Verbum Analecta Neolatina XXI, 2020/1–2
©2020 PPKE BTK
Abstract
Personal encounters have a great importance in travel narratives as sources of information about the country and the society. Main 18th-century travel stories (Diderot, Volney, de Gérando, etc.) encourage encounters and propose forms. However, their categories and details are not analyzed. On the basis of French travel narratives written between 1830 and 1840, we examine the appearance and the circumstances of encounters with Hungarians. Our analysis suggests that encounters with or without communication must be ranked in different categories.Si le voyage doit être considéré, entre autres, comme un des principaux moyens de la connaissance des pays et des civilisations étrangers, les détails pratiques de son exécution et leurs reflets dans les récits ne sont pas toujours soumis à une étude critique. Il en va de même pour les rencontres personnelles, alors que celles-ci sont en général reconnues comme des facteurs de rythme et/ou de suspense, et occupent une place importante parmi les sources qui alimentent le récit en informations. Leur pratique est d’ailleurs encouragée par les auteurs des méthodes du voyage du XVIIIe siècle (Diderot, Volney, de Gérando…), dont plusieurs élaborent même des questionnaires à l’usage des voyageurs1.
Au XIXe siècle, après le retour de la paix et les débuts de la révolution industrielle en France à partir des années 1820, le nombre des départs augmente, et on est aussi témoin de la diversification des itinéraires et des destinations. C’est ainsi que la Hongrie opère sa véritable entrée dans la littérature des voyages d’expression française. Les voyageurs s’informent et font aussi des constats ou des jugements, tout en nous remettant la représentation d’un pays oscillant entre exotisme et modernité.
Bien sûr, les limites de notre étude ne permettent pas de présenter tous les textes datant de l’époque. Notre analyse se bornera ainsi à quatre récits, publiés pendant la décennie précédant la révolution de mars 1848 que nous considérons, pour leurs différentes qualités, comme des récits majeurs. Il s’agit des Voyages du maréchal Marmont, du comte Anatole de Démidoff, d’Édouard Thouvenel et de Xavier Marmier.
En nous appuyant sur le corpus présenté, nous proposons, après un essai de classement par types de rencontres, une présentation et une analyse des modalités de la rencontre, offrant à la fois apparences, renseignements, (fausses) analogies, émerveillement, étonnement et choc. Nous nous efforcerons à démontrer comment la prise des contacts ou l’expérience personnelle modifient la perception du voyageur et comment celui-ci, confronté aux réalités du terrain, essaie de saisir les traits particuliers, sans oublier le tableau général.
Lorsqu’un voyageur traverse un pays, il ne peut pas éviter les rencontres personnelles, aussi brèves qu’elles soient, avec les habitants. Il est encore mieux s’il cherche lui-même les occasions, afin de se créer une image du pays et des indigènes aussi authentique que possible. Ainsi, les rencontres personnelles peuvent devenir, à côté des ouvrages lus et les récits ou histoires entendus du pays un des éléments constitutifs d’une image dessinée par une relation de voyage. Elles aident aussi, en général, à réduire (ou détruire) les préjugés conçus sur le pays et les hommes. Du point du vue de la relation voyageur-voyage, la mention des rencontres a aussi un but concret : elles constituent les preuves les plus tangibles de l’exécution du voyage. Elles sont également destinées, comme on l’a dit, à authentifier les informations contenues dans le récit.
Outre cela, les rencontres contribuent à structurer le récit : leurs mentions, comme celle des haltes ou des lieux habités traversés par le voyageur, lui prêtent un certain rythme et servent aussi de moyen pour que le récit (principal) puisse s’ouvrir à d’autres, racontant une vie, une aventure, une histoire intéressante, une légende (comme dans un roman picaresque) ou présentant des détails, offrant des informations sur le pays parcouru.
Dans ce contexte, il est aussi intéressant de voir les types de renseignements potentiellement obtenus par voyageurs à l’occasion des rencontres.
D’après les témoignages des récits de voyage en Hongrie, les rencontres entre voyageurs français et habitants du pays se produisaient fréquemment. On peut y distinguer trois grandes catégories auxquelles s’ajoutent deux autres, dont l’identification nécessite déjà une approche de chercheur, et dépasse par conséquent les cadres de la simple lecture.
