Verbum Analecta Neolatina XXI, 2020/1–2

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Pétrarque (1304–1374) aimait représenter la vie comme un voyage, et lui-même comme un voyageur, viator ou encore peregrinus ubique1 : celui qui parcourt le monde entier. Ses déplacements sont amplement documentés dans ses lettres, où ils apparaissent comme des occasions de retour à soi, d’introspection. Dans celle qui constitue la préface des Familiares – le premier de ses deux grands recueils épistolaires – il note : « J’ai passé jusqu’à ce jour presque toute ma vie en voyages »2. En revanche, les réalités de la route en sont souvent absentes, si ce n’est dans L’Ascension du Mont Ventoux3. La lettre datée de 1336 aurait été écrite entre 1350 et 1366, donc après la mort de son destinataire présumé, Dionigi da Borgo, frère de l’ordre de Saint-Augustin. Elle aurait ainsi été insérée par Pétrarque dans ses Lettres familières de jeunesse alors même qu’il approchait les 60 ans. Une fiction littéraire donc, inventée à l’époque où Pétrarque écrivait l’une de ses œuvres phares, le Secretum, livre majeur de la Renaissance, présenté comme un dialogue entre Saint-Augustin et le poète (1357). En masquant ainsi le décalage temporel entre la rédaction et l’expédition, Pétrarque enracinait le texte de l’ascension dans une expérience spirituelle qui aurait eu lieu au sommet du Mont Ventoux et au même âge que saint Augustin au moment de sa conversion, lequel est omniprésent dans la lettre.

De ce fait, Pétrarque fait de l’écriture un fruit de l’expérience humaine. Pour lui, la pensée s’inscrit dans les pas de l’homme qui marche. Des structures profondes du courant humaniste se mettent en place dans cette lettre. Le voyage est double, sinon triple, sans cesse chevillé au désir de Pétrarque de devenir un homme des cimes, un homme du haut : le voyage somatique figure, comme en allégorie, l’ascension de l’esprit, la quête de vérité sur soi et sur le monde ; l’effort de l’âme qui cherche Dieu et en éprouve le mystère sur les crêtes du Ventoux est également mis en scène4. Ce qui arrive ici au marcheur, à son corps grimpant, révèle le chemin éprouvant et semé d’embûches d’une âme en quête d’altitude spirituelle. Les dimensions humaines (corps, âme, esprit) se trouvent synchronisées dans le récit pour dire quelque chose du processus d’élévation de soi. C’est ce que nous nous proposons de mettre en évidence en suivant pas à pas Pétrarque dans le chemin de son ascension. Notre analyse s’enracine en partie dans la démarche sémiotique5 et obéit à un triple postulat : un principe d’immanence de la lecture, manifestation d’une signification articulée et inscrite dans le texte littéraire ; un principe structural, selon lequel le sens de certains extraits peut être perçu comme un effet de similitudes et d’écarts par rapport à d’autres passages de l’œuvre6 ; un principe énonciatif enfin qui consiste à poser que tout texte, dans sa singularité, est le produit d’une énonciation, entendue non pas comme la communication d’un message préalablement pensé, mais comme un acte de structuration de la parole et de mise en œuvre du sens7.

L’application de cette méthode à L’Ascension du mont Ventoux permet d’en repérer différents moments et de qualifier ce qui n’est pas simplement une ascension physique mais aussi un voyage moral et spirituel. Nous abordons le texte dans sa progressivité narrative, au rythme de différents moments identifiés sur la base de structures actorielles, temporelles et spatiales, de situations discursives et de registres selon lesquels se distinguent des figures d’acteurs, de temps et d’espace.

Préparatifs de voyage

Le récit commence in medias res avec un éclairage sur la genèse de l’expédition : « Poussé seulement par le désir de visiter un lieu renommé pour son altitude, j’ai fait aujourd’hui, l’ascension de la plus haute montagne de la région, que l’on appelle à raison le Mont Ventoux8. »

Cet appel des hauteurs a longtemps valu à Pétrarque la réputation honorable de premier alpiniste moderne. La mythification du poète en athlète des sommets doit néanmoins être nuancée à la lumière des termes choisis par Pétrarque.

