L’Esprit et l’eau » de Claudel.

Ni
Le marin, ni
Le poisson qu’un autre poisson à manger
Entraîne, mais la chose même et tout le tonneau et la veine vive,
Et l’eau même, et l’élément même, je joue, je resplendis! Je partage la liberté de la mer omniprésente!26

Claudel organise ses versets afin de faire sentir des rapports de quantités, en favorisant la distribution des segments syntaxiques selon un ordre croissant. Cette dominance est tout à fait nette dans la deuxième partie du recueil, devenu de plus en plus équilibré. On relève un nombre remarquable de versets, produisant des effets d’amplification, de progression.

– O part! ô réservée! ô inspiratrice! ô partie réservée de moi-même! ô partie antérieure de moi-même!27

Outre la phrase ample « à reprise élargissante »28, chargée de groupes circonstanciels et d’incidentes enchâssées, Claudel a souvent recours à la phrase segmentée, d’aspect souvent nominal et énumératif. Le mode d’enchaînement répétitif participant aux effets de rythme et à l’organisation structurelle des poèmes s’oppose à la linéarité du discours prosaïque. Dans le cas des anaphores par exemple (très nombreuses dans les Cinq grandes Odes), on a un même départ rythmique pour les unités typographiques consécutives. Les anaphores acquièrent une force structurante comparable à celle des rimes. Elles peuvent également produire un effet d’incantation. Le retour obsessionnel de la conjonction « et » dans les versets suivants rappelle également le langage biblique.

Vous êtes là et je suis là.
Et vous m’empêchez de passer et moi aussi je vous empêche de passer.
Et vous êtes ma fin, et moi aussi je suis votre fin.
Et comme le ver le plus chétif se sert du soleil pour vivre et de la machine des planètes,
Ainsi pas un souffle de ma vie que je ne prenne à votre éternité.29

Le verset de Claudel s’impose dans la poésie française et francophone comme une référence quasi incontournable. Son influence est indéniable dans les versets de Saint-John Perse (1887–1975), de Léopold Sédar Senghor (1906–2001), de Victor Segalen (1878–1919) ou de la québécoise Anne Hébert (1916–2000).

Jules Supervielle (1884–1960) avait une connaissance profonde de l’œuvre claudélienne, de l’œuvre poétique tout aussi bien que de l’œuvre dramatique. Il admirait avant tout les Cinq grandes Odes dont la forme élargie lui a servi de modèle à la libération rythmique de ses poèmes. Il se sentait également proche du lyrisme cosmique de Claudel, grand voyageur et habitué comme lui aux longues traversées transatlantiques.

Né comme Lautréamont et Laforgue à Montevideo (de parents français), Supervielle partage sa vie entre l’Uruguay et la France. Il évoque sa double appartenance, l’« Uruguay de [son] enfance et de [ses] retours successifs en Amérique »30 dans plusieurs textes autobiographiques (Uruguay, Boire à la source).

Je suis né à Montevideo, mais j’avais à peine huit mois que je partis un jour pour la France dans les bras de ma mère qui devait y mourir, la même semaine que mon père. Oui, tout cela dans la même phrase. Une phrase, une journée, toute la vie, n’est-ce pas la même chose pour qui est né sous les signes jumeaux du voyage et de la mort ?31

Après la mort de ses parents, empoisonnés accidentellement par de l’eau polluée, il est élevé à Montevideo par son oncle et sa tante. Ce n’est qu’à l’âge de neuf ans que l’enfant apprend par hasard que ses vrais parents sont morts. Il se sent coupable parce qu’en les oubliant il a participé en quelque sorte, croit-il, à leur disparition. C’est en France qu’il fait ses études secondaires, puis sa licence d’espagnol, passant ses vacances en Uruguay.

Supervielle se tient à l’écart des écrivains surréalistes, ne participe pas à leurs débats. Il n’empêche que les vers libres et les versets des Débarcadères (1922) et des Gravitations (1925), premiers recueils de maturité poétique, évoquent encore les visions surréalistes, tant pour les aspects extérieurs que pour les aspects intérieurs. Influencé certainement par les Feuilles d’herbe de Walt Whitman, ainsi que par les Cinq grandes odes de Claudel, il choisit le vers libre et le verset pour faire sentir l’immensité de la pampa sud-américaine et les profondeurs de la mer. Il justifie d’ailleurs son choix en disant que « le verset biblique repris et revivifié par Claudel est devenu une nouvelle source de richesse pour la prosodie française et je ne vois pas pourquoi on s’en priverait »32. Cette citation est tirée d’une conférence que Supervielle a consacrée à Claudel en 1944 à l’Université de Montevideo (publiée en partie en 1946 dans la revue Valeurs sous le titre Éléments d’une poétique).