Dans le cas des rencontres appartenant à la première catégorie, le simple fait d’être en présence des autres dans un lieu donné n’aboutit pas à une communication réelle, surtout en raison de problèmes de connaissance de langue (c’est-à-dire il manque une langue commune ou connue par la majorité). Le narrateur se limite alors à une sorte de description des aspects extérieurs, et utilise souvent des phrases introduites par la formule « j’ai vu ». Parfois, la rencontre n’en est pas vraiment une : le voyageur, choqué, observe de loin et, malheureusement, la présentation finit par une conclusion trop hâtive, fruit justement du manque de communication. Edouard Thouvenel, de passage à Pest en mai 1838, entrevoit les paysans réunis pour la foire hebdomadaire, et ne reste pas avare de constatations dont plusieurs se révèlent simplement impossibles :
« Du jour où les travaux seront achevés, du jour surtout où la législation commerciale sera refondue ou plutôt créée, Pesth deviendra l’un des plus importants marchés de l’Europe. Déjà le mouvement de son quai étonne le voyageur habitué au silence des villes allemandes ; c’est là que les paysans viennent apporter leurs denrées, les produits de leurs champs et de leurs troupeaux. Ils ont conservé le costume national, je n’ose pas dire dans sa pureté, l’expression serait risible, mais dans toute sa barbarie et toute sa saleté primitives. A les voir couchés sur la paille, au milieu de leurs petits chevaux et de leurs légères charrettes, on peut se croire tombé dans une horde de sauvages. Dix siècles ont passé sur ce peuple sans effacer son caractère. Le Magyar d’aujourd’hui est le digne fils du barbare d’autrefois; comme son père, il a une physionomie dure, mais pleine d’expression; il unit la force nerveuse à une grande insensibilité physique ; comme son père, il porte une chevelure longue et huileuse, et n’a pour costume qu’une veste de cuir enduite de graisse (ce qui, pour lui, remplace souvent la chemise), de larges pantalons et une peau de mouton presque séculaire. La présence de cette race à part, au milieu d’une ville civilisée, ce souvenir du IVe siècle encore vivant au XIXe forment un spectacle auquel les yeux et l’esprit s’habituent difficilement2. »
Il est difficile de croire que la rencontre sans communication contribue sérieusement à la destruction des préjugés…
Au cas où on réussit à communiquer, c’est souvent par interposition ; c’est-à-dire un des membres du groupe rencontré se propose comme présentateur ou interprète. Si la communication s’établit, elle ne pourra pas être directe. En plus, la traduction dans les deux sens prend énormément de temps, et les connaissances de langue de l’interprète déterminent en beaucoup la validité des échanges. (Il peut aussi se produire pire : le traducteur, las de traduire, commence à parler pour les autres, répond à leur place aux questions du voyageur. Cela enlève bien sûr à l’authenticité des informations obtenues.)
Ce type de rencontre peut être observé dans le récit des compagnons du comte de Démidoff, qui, descendant le Danube entre Vienne et Pest en 1837, passent par les villages de Dévény et de Keszi, situés au bord du fleuve.