Dans L’Ascension, la première référence explicite au désir de toiser les sommets vient de l’Histoire romaine (XL, 22) dans laquelle Tite-Live raconte comment le roi Philippe V de Macédoine avait escaladé le mont Hémon (Hemus) en Thrace (Thessalie) et put apercevoir deux mers, l’Adriatique et l’Euxin. En faisant sien le désir d’Alexandre d’atteindre les sommets, le poète ancre son expédition dans un contexte antique : la cupiditas videndi se trouve justifiée du fait qu’elle est inspirée par un précédent illustre. L’imitation motive et accrédite l’expédition ; elle suscite également un désir de dépassement. Dans le récit de l’escalade de Philippe V, des questions sont restées en suspens puisqu’avec le recul du temps s’est posée aux lecteurs une dispute technique : le roi avait-il eu raison de croire que depuis le sommet du mont Hémon, il verrait l’Adriatique et la Mer Noire ? Selon Tite-Live, il se trompait ; mais selon les leçons données par le cosmographe antique Pomponius Mela, il avait raison. Pour Pétrarque, le doute et l’incertitude demandent à être levés : « Quant à moi, si je pouvais tenter aussi facilement l’ascension de cette montagne (l’Hémon) que de celle-ci, il y a longtemps que j’aurais tranché la question »9. L’ascension tient lieu de vérification. Au-delà de la mimesis, l’enjeu du voyage – l’enjeu de l’expérience et du désir de voir – est non seulement d’imiter les grands modèles antiques, mais d’éprouver les discours, voire de rectifier les erreurs, de surmonter le balancement du doute. Voir pour savoir, voir pour croire, monter au sommet pour vérifier les idées reçues : la pensée humaniste ne fait pas de l’imitation, du renouvellement de l’expérience, un retour au même. L’imitation est progrès, manière de vérifier les savoirs, d’assainir les idées reçues, d’approcher la vérité. En tant qu’instance de vérification, l’expérience par le corps permet une avancée.

En ce sens, la pensée de Pétrarque évoque celle d’Augustin. La soif de voir, d’en appeler aux sens, apparaît chez l’évêque d’Hippone au Livre X des Confessions dans une forme de tension : s’il ne vise que les réalités terrestres, ce désir est identifié à une catégorie de la concupiscence (cupiditas)10 et mérite d’être corrigé ; en revanche, s’il engage l’homme dans un chemin d’introspection, il enclenche un processus pouvant conduire à la conversion. Le désir de voir est alors une mise en mouvement intérieure (desiderium)11, l’échelon intermédiaire d’une longue échelle spirituelle dont le dernier terme sera Dieu12. Dans la pensée augustinienne, l’élévation de soi implique donc une conversion du désir de voir que seule la grâce divine rend possible : le don de l’Esprit Saint qui fait expérimenter la douceur divine et donne la force de triompher de l’attrait des convoitises charnelles (Conf. IX, 1, 1). Par ce désir, l’homme est tendu vers la vision de Dieu, soutenu par la vertu d’espérance qui permet de ne pas céder au trouble et de poursuivre la route jusqu’à la cité céleste13.

Dans le processus de la révélation, Augustin situe ainsi la perception du visible comme une étape dans le chemin allant des réalités d’en-bas, matérielles et finies, à celles d’en-haut, invisibles aux yeux de chair, qui appellent chez l’homme un tout autre regard débouchant sur une toute autre vision14. L’accès à Dieu commence par la contemplation de la création et se poursuit par un retour en soi-même afin de contempler, au centre de soi, celui qui est plus haut et plus intime que soi :

« L’ouvrage est manifeste (patet), mais l’ouvrier est caché (latet) ; car l’objet de la vue est manifeste (unde videtur patet), et l’objet de l’amour, caché (unde amatur latet). Quand donc nous voyons le monde et que nous aimons Dieu, l’objet de notre amour est meilleur que l’objet de notre vue. Préférons donc l’esprit aux yeux, car celui que nous aimons dissimulé (de occulto) est meilleur que son œuvre, que nous voyons à découvert (de aperto) »15.

Ainsi, l’invisible est plus grand que le visible ; le créateur est plus grand que son œuvre et doit en être aimé, tandis que la créature doit seulement être contemplée. Parce qu’il s’élève au-delà de lui-même vers le meilleur par l’amour, l’esprit est donc plus estimable que la vue. L’esprit atteint l’invisible divin par l’amour ; la vue seule ne peut qu’approcher à distance, la connaissance de Dieu16.