Pour Supervielle, dans les versets « la part de prose est beaucoup plus considérable que dans le vers régulier, et qui se rapproche de la prose rythmée »33. Un peu plus bas dans la même lecture commentée des œuvres claudéliennes il ajoute : « si j’ai des choses très précises à dire et que je veuille cerner assez exactement le concept, presque à la façon dont le ferait un prosateur, tout en voulant rester dans le domaine du poète, c’est le verset que j’emploierai, forme qui adhère mieux à tous les méandres de la pensée »34.

C’est surtout les versets de Débarcadères qui témoignent d’une influence certaine de Claudel. L’espace formel élargi du verset représente pour Supervielle une forme d’écriture ouverte particulièrement apte à décrire l’homme du nouveau monde, libre des contraintes, le gaucho ou le marin. Je cite deux brefs passages du « Retour à l’estancia »:

Je m’enfonce dans la plaine qui n’a pas d’histoire et tend de tous côtés sa peau dure de vache qui a toujours couché dehors
[…]
Je me mêle à une terre qui ne rend de comptes à personne et se défend de ressembler à ses paysages manufacturés d’Europe, saignés par les souvenirs,
à cette nature exténuée et poussive qui n’a plus que des quintes de lumière,
et, repentante, efface, l’hiver, ce qu’elle fit pendant l’été.35

Supervielle y dépeint un paysage sud-américain qu’il oppose au paysage européen.36 Il dessine son autoportrait en gaucho, barbare, débridé, lié aux éléments naturels, « hors-venu ». La pampa est pour lui à la fois désertique et pleine de vie, hostile et accueillante. « L’homme de la pampa » réapparaîtra dans son roman portant ce titre (1923) et dans les « Poèmes de Guanamiru », dernière section des Gravitations.

Outre la pampa, c’est la mer qui est l’élément central du recueil Débarcadères : « J’ai passé plus de quatre cents jours en mer. Et c’est à elle que je dois de toujours vivre dans une distraction profonde »37.

Aux grands espaces terriens et marins des Débarcadères s’ajoutent dans les Gravitations les infinis céleste et temporel. Les traversées transatlantiques se complètent par d’autres voyages entre ciel et terre, le réel et l’imaginaire, la vie et la mort. Ils peuvent être l’occasion d’émerveillement, mais beaucoup plus souvent ils inspirent de l’angoisse, du vertige, se présentent sur leur aspect tragique où tout se décompose et se consume. Ce sont les images récurrentes du poète qu’il reprendra et développera tout au long de sa vie. « Les thèmes principaux s’enlacent, des lianes relient les livres les uns aux autres »38 – insiste Supervielle sur l’unité thématique de son œuvre.

A partir du Forçat innocent (1930), il a choisi de s’imposer un cadre métrique traditionnel, contrastant avec les tendances régnantes de son époque. Les vers libres et les versets des premiers recueils (Débarcadères, Gravitations) cèdent peu à peu la place aux vers réguliers, les laisses aux strophes, les assonances aux rimes.

Il revient pourtant au verset dans le recueil La Fable du monde, publié en 1938, au moment où « Chaque matin [les gens] se demandent si la tuerie va commencer » (Prière à l’inconnu)39. C’est une méditation poétique sur l’allégorie de la Genèse, sous-tendue par l’angoisse inspirée par les événements historiques tragiques (le bombardement de Guernica en 1937, la menace de la guerre). C’est une prière malhabile, fragile, balbutiante qui tire sa force justement de sa spontanéité et de sa sincérité. Le recueil contient, outre les poèmes strophiques en vers réguliers (« Métamorphose », « Descente des géants »), en alexandrins non rimés (« Le Chaos et la Création ») ou en octosyllabes (Dieu pense à l’homme », « Dieu crée la femme », « Le premier arbre », « Le premier chien »), plusieurs grands versets dont « Prière à l’inconnu », « Tristesse de Dieu » ou « Le Corps ». « Le rythme moins régulier du verset, non rimé, est peut-être à la mesure du chaos qui menace l’Europe et, en tout cas, il permet une adresse plus familière à Dieu »40. Je cite le début de la « Prière à l’inconnu » :