Dans la taverne de Dévény, les voyageurs désireux de poser des questions aux paysans hongrois, échouent – justement parce que ceux-ci n’entendent ni l’allemand, ni le latin. Alors l’hôte et un Juif, passager du bateau comme les érudits français, se chargent de leur répondre ; mais ils ne font pas partie du groupe originellement visé :
« Quand nous fûmes enfin tous réunis sur le sommet des ruines et que nous eûmes à loisir contemplé ce beau site, nous reprîmes lentement le chemin de Theben, et nous trouvâmes un moment de repos dans le bouge noir et tant soit peu infect où s'étaient attablés nos patrons et les passagers, qui fumaient après leur repas en humant tranquillement quelques larges pots d'une excellente bière : ceux-là s’inquiétaient peu de châteaux et de ruines. Il y avait dans cette rustique taverne des scènes pleines de physionomie et de caractère. L’accoutrement large et grossier des paysans hongrois, leurs vastes chapeaux de feutre, leurs grands cheveux pendants, autour d’un mâle et brun visage, nous frappaient pour la première fois ; et c’était là une belle étude de dessin et de couleur. Nous avions le plus grand désir d’interroger ces graves et athlétiques habitants sur le vieux château de Theben et son histoire ; mais quel moyen de converser avec des gens qui, sous prétexte qu’ils sont à cinq cents toises de la frontière d’Autriche, ne comprenaient plus un mot de tout l’allemand que nous mettions en commun pour les interroger ? Nous devons dire cependant que nous fûmes écoutés avec un calme complaisant, et sans cet impatient sourire dont les Allemands les plus flegmatiques ne manquent pas d'accueillir les efforts déchirants d’un Français qui tente de se faire comprendre. Une première expérience sur la langue latine, si longtemps vulgaire en Hongrie, n’obtint pas plus de succès ; cette langue traditionnelle s’efface tous les jours, et nous en fûmes pour nos frais de réminiscences de collège. A la fin, cependant, l’hôte nous apprit, au moyen d’un idiome singulièrement mêlé, que les ruines étaient désignées par le nom de Château des Chevaliers (Ritter Schloss), appellation peu significative, et que n’éclaircissent pas les guides et itinéraires publiés au sujet du Danube, où il est dit simplement que Theben est dominé par un château remarquable par son antiquité. Pour dernier renseignement, nous apprîmes encore d’un juif, passager comme nous, que le fort ruiné avait, en 1809, servi de retranchement aux Autrichiens contre les Français, et que, depuis, il est resté dans l’état d’abandon où nous l’avons trouvé3. »
Une scène pareille a eu lieu un peu plus tard à l’auberge de Keszi (Kézis dans le texte). Les paysans hongrois sont vus, mais pas même accostés ; c’est finalement un jeune ecclésiastique avec qui les voyageurs français arrivent à discuter. Dans les deux cas, la langue parlée par les deux parties était un latin mêlé de barbarismes :
« Nous avons débarqué au pied d’un ancien monastère, qui sert d’auberge au village de Kézis. La salle de cette hôtellerie était déjà occupée par quelques groupes de convives appartenant presque tous à la classe des paysans, d’une si belle tournure et d’une si rude physionomie dans ce pays. […]. Un jeune homme qui avait tous les dehors d’un ecclésiastique, et qui prenait son repas à l’écart, vint s’informer poliment auprès de nous s’il pouvait nous être utile, et le patois latin du bas-empire dont il se servit pour converser avec nous, se pliait avec facilité à l’expression des sujets les plus vulgaires. Ce jeune homme nous raconta, entre autres choses, que tous ceux de ses compatriotes qui ont fait quelques études se servent avec une habitude égale de la langue latine, qui est restée en Hongrie l’idiome préféré de la science et de la loi. Pour répondre à notre complaisant interlocuteur, nous nous vîmes plus d’une fois forcés de recourir à quelques barbarismes d’urgence, ce qui n’empêcha pas la conversation d’être assez animée de part et d’autre4. »