Le choix d’un compagnon

Dans cette veine augustinienne, il semble donc presque naturel que le désir de voir, source d’élévation et d’ajustement de l’intellect, pousse le poète à gravir le Ventoux. Le mouvement du corps reproduit ce qui se joue, de l’intérieur, sur le plan épistémologique. Les préparatifs du voyage posent d’emblée la question du « comment savoir » : pour monter, il faut un compagnon de route. L’humaniste, a fortiori l’humaniste inspiré par Augustin chez qui l’amitié occupe une place essentielle, n’est pas un homme qui fait route seul. Mais qui choisir, et comment ?

« […] Mais lorsque je pensais au choix du compagnon, c’est étonnant à dire, presque personne de mes amis ne me semblait convenir parfaitement : tant est rare, même entre personnes qui se chérissent, la parfaite identité de volonté et de manières. »17

Le passage sur le choix de l’ami convoque quatorze candidats potentiels et multiplie les superlatifs : le premier est trop mou, le second trop nerveux, l’un trop lent, l’autre trop vif ou trop morose, l’autre trop enjoué, ou trop bête, ou trop réfléchi…

« Tous ces travers, même pénibles, s’endurent à la maison – car l’affection endure tout et l’amitié ne refuse aucun fardeau – mais ils deviennent plus pénibles en voyage. »18

Trop, trop, trop : l’expérience parle encore, moins celle des sens peut-être mais celle du vécu. Le type du compagnon de route apparaît ici sous l’angle récurrent du disparate (mou, nerveux, lent, calme, fébrile…) lesté d’un dénominateur commun, l’excès, le trop plein, incompatible avec l’esprit du voyage, lequel commande de voyager léger. Outre la figure du superflu, cette galerie de portraits se caractérise également par son extériorité. Le poète cherche longuement hors de lui-même et du cercle domestique, l’appui recherché, par une sorte de réflexe qui porte son regard vers la société pour accomplir un désir intérieur. Burlesque, la scène du choix de l’ami est révélatrice d’une structure récurrente qui petit à petit prendra de l’ampleur dans la lettre et dont il ne faudrait pas minimiser l’importance épistémologique : dans l’entreprise qui le mène au sommet, chaque prise de décision se présente comme une série de réajustements par rapport à la juste manière d’avancer, qu’il s’agisse d’avancer en soi-même pour trouver une posture juste, un regard adapté à son objet, ou d’avancer sur le chemin pour gagner le sommet. Lorsqu’il s’agit de gravir le Ventoux, la posture adéquate, la décision éclairée ne se livre jamais sans errance, sans effort, d’un seul coup. Point ici de structure de révélation sur le mode de l’éclair ou du soudain éblouissement : chaque pas en avant, chaque décision, apparaît avec son tâtonnement, sa dérive, ses petites impasses. L’issue apparaît doucement, dans un second temps. Lorsque Pétrarque, comme Augustin en son temps, détourne son regard du monde vers davantage d’intériorité, d’intimité, une voie nouvelle apparaît, la bonne :

« Je me tourne enfin vers l’aide que je pouvais recevoir à la maison, et fais part de la situation à mon frère unique, mon cadet, que tu connais fort bien. Il ne pouvait rien entendre de plus agréable, tout charmé qu’il était de me tenir lieu d’ami en même temps que de frère19. »

La structure essentielle de ces passages pourrait tenir en un verbe : « se tourner », et se tourner « enfin », en tout dernier lieu. La lettre de Pétrarque met en scène, dans plusieurs moments de la vie, l’accès à un bien supérieur par un processus récurrent de changements de posture, de réorientations dans l’espace, mais aussi dans son for intérieur. Changer d’angle de vue, changer de chemin, physiquement ou en pensée, pour qu’enfin s’éclaire la question et tombent les obstacles : les unes après les autres, les réponses arrivent à condition que se produise en Pétrarque, un retour dans l’axe. Chaque fois que se produit cet ajustement, un signe apparaît dans le texte, ici sous la forme d’une trouvaille. Dans cette petite scène comique montrant le poète chercher dehors ce qui l’attendait chez lui, l’objet de la quête est donné dans des termes qui évoquent la générosité, l’abondance : le personnage cherchait un « compagnon », il trouvera plus encore. Deux fois plus : un « ami » en même temps qu’un « frère ». Un proche selon la chair et un proche selon le cœur. Gherardo, personnage discret dans le récit mais ô combien important, acquiert ici une place centrale dans l’aventure : auprès de soi (Pétrarque), à la place de l’intime. Sur le plan spatial, Pétrarque n’est plus seul en piste. L’accompagne de très près celui qui entre en scène comme deux fois plus qu’un compagnon, mais sans excès, sans rien de trop. Une grâce. Quelque chose ici comme l’équilibre et la juste mesure dans l’abondance d’une générosité.