Voilà que je me surprends à t’adresser la parole,
Mon Dieu, moi qui ne sais encore si tu existes,
Et ne comprends pas la langue de tes églises chuchotantes,
Je regarde les autels, la voûte de ta maison
Comme qui dit simplement : « Voilà du bois, de la pierre,
Voilà des colonnes romanes, il manque le nez à ce saint
Et au-dedans comme au dehors il y a la détresse humaine. »
Je baisse les yeux sans pouvoir m’agenouiller pendant la messe
Comme si je laissais passer l’orage au-dessus de ma tête
Et je ne puis m’empêcher de penser à autre chose.41

Le « Dieu très atténué »42 de Supervielle (un Dieu incertain qui doute, un Dieu très humain, bienveillant et mélancolique) est bien loin du Dieu de Claudel. Supervielle trouve irritant le côté oratoire de la poésie claudélienne, sa certitude inébranlable d’avoir toujours raison. « Supervielle admire le Claudel lyrique, et prend ses distances face au Claudel dogmatique. » ̶ écrit Didier Alexandre43.

Malgré les ressemblances évidentes, les versets de Claudel et ceux de Supervielle se distinguent sur plusieurs points. L’écriture de Supervielle est moins éloquente, moins solennelle. Il n’a que rarement recours aux exclamations et interjections emphatiques chères à Claudel. Dans les versets de Supervielle les unités syntaxiques et rythmiques ont tendance à se coïncider (il n’y a que très peu d’enjambements), ce qui leur donne une allure plus prosaïque, plus familière. Pour Supervielle la longueur et la variété des versets a « une fonction mimétique, suggérant l’immensité et la variété de l’univers »44. Il ne s’approche que par endroits à la « célébration magnifiante »45 des versets claudéliens, lors de l’éloge du monde et de la nature, « cette nature essentiellement cosmique »46. Chez Claudel, le choix du verset biblique comme forme poétique de ses Cinq grandes Odes est étroitement lié à l’enquête spirituelle qui s’exprime dans ces poèmes nourris d’allusions liturgiques. La parenté avec l’éloquence sacrée sera encore moins évidente chez les autres poètes en versets (comme James Sacré, Olivier Barbarant, Hervé Micolet). La spécificité du verset contemporain résidera alors moins dans les relations qu’il entretient avec la spiritualité que dans les caractéristiques formelles le distinguant du poème en prose et du vers libre.


  1. N. Charest : « Présentation », in : N. Charest (ed.) : Le verset moderne. Études littéraires. Montréal : Université Laval, 2007 : 7–10, p. 8.↩︎

  2. P. Claudel : Œuvres en prose, Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965 : 5.↩︎

  3. Ibid. : XXXII.↩︎

  4. André Suarès, cité par C.-P. Perez : Le Défini et l’inépuisable. Essai sur « Connaissance de l’Est » de Paul Claudel, Paris : Les Belles Lettres, 1995 : 17.↩︎

  5. P. Claudel: Œuvre poétique, Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade. Introduction par Stanislas Fumet, 1957 : 4.↩︎

  6. P. Claudel: Œuvre poétique, Paris: Gallimard, 1957 : 282.↩︎

  7. Ibid. : 233.↩︎

  8. La signification de ce mot latin tiré du cantique Magnificat anima mea Dominum (mon âme magnifie le Seigneur): cantique de la Vierge chanté aux vêpres, et musique composée sur le texte de ce cantique. C’est la prière que Claudel écoutait vingt ans auparavant à Notre-Dame, le Noël 1886, lors de sa conversion. Le poème contient plusieurs emprunts textuels au Magnificat.↩︎

  9. P. Claudel & J. Rivière : Correspondance, 1907–1924. Édition complète. Texte établi par A. Anglès et P. de Gaulmyn, Paris: Gallimard, Cahiers Paul Claudel, 12, 1984 : 172.↩︎

  10. Ibid. : 103.↩︎

  11. Calliope (poésie épique), Thalie (comédie), Terpsichore (poésie légère et danse), Euterpe (flûte), Polymnie (pantomime), Clio (histoire), Érato (lyrique chorale), Uranie (astronomie) et Melpomène (tragédie).↩︎

  12. « Elles portent toutes sur le même thème: le ravissement du poète en pleine possession de ses moyens d’expression, mêlant aux souvenirs de sa vie passée, dans l’extase de la liberté conquise, la contemplation d’un univers maintenant catholique ». La citation est tirée d’une lettre adressée par Claudel à Francis Jammes, citée par N. Hellerstein : Mythe et structure dans les Cinq Grandes Odes de Paul Claudel, Paris: Les Belles Lettres, 1990 : 9.↩︎