A la deuxième catégorie appartiennent les rencontres qui sont déjà suivies d’une véritable communication. Il s’agit là surtout des cas où le voyageur doit rencontrer un personnage illustre (un érudit ou un homme d’Etat en général) auprès duquel il a été recommandé soit par des lettres soit par sa propre renommée. De plus, la connaissance d’une langue commune a été prévue et assurée. Mais, selon nous, il est alors plus question d’entretiens soigneusement préparés que de simples rencontres. Le voyageur reçoit souvent à ses questions formulées depuis longtemps des réponses préméditées. Le hasard est donc a priori exclu. Ce type de rencontre a été d’ailleurs abondamment pratiqué par les participants du Grand Tour au XVIIIe siècle5. Les rencontres du maréchal Marmont semblent appartenir à ce groupe. Le vieux soldat, ancien compagnon d’armes de Napoléon, était le plus sélectif dans ses rencontres. Lors de ses deux voyages en Hongrie, apparemment, il n’a en effet rendu visite qu’à d’hommes illustres ou nobles. En 1831, les comtes Miklós (Nicolas) Zichy, Pál (Paul) Széchenyi, György Festetich, le baron Fechtig, l’archiduc palatin6, Révay, directeur des mines de Selmecbánya7 ; en 1834, le lieutenant-général Bakonyi, commandant de la forteresse de Comorn, les magistrats de Kecskemét, le comte Louis Károlyi et les gentilshommes du comitat Csongrád et les officiers ayant servi sous ses ordres aux frontières militaires. On peut encore y ajouter les multiples rencontres possibles à Buda en 1831, à l’occasion de la course des chevaux, événement réunissant les membres de l’aristocratie hongroise. Apparemment, le maréchal n’est inconnu pour personne. Pour certains, comme le commandant de Comorn, il est même une ancienne connaissance :
« Je trouvai à Comorn, en qualité de gouverneur, le lieutenant-général Bakongi, que j’avais vu et reçu chez moi à Châtillon en 1815. Singulière destinée qui établit entre des hommes nés si loin les uns des autres, ces rapports imprévus, qui se renouvellent à des époques et dans des lieux si éloignés. Sans doute le lieutenant-général Bakongi avait gardé un bon souvenir de mon hospitalité, car il me combla d’égards et de politesses empressées8. »
Il se vante d’ailleurs de la fréquence des rencontres, remède à son exil. Son entrée à Kecskemét fournit une preuve de ce que son voyage ait été minutieusement préparé, laissant le moins de place au hasard : « Je couchai à Kecskemet… Mon arrivée y était annoncée et je fus reçu par les magistrats avec honneur et distinction9. »
Quelle pouvait être la langue de communication entre le maréchal et ses hôtes ? S’il n’en parle pas, du fait de ses multiples séjours sur le territoire autrichien, il devait connaître l’allemand. Cependant une autre langue s’offrait aussi. On apprend d’une remarque d’un autre voyageur, venu, il est vrai, dix ans plus tard (Xavier Marmier), que le français était couramment utilisé dans les milieux distingués de la Hongrie : « …le français est comme à Stockholm et à Pétersbourg la langue des salons… »10.
La troisième catégorie est celle des rencontres fortuites avec communication, lorsque l’individu ou le groupe rencontré au hasard se met à parler au voyageur. Ce cas était très rare. Les meilleurs exemples sont fournis de nouveau par les compagnons de Démidoff qui discutent d’une part avec le capitaine du bateau de Vienne à Presbourg et d’autre part avec un soldat prisonnier de la citadelle de Presbourg. Dans les deux cas, la connaissance d’une langue commune (l’allemand dans le premier cas et le français dans le deuxième) ne fait pas défaut. Cependant, leurs récits ne contiennent pas d’informations sur la société – ils nous relatent des curiosités ou de destins personnels. On revient ici au caractère picaresque du récit de voyage.
Voyons de plus près ces deux exemples. Le premier, celui du capitaine du bateau, ne donne lieu qu’à un résumé sommaire :
« Ce patron était un homme de fort bonne humeur, et paraissant connaître en pilote expérimenté toutes les passes qui abrègent la route. Lui aussi, comme si c’eût été une gageure, il avait à nous dire son mot sur Napoléon. Il avait servi le grand homme en qualité d’allié et de dragon, il y a bientôt vingt-huit ans, et de cette glorieuse phase de sa vie, le brave cavalier, aujourd’hui marin, n’avait retenu qu’une seule et unique phrase de français, dont il nous faisait les honneurs à tout propos. Son vocabulaire entier était dans ces mots : « Adieu, mon bon ami ». »11
Le deuxième mérite d’être cité dans son intégralité. Lorsque les compagnons du comte de Démidoff arrivent aux ruines du château de Presbourg, situées sur une colline, ils rencontrent un officier hongrois, « détenu volontaire » (sur parole d’honneur). Une véritable conversation a lieu, et le narrateur la rapporte mot à mot :