Rencontre au seuil

Le compagnon trouvé, commence sans détour le voyage, sans transition. Premier jour, arrivée à Malaucène, au pied du Ventoux. Second jour, halte. Troisième jour, celui même où s’écrit le récit, départ de l’expédition. À peine partis, les voyageurs rencontrent un pâtre, figure inversée du compagnon : le berger décourage les promeneurs à monter, arguant que cinquante ans auparavant il avait tenté l’ascension, mais n’en avait retiré que de la fatigue, des bleus et des vêtements déchirés. A priori, le personnage incarne le contradicteur, l’opposant :

« Nous rencontrâmes dans une petite vallée de la montagne un berger avancé en âge, qui s’efforça avec force paroles de nous détourner de notre escalade, nous disant que, cinquante ans auparavant, pris de la même ardeur juvénile, il était monté jusqu’au sommet, et n’en avait rapporté que regret et fatigue, le corps et les vêtements déchirés par les rochers et les ronces, et que jamais soit avant, soit après, il n’avait entendu dire que d’autres eussent osé une semblable aventure.
   Pendant qu’il s’époumonait, en nous – car les jeunes gens restent insensibles à tout conseil – la dissuasion du vieillard intensifiait le désir [cupiditas]. C’est pourquoi, lorsqu’il s’aperçut que ses efforts ne servaient à rien, il s’avança un peu entre les rochers et nous montra du doigt un sentier escarpé, tout en nous adressant de nombreux conseils et nous les répétant quand déjà nous étions loin de lui. Après lui avoir laissé vêtements et autres objets qui auraient pu nous embarrasser, nous ne pensons plus qu’à l’escalade et continuons tout gaillards notre montée20. »

Le personnage du berger apporte à Gherardo un contrepoint intéressant. Instance de récit assez classique, il magnifie par sa résistance le courage des marcheurs. Il éveille d’une part l’attention du lecteur au danger imminent et confère de ce fait au personnage, une stature héroïque. Dans la quête d’altitude, sa posture contradictoire, fortement contrastée avec l’enthousiasme initial du frère, fixe les termes du défi : la nature est rude et ne se conquiert pas facilement. Efficace sur le plan dramatique, la figure du berger tire aussi sa force de l’arrière-plan biblique21 : le Berger Divin suscite le désir chez ses brebis égarées de marcher à sa suite sur un chemin de vie, vers la Terre Promise, lieu du repos et du bonheur. Paradoxalement, chez Pétrarque, la voie/voix du berger n’est pas suivie. La parole initiatique révèle ici une vérité humaine : dans la marche vers le haut, toute précieuse soit l’expérience d’autrui, les conseils et les mises en garde ne sauraient décourager celui qui a le désir chevillé au corps. Les monteurs s’en écartent.

À ce refus de revirement succède une seconde figure de revirement, incarnée par le pâtre. D’abord ardent à dissuader les jeunes gens de monter au sommet, il finit par leur en montrer le sentier. D’un « n’y allez pas », il se ravise : « c’est par là ». Signe d’inconstance ? L’intervention du berger donne plutôt corps à un adage d’Ovide convoqué quelques lignes plus loin dans le récit du Ventoux : « Vouloir est peu ; il faut, pour arriver au but, que tu le désires22. » En s’adressant à Pétrarque, le berger semble bien « décaper » chez les marcheurs le lieu du désir. Croyant leur objectif tourné du côté du confort et de la jouissance, il fait obstacle à la route : « vouloir est peu » car regrets et misères attendent le marcheur. En revanche, voyant leur volonté mue par un désir réel d’éprouver le mystère, le berger pointe le chemin et en ouvre l’accès. Le désir opiniâtre est condition pour passer. Le passeur ira donc au bout de sa mission : il donnera aux voyageurs le moyen d’entreprendre la quête, prenant entre ses mains le superflu de l’expédition, « vêtements et autres objets qui auraient pu (nous) embarrasser ». Le corps ainsi délivré, la montée peut commencer.

Descendre pour mieux monter ?