  13. Ibid. : 294.↩︎

  14. P. Claudel: Œuvre poétique, op. cit. : 227.↩︎

  15. M. Murat : « Formes versifiées au XXe siècle », in : M. Jarrety (ed.) : Dictionnaire de poésie de Baudelaire à nos jours, Paris: Presses Universitaires de France, 2001 : 500–502, p. 502.↩︎

  16. M. Sandras : Lire le poème en prose, Paris : Dunod, 1995 : 41.↩︎

  17. Suzanne Bernard traite brièvement de la problématique du verset sous le titre « une orientation nouvelle de la prose ». S. Bernard : Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris : Nizet, [1959] 1994 : 592. Selon Yvette Bozon-Scalzitti, « le verset est une prose qui se resserre plus ou moins selon la tension dramatique ou lyrique ». Y. Bozon-Scalzitti : Le verset claudélien. Une étude du rythme (Tête d’Or), Paris: Minard, Archives des Lettres Modernes, 63, 1965 : 14.↩︎

  18. Y. Vadé : Le poème en prose et ses territoires, Paris : Belin, 1996 : 13.↩︎

  19. J.-L. Backès : Le vers et les formes poétiques dans la poésie française, Paris : Hachette, 1997 : 138.↩︎

  20. N. Charest : « Présentation », op.cit. : 9.↩︎

  21. P. Claudel : Kantáta három hangra és más költemények [Cantate à trois voix et autres poèmes]. Trad. par Ferenc Szabó. Debrecen: Új Ember Kiadó, 2005.↩︎

  22. I. Szilágyi : « Le verset: entre le vers et le paragraphe », in : N. Charest (ed.) : Le verset moderne, op.cit.: 93–107.↩︎

  23. M. Murat: « Formes versifiées au XXe siècle », in : M. Jarrety (ed.) : Dictionnaire…, op cit. : 502.↩︎

  24. P. Claudel : Œuvre poétique, op.cit. : 265.↩︎

  25. J.-L. Backès : Le vers et les formes…, op.cit. : 135.↩︎

  26. P. Claudel : Œuvre poétique, op.cit. : 236.↩︎

  27. Ibid. : 273.↩︎

  28. G. Antoine : Les cinq grandes odes de Claudel ou la poésie de la répétition, Paris: Lettres Modernes, 1959 : 51.↩︎

  29. P. Claudel : Œuvre poétique, op.cit. : 238.↩︎

  30. J. Supervielle : L’Uruguay, Paris: Éditions Émile-Paul Frères, 1928 : 2.↩︎

  31. Idem.↩︎

  32. J. Supervielle : « Éléments d’une poétique », Valeurs 5, 1946 : 27–35, pp. 32–33.↩︎

  33. Ibid. : 32.↩︎

  34. Ibid. : 34.↩︎

  35. J. Supervielle : Œuvres poétiques complètes, Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996 : 128–129.↩︎

  36. Aux termes spécifiques sud-américains (la pampa, talas, ceibos, pitas, gaucho) s’opposent ceux d’Europe (la mythologie, Dieux de l’Olympe, le grec, le latin). La pampa est une région rude, nullement façonnée par l’homme, à l’état brut. Région rugueuse avec très peu de végétation, mais qui résiste au vent.↩︎

  37. Cité par A. Blanchet : « Jules Supervielle, poète de l’espace », in La Littérature et le spirituel, t. III, Paris: Aubier-Montaigne, 1961 : 145–162, p. 137.↩︎

  38. R. Étiemble : Supervielle, Paris: Gallimard, 1960 : 41.↩︎

  39. J. Supervielle : Œuvres poétiques complètes, op.cit. : 363.↩︎

  40. Ibid. : 863.↩︎

  41. Ibid. : 363.↩︎

  42. Ibid. : 370.↩︎

  43. D. Alexandre : « Une conférence de Jules Supervielle sur Paul Claudel », Bulletin de la Société de Paul Claudel 192, 2001 : 1–5, p. 2.↩︎

  44. J. Supervielle : Œuvres poétiques complètes, Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996 : 709.↩︎

  45. Idem.↩︎

  46. Extrait d’un dactylogramme inédit de Supervielle, ibid. : 1033.↩︎