« Pendant que nous jouissions de cet admirable coup d’œil [sur le Danube], nous fûmes accostés par un petit homme d’un âge mûr, et d’un costume moitié bourgeois, moitié soldat, qui, en nous saluant dans notre langue, nous dit, sans autre préambule, et d’un air singulièrement brusque et boudeur : « Vous contemplez cette vaste perspective, messieurs les Français ; elle est bien belle, n’est-il pas vrai ? mais, en revanche, ce palais est une bicoque honteuse qu’on laisse debout, je ne sais pourquoi. Vous y remarquez les traces d’un incendie que vous croiriez récent, et qui, pourtant, date de 1809, il y a vingt-huit ans ; tout est resté comme le lendemain de l’événement ; les gens d’ici sont peu curieux d’édifices, comme vous voyez. Et savez-vous pourquoi ce château a brûlé ? c’est tout simplement pour faire une balance de compte. A cette époque de guerre, on avait mis en ce lieu un immense dépôt d’équipements militaires : les chiffres du garde-magasin étant fort embrouillés, le château flamba une belle nuit ; car le feu purifie tout, règle aussi tous les comptes. – Monsieur, reprit l’un de nous, vous paraissez juger sévèrement des hommes d’une autre époque, qui, selon les apparences, sont vos contemporains, et vraisemblablement aussi vos compatriotes. – Vous avez raison, dit-il, je suis Hongrois, et déjà vieux ; tel que vous me voyez, j’ai servi Napoléon : c’est vous dire assez que mes idées ne s’accordent pas toujours avec celles de mes compatriotes. – Et ces idées, vos compatriotes n’ont peut-être pas le bon esprit de les goûter entièrement ? – Vous l’avez deviné : aussi sommes-nous souvent en querelles ; nous disputons, et, comme on ne me comprend pas, j’en supporte la perte. Je ne suis qu’un simple lieutenant, messieurs ; et, malgré ma tête grise, j’ai le cœur trop jeune encore pour mon temps et mon pays. Il y a un mois, pour une légère faute contre la discipline, on m’a infligé les arrêts dans ces ruines ; voilà ce qui me procure l’avantage de vous rencontrer ici ce soir. – Au moins, lieutenant, avez-vous pour vous consoler une admirable promenade et des points de vue ravissants ! – Ma promenade, nous dit-il, se borne à cette esplanade ; quant à la perspective, j’y suis moins sensible, je l’avoue, qu’à l'injustice dont on me poursuit. » Nous étions alors aux limites de l'esplanade. « Vous êtes, nous dit-il, sur le seuil de ma prison, et je dois m’arrêter là : Bonne chance, messieurs, dans votre long voyage. Et nous voyant redescendre : « Vous pensez bien, cria-t-il, que ce ne sont pas ces vieux murs renversés qui m’empêcheraient de sortir d’ici, si je le voulais ; mais j’ai donné ma parole, un soldat doit la tenir12. »
L’exception est représentée dans ce domaine par Xavier Marmier, traversant notre pays fin été – début automne 1845. Lors de son bref séjour en Hongrie, il réussit à rencontrer hommes simples et illustres aussi. Le premier est un prêtre d’Esztergom, bibliothécaire de l’archevêque-primat, auquel il adresse la parole à tout hasard après son arrivée dans la ville. Cette rencontre entraîne une autre, fort heureusement pour notre voyageur : une audience chez l’archevêque-primat. Les autres rencontres mentionnées par Marmier résultent de son itinéraire et du moyen de transport choisi. Passant quelque temps dans un village hongrois, il devait y voir des paysans, le seigneur, la fille du seigneur et son fiscal. Un peu plus tard, au bord du bateau allant de Pest à Zimony, « véritable tour de Babel », il fait connaissance avec les passagers, notamment un marchand de sangsues. Chacune des rencontres effectuées par Marmier apporte directement des données au récit. Le prêtre Lipovniczky (le bibliothécaire de l’archevêque) lui fait visiter la nouvelle cathédrale d’Esztergom, alors que les mots de l’archevêque lui montrent que les débats sur le catholicisme français étaient suivis de près en Hongrie. Les rencontres villageoises lui font connaître tout un univers difficilement pénétrable : la campagne hongroise, encore dominée par les derniers vestiges de la féodalité. Le marchand de sangsues lui donne finalement des renseignements sur les sangsues, leur commerce et l’action lente de la justice hongroise. Le narrateur rapporte longuement les paroles des personnes rencontrées : les citer dans l’ensemble constituerait un texte trois fois plus long que celui que le lecteur a sous les yeux13. Mais cette importance en prouve une autre : chez Xavier Marmier, germaniste-orientaliste, les rencontres personnelles remplissent à merveille leur rôle de source d’information et d’élément constitutif du récit.