Arrivés avec le poète au pied des pentes, il importe de s’arrêter un instant pour réfléchir à ce qui s’y passe. Manifestement, le poète ne se lance pas dans une authentique escalade. S’essoufflant sur les traces de son frère, plus persévérant que lui, Pétrarque se décourage à maintes reprises et prend des chemins détournés pour éviter des pentes trop abruptes et un effort coûteux. Le récit de l’ascension, à y regarder de près, est dans une longue première partie, surtout un récit de descente aussi bien physique que morale. Par trois fois au moins, Pétrarque voulant monter choisira la voie descendante :

« Mon frère, empruntant un raccourci qui suivait la crête, montait toujours plus haut ; moi, qui avais moins d’énergie, je suivais les déclivités, et, à mon frère qui m’appelait et me montrait la route plus directe, je répondais que j’espérais trouver de l’autre côté un accès plus facile […]. J’errais dans les vallées ; nulle part ailleurs ne se présentait un accès plus facile, mais la route devenait plus longue et mon travail inutile me fatiguait.
   À peine avions-nous quitté cette colline qu’oubliant les détours que je venais de faire, je recommence à parcourir les endroits les moins escarpés et, en arpentant les vallées à la recherche de chemins plus longs mais plus faciles, je retombe dans de graves ennuis. Je cherchais à différer la fatigue de l’escalade, mais la nature ne le cède pas à l’ingéniosité humaine et il ne peut arriver qu’un corps atteigne les hauteurs en descendant.
   C’est ainsi que plein de déception je m’assis dans une vallée. Et là […], je me tenais à moi-même les propos suivants ou d’autres de la sorte : « Ce dont tu as fait tant de fois l’expérience aujourd’hui en escaladant cette montagne, sache que cela arrive à toi et à beaucoup de gens dans leur montée vers la vie bienheureuse ; […] les mouvements du corps sont visibles, ceux de l’âme invisibles et cachés. La vie, que nous appelons bienheureuse, est située dans un lieu élevé, et le chemin qui y conduit est étroit, comme on dit. […] Qu’est-ce donc qui te retient ? Rien d’autre, évidemment, sinon le chemin qui emprunte les plaisirs terrestres et bas, chemin plus uni et, à première vue, plus facile. Cependant, lorsque tu auras beaucoup erré çà et là, il te faudra ou monter vers le sommet de la vie bienheureuse23 elle-même sous le poids d’un labeur que tu auras différé malencontreusement, ou tomber à cause de ton indolence dans les vallées de tes péchés ; et si […] les ténèbres et l’ombre de la mort t’y trouvent, il te faudra passer une nuit éternelle dans les tourments continuels24. »

Deux marcheurs, deux trajectoires : ayant choisi la route la plus droite et la plus abrupte, Gherardo atteint le premier le sommet. Vu de l’extérieur – car le texte campe systématiquement le personnage du frère dans le regard de Pétrarque – son ascension est exemplaire, presque facile : sans effort, presque par attraction. Pétrarque au contraire, décrit de l’intérieur puisqu’il raconte sa propre histoire (narrateur intradiégétique), ne cesse de descendre, si bien que le récit de sa montée, de manière saisissante, est essentiellement celui d’une chute doublement déterminée : descente du corps mais également descente morale et spirituelle, la route étant apparentée à une marche de vertu en vertu, entravée par la prolifération des vices. À chaque croisement, le haut attire Gherardo ; chez Pétrarque règne la voie du bas, si bien que le texte ne le décrit presque jamais montant.

Cette idée d’un chemin fait de croisements douloureux est, dans l’œuvre de Pétrarque, un leitmotiv. Dans ses Psaumes pénitentiaux de 1346, par exemple, le deuxième vers commence ainsi : « Le droit chemin, je l’ai volontairement abandonné, et de long en large je me suis promené à travers des contrées mal frayées »25 ; le même thème revient dans la célèbre canzone de la même époque, I’vo pensando, qui ouvre la seconde partie du Canzoniere. Deux chemins entrent en tension : celui où l’a précipité son amour pour Laure et l’autre qu’il s’efforce de rejoindre :

« Vo ripensando ov’io lassai’l viaggio
Da la man destra ch’a buon porto aggiunge26. »
(Rime : 264, 120–121)

Le poème se conclue avec l’aveu que la lutte continue :

« E veggio ’l meglio ed al peggior m’appliglio27. » (Ibid. : 136)

L’image qu’emprunte Pétrarque dans le texte du Ventoux vient de Lactance, dans le chapitre des Institutions divines où il expose à Constantin les philosophes…

« […] qui ont représenté le chemin qui mène à la vertu comme raide et dur dès le départ, bien que celui qui arrive au sommet malgré les difficultés y trouve une voie plane, une plaine lumineuse et sereine, où il peut jouir copieusement du fruit de ses efforts. Mais si quelqu’un se laisse décourager par les obstacles de la première approche, et dévie pour s’engager dans le chemin du vice, qui paraît à son début agréable et bien battu, il trouve bientôt que celui-ci perd son aspect agréable et que la voie devient raide et rocailleuse, bloquée par des ronces ou des torrents ; et alors il se trouve en difficulté, il hésite, il glisse, il tombe28. »

Mais Lactance ne fait que prolonger une métaphore que l’on trouve dans le corpus biblique que ce soit dans l’Ancien ou le Nouveau Testament29. En Mt 7,13–14, par exemple : « Large en effet et spacieux est le chemin qui mène à la perdition, et il en est beaucoup qui s’y engagent ; mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie, et il en est peu qui le trouvent. »

L’itinéraire physique et moral de Pétrarque gravissant le Ventoux met ainsi en scène une quantité de rechutes, réitération du motif du pécheur repenti : le poète se présente en perpétuel repentant, sillonnant la voie basse mais recherchant le haut. Il apparaît dès lors dans son humanité faible et son élan vertueux qui l’amènent à vivre dans son corps le déchaînement de l’esprit. Humanisme : Pétrarque se peint ici dans ses doutes, son imperfection, nature imparfaite à la limite de l’anti-héros, mais constamment appelée à plus haut, plus abouti. De déplacement en déplacement, de retournement en retournement, les descriptions de la fatigue corporelle disparaissent progressivement du récit et laissent place à une réflexion spirituelle sur les béatitudes, dans la ligne du commentaire augustinien du passage de Mt 5 : « La vie, que nous appelons bienheureuse, est située dans un lieu élevé. […] Qu’est-ce donc qui te retient30 ? »

Cette question posée, Pétrarque atteint presque sans transition au sommet. Le récit de l’ascension, semble-t-il, ne réside donc pas dans la mise en valeur de l’exploit mais dans ce qu’il peut avoir de paradoxal. Récit de défaites et de résistance à l’effort, récit également d’une poussée spirituelle (desiderium) dont l’action suffit à faire passer Pétrarque du très-bas au très-haut.

Le lieu du Fils

De descente en descente, puis par un extraordinaire retournement permis par l’évocation des béatitudes31, Pétrarque atteint donc – en à peine trois lignes ! – la crête dont le nom doit attirer notre attention : le Fils, ou Fillot, Fieux dans d’autres traductions : « Il y a un sommet plus haut que tous les autres, que les montagnards appellent « Le Fils » : pourquoi, je l’ignore ; sauf que je pense qu’on l’appelle ainsi par antiphrase, comme on le fait parfois : il me semble en effet le père de toutes les montagnes du voisinage32. »

Une fois encore, L’Ascension multiplie les paradoxes : le marcheur atteint un sommet appelé le Fils alors même qu’il semblerait être père de toutes les montagnes voisines. Le lexique désignant la crête pose un enjeu de filiation que la suite du texte approfondit. Que se joue-t-il donc sur ce lieu du Fils ?

Dans un premier temps, Pétrarque regarde le paysage. Dans la montée, ses pensées l’avaient amené à s’interroger d’un point de vue moral sur les vices et les vertus, sa peine à choisir la route ascendante. Au sommet cependant, ses pensées bifurquent et le portent au-delà de lui-même. De là-haut il dirige ses yeux en bas pour admirer la vue. À l’Est, il regarde vers les Alpes et au-delà l’Italie sa patrie, sa terre paternelle. Le panorama lui inspire des regrets : le passage du temps, le poids des péchés, de ses désirs et de son ambition, et la lutte intérieure qui le déchire. Pétrarque se reconnaît nostalgique, signe de « faiblesse de mon état encore peu viril »33. Dans sa description des Alpes, convoquées ici comme barrière naturelle entre lui et ses racines, Pétrarque évoque également une présence adverse :

« Les Alpes elles-mêmes, toutes gelées et couvertes de neige, que le cruel ennemi du nom romain a autrefois traversées en brisant les rochers avec du vinaigre, si nous devons en croire la tradition, me semblèrent près de moi […]34. »

Devant ce paysage mi réel, mi rêvé, le poète se reconnaît donc comme fils, enfant de sa patrie mais coupé d’elle par les Alpes. Coupé d’elle par le temps également : « Il y a dix ans aujourd’hui que tu as quitté Bologne […] je n’ai pas encore atteint le port […]35. »

Espace et temps, obstacles ennemis ? Le lieu du Fils est bien le lieu de l’introspection, de la nostalgie.