A part ces trois catégories de rencontres « classiques », il existe une quatrième : les rencontres manquées, c’est à dire celles auxquelles le voyageur se préparait mais qui ne se sont pas réalisées. Dans notre corpus, nous en avons repéré la présence à deux endroits.
D’abord, en 1834, le maréchal Marmont ne peut pas rendre visite à l’archiduc palatin Joseph, ce dernier étant absent de Buda. Cela n’empêche pourtant pas l’auteur de présenter le personnage :
« L’archiduc palatin, que j’avais connu à mon premier voyage14, n'était pas à Bude, et j’éprouvai du regret. C’est un homme de mérite supérieur, dont la conversation est du plus grand intérêt, et qui remplit avec une rare habileté, avec un aplomb et une autorité admirables, la difficile mission de présider la diète à Presbourg. Il parle avec grâce, et l’on assure qu’il est aussi éloquent en latin que dans différentes langues vivantes. Aucun président de nos chambres législatives, aucun président au parlement, n’a mieux que lui contenu une assemblée et dirigé une discussion, en lui laissant une plus grande liberté. Il jouirait d’une grande réputation s’il était simple particulier ; on doit l’admirer davantage encore, puisque élevé au milieu des jouissances et des honneurs des cours, il s’est formé par le travail, et rendu capable de remplir avec éclat les hautes fonctions qui lui sont confiées15. »
L’autre cas est celui de Thouvenel, qui ne réussit pas à voir le comte István Széchenyi, malade au moment de son passage à Pest, en mai 1838 : « Après avoir consacré à la ville de Pesth le temps qu’elle mérite, et plein de regrets de n’avoir pu présenter mes devoirs à M. le comte de Széchenyi, dont la santé donnait alors, à ses amis, des inquiétudes heureusement dissipées aujourd’hui, je m’embarquai16. » Les paroles du comte sont néanmoins souvent rapportées dans le récit.
On notera ici que la mention des rencontres manquées remplit un rôle important dans le récit. Elle prouve d’une part les efforts déployés par le voyageur pour se renseigner sur le pays auprès des personnes les plus compétentes (conformément aux conseils donnés par les auteurs des méthodes du voyage du XVIIIe siècle). D’autre part, elle marque le statut social du voyageur : un homme illustre ne peut être accessible qu’aux autres hommes illustres.
Il y a aussi des rencontres que le voyageur préfère passer sous silence, malgré leur importante contribution au récit. Ainsi fait Xavier Marmier qui, malgré des allusions faites à la personne même, ne signale pas qu’il eût rencontré le comte István Széchenyi. Heureusement, le Journal du comte relate de leur entrevue du 5 septembre 184517. Omission volontaire ou simple oubli ? Il est difficile de répondre, d’autant plus que l’homme et ses activités sont copieusement présentés dans le récit de Marmier ; il y apparaît même comme le grand homme par excellence. On repère ici la cinquième catégorie, celle des rencontres passées sous silence. Pourtant, ces cas resteront inaccessibles aux simples lecteurs, leur existence ne pouvant être révélé que par une étude contrastive des sources, méthode propre aux philologues et aux historiens. Parfois, le silence sur une rencontre peut être éloquent. Mais ceci n’étant pas toujours le cas, à défaut d’explications, le chercheur doit se contenter du repérage.
Les rencontres jouent un rôle très important dans les récits de voyages en Hongrie. Non seulement elles donnent un rythme au récit et authentifient les informations, mais peuvent aussi être une des sources de ces dernières. Les rencontres de Hongrie peuvent être de plusieurs types ; elles varient surtout en fonction de la connaissance de langue. Cependant, la communication avec le « Hongrois moyen » reste pratiquement impossible. L’itinéraire et le moyen de transport choisis influencent sérieusement les possibilités de rencontre. Cependant le caractère fortuit des rencontres évolue du milieu des années 1830 au milieu des années 1840. Le maréchal Marmont, illustre voyageur, effectuait des rencontres prévues, et dans un seul milieu social, tandis que Xavier Marmier était déjà capable d’aborder n’importe qui. Ce phénomène est dû d’une part à la connaissance des langues et d’autre part au statut social du voyageur.