Il est également le lieu de l’épreuve de vérité. De fil en aiguille, la figure de l’opposant se dilate dans une direction nouvelle à l’occasion d’un passage étonnant, à l’écriture tourmentée, reflet d’un combat intérieur. L’adversaire, semble-t-il, n’est pas que spatial et géographique :

« Il y a encore en moi beaucoup d’incertitude et j’en suis tourmenté. Ce que j’avais coutume d’aimer, je ne l’aime plus. Je mens : je l’aime, mais avec moins d’ardeur. Voici que je mens encore : je l’aime, mais avec plus de retenue, avec plus de tristesse. C’est ainsi, j’aime, mais ce que j’aimerais ne pas aimer, ce que je désirerais détester ; j’aime cependant, mais malgré moi, mais de force, mais dans la tristesse et dans les larmes. Et en moi, malheureux que je suis, je fais l’expérience de ce vers fameux : Je haïrais si je le puis ; sinon, j’aimerai malgré moi36.
   Trois ans ne sont pas encore passés, depuis que cette volonté perverse et mauvaise, qui me possédait totalement et régnait totalement dans l’intimité de mon cœur, en a rencontré une autre qui lui est rebelle et qui lui résiste ; entre elles depuis un bon moment, a lieu dans l’arène de mes pensées une lutte pénible et à l’issue encore incertaine, pour la maîtrise des deux hommes qui sont en moi. C’est ainsi que je méditais sur ces dix ans passés37. »

La construction du passage doit retenir notre attention dans la mesure où elle révèle un enjeu de sens: par une série de formulations et de reformulations, Pétrarque cherche le lieu du discours où parole et vérité peuvent converger. L’expression dérape, se rattrape, bifurque, se ressaisit, jusqu’à ce que réajustée, elle atteigne enfin la vérité : « enfin, j’ai dit la vérité ». Le monologue de Pétrarque éprouve une précision qui s’affine et s’aiguise de mot en mot et qui s’organise structurellement comme suit :

De précision en précision, Pétrarque pose le modèle figural de la confession. « J’aime » et en même temps confesse son incapacité à aimer : « mais… ». Pétrarque avoue aimer en vérité car il est dans l’état d’amour, mais dans le même temps et avec une égale vérité, il confesse ne plus aimer. Lucide, il dissocie l’objet de son amour et l’état d’amour. L’humilité, essentielle sur ce chemin, se conjugue ici avec l’Amour et la vérité, les trois allant toujours de pair dans l’expérience spirituelle chrétienne décrite par Pétrarque. Entré dans l’état d’amour, il se positionne au début du processus de conversion, sur son tout premier échelon : l’échelon de la confession, laquelle travaille contre la force du mensonge.

Que cette confession ait lieu sur le lieu du Fils n’est pas fortuit. Dans la culture chrétienne, la confession restaure la filiation; elle fait de celui qui se confesse le fils du Père. Ce faisant, elle permet d’accéder dans l’amour à une certaine conception de l’homme, l’homme en tant que fils bien-aimé du Père. L’enjeu est de taille. Aussi n’est-il pas étonnant que dans « l’arène de ses pensées », sur ce lieu-dit du Fils, Pétrarque découvre en lui un combat où l’ennemi est le vice. La plaine du combat n’est pas extérieure, elle est intime et Pétrarque y conquiert force et virilité en luttant pour la vérité dans sa vie. Au début du voyage, Pétrarque était novice comparativement à Gherardo, agile à la montée. Le sommet atteint, Pétrarque résiste au combat et s’affirme. La confession le porte au-delà de lui-même, le grandit. L’élévation jadis poursuivie pour le corps est devenue plus profonde, plus spirituelle, placée sous le regard du Père céleste mais aussi sous celui de Dionigi da Borgo, destinataire de la lettre et père spirituel de Pétrarque : « Je me réjouissais de mes progrès, je pleurais sur mes imperfections et m’apitoyais sur l’instabilité commune à tous les actes humains » (p. 28).