Une autre évolution est aussi perceptible : plus le voyageur communique, plus il est capable de se comporter comme observateur humaniste, considérant le peuple en soi, rejetant les déductions, les analogies et les fausses références historiques. Ce fait, à la première vue minime, sera d’une grande portée : le choc et l’aversion (« la sainte horreur ») cèdent la place à la compréhension. Cela permettra à la rencontre d’accomplir sa mission : mettre en contact la civilisation du voyageur avec celle de l’aire parcourue.
Nous avons déjà résumé les vues des chercheurs et les résultats de nos propres recherches relatives aux méthodes du voyage dans plusieurs publications, dont G. Szász : « Les méthodes de voyager du XVIIIe siècle et les transformations du discours du voyageur », Acta Universitatis Szegediensis de Attila József Nominatae. Acta Romanica XX, 2000 : 33–46. ; G. Szász : Le récit de voyage en France et les voyages en Hongrie (XVIIIe–XIXe siècles), Szeged: JATEPress Kiadó, 2005 : 17–31. Sur les rencontres, voir par exemple ibid. : 121–128 ; G. Szász : « Le rôle des rencontres personnelles avec les Hongrois dans le Danube allemand d’Hyppolite Durand », in : M. Payet & F. Tóth (dir.) : Mille ans de contacts: Relations franco-hongroises de l’an mil à nos jours, Szombathely : Berzsenyi Dániel Főiskola Francia Tanszék, 2001 : 119–127.↩︎
E. Thouvenel : La Hongrie et la Valachie : Souvenirs de voyage et notices historiques, Paris : Arthus Bertrand, 1840 : 38–39.↩︎
A. Démidoff : Voyage dans la Russie méridionale et la Crimée par la Hongrie, la Valachie et la Moldavie exécuté en 1837, Paris : Ernest Bourdin et Cie, 1840 : 59–60.↩︎
Ibid. : 70–71.↩︎
Sur la pratique du Grand Tour, voir par exemple, J. Viviès : Le récit de voyage en Angleterre, Toulouse : PU du Mirail, 1999.↩︎
Une allusion faite à l’occasion du voyage de 1834 nous renseigne sur cette rencontre. Voir Marmont : Voyage du maréchal duc de Raguse en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée, et sur les bords de la mer d’Azoff, à Constantinople, dans quelques parties de l’Asie-Mineure, en Syrie, en Palestine et en Égypte, Paris : Ladvocat, 1837 : T. I, p. 28.↩︎
Schemnitz dans le texte.↩︎
L’officier austro-hongrois lui avait rendu visite à Châtillon en 1815. Cf. Marmont : Voyage…, op.cit. : 19.↩︎
Ibid. : 61.↩︎
X. Marmier : Du Rhin au Nil. Tyrol, Hongrie, provinces danubiennes, Syrie, Palestine, Égypte. Souvenirs de voyages par…, Paris : Arthus Bertrand, s.d. [1846] : T. I, p. 136.↩︎
A. Démidoff : Voyage…, op.cit. : 70.↩︎
Ibid. : 62–64.↩︎
Voir X. Marmier : Du Rhin au Nil…, op.cit. : 111–118, 193–199, 211–215.↩︎
L’auteur fait ici référence à son voyage de 1831. Le voyageur, revenu précipitamment à Vienne, reprend chemin en 1834.↩︎
Marmont : Voyage…, op.cit. : 28-29.↩︎
E. Thouvenel : La Hongrie…, op.cit. : 103. Pour les citations de Széchenyi, voir ibid. : passim.↩︎
Voir I. Széchenyi : Napló (« Journal »), Budapest : Gondolat, 1978 : 1075. Voir aussi X. Marmier : Du Rhin au Nil…, op.cit. : 148.↩︎