Retournement (conversio)

Le point culminant de la halte au sommet naît tout naturellement de l’épreuve de vérité puisque Pétrarque sort à cet instant de sa poche un exemplaire des Confessions d’Augustin, « un petit livre gros comme le poing, d’un format étroit, au charme infini » (p. 30). L’ouvrant au hasard, il tombe sur un passage significatif qui invite non pas à la contemplation de la nature, mais au contemptus mundi et à l’introspection. Son frère s’approche pour entendre. Les yeux de Pétrarque rencontrent les lignes suivantes : « Dire que les hommes s’en vont admirer la cime des montagnes, les vagues énormes de la mer, le large cours des fleuves, les plages sinueuses de l’Océan, les révolutions des astres, et qu’ils ne font même pas attention à eux-mêmes38 ! »

La suite oppose au désir de lecture un refus de lire :

« En demandant à mon frère qui désirait écouter encore de ne pas me déranger, je fermai mon livre, irrité contre moi de ce que j’admirais en ce moment même les choses terrestres, moi qui depuis longtemps aurais dû apprendre des philosophes païens qu’il n’y a rien qui soit digne d’admiration en dehors de l’âme, au regard de laquelle il n’y a rien de grand.
   Bien satisfait d’avoir vu cette montagne, je tournai en moi-même les yeux de mon esprit, et, à partir de ce moment, plus personne ne m’entendit parler tant que nous ne fûmes pas parvenus en bas de la montagne. […] Je me rappelais ce que le même Augustin avait pensé de lui-même autrefois, quand à la lecture du livre de l’Apôtre, comme il le rapporte, il rencontra d’abord ces paroles : « Si tu veux être parfait, va vendre tes biens, donne-les aux pauvres, puis viens et suis-moi et tu auras un trésor dans le ciel ». […] je pensai en silence à quel point les mortels manquent de sagesse, […] cherchant au dehors ce qu’ils pourraient trouver à l’intérieur d’eux-mêmes39. »

La figure de la confession qui traverse la scène du sommet, se prolonge dans une seconde figure qui lui est liée : celle de la conversion. Pétrarque lit en lui-même. Se produit alors un ultime retournement : il se tait, s’isole et restera muet jusqu’au retour à l’auberge. Ici s’arrête le désir de voir la hauteur remarquable du Ventoux et ses grands paysages : le voyage est accompli.

Le modèle de la mimesis, dans cette scène déterminante, trouve son aboutissement. À l’origine de l’ascension, le poète voulait imiter Alexandre dont les prouesses avaient été relayées par Tite-Live et ravivées chez Pétrarque au hasard d’une lecture : « Me prit le désir de faire ce à quoi je pensais chaque jour, surtout après avoir relu, la veille, l’histoire romaine de Tite-Live un passage sur lequel j’étais tombé par hasard40. »

Hasard de la lecture, puis projet de vérifier cette même lecture en gravissant le Ventoux. Le voyage s’inscrit dans une perspective de vérification des connaissances. Arrivé au sommet, Pétrarque ouvre les Confessions : la Providence cette fois le porte sur le passage du livre X. L’effet de la lecture est tout autre : le verbe d’Augustin foudroie littéralement Pétrarque, l’homme dans sa puissance de vie et de mort. La plénitude humaine est touchée, n’appelant ni vérification, ni contre-expertise : l’intelligence de la parole d’Augustin le submerge, littéralement. Celui-ci ne fera pas la lecture à son frère. L’enjeu n’est plus de restituer la pensée d’un auteur mais de reprendre, de l’intérieur, la posture de lecteur d’Augustin qui fut lui-même déplacé, percuté, ébloui par l’Écriture. Pétrarque imitait les Anciens : il obéira désormais à Augustin, adoptera sa posture intérieure de conversion et comme lui, il écrira pour témoigner de sa conversion. Ainsi Pétrarque commémore, ou plutôt invente, un parallèle spirituel de grande signification. Comme Augustin prétendant imiter saint Antoine, tombé au hasard sur un passage de l’Évangile selon saint Matthieu (Mt. 19, 21) qui lui commandait de rentrer chez lui et de vendre tous ses biens, le poète trouve en Augustin, et dans les mêmes conditions, l’amorce d’une conversion personnelle. Cet enchaînement d’imitations le mène ainsi à un tournant décisif de son voyage : le passage du désir de voir loin au besoin de se connaître de très près. Voir en soi au-delà de soi-même.

L’Ascension du Mont Ventoux est un très grand texte, simple et vivant par de multiples aspects, moins clair par d’autres : plutôt que de montrer le poète gravissant le Ventoux, le récit s’attarde sur les chemins descendants. Il donne à lire la montée et éclipse largement le retour : le marcheur revient à l’auberge, certes, mais comment… le texte ne le dit pas. La lettre omet également de faire redescendre Gherardo du sommet, le personnage s’effaçant après que la lecture d’Augustin s’est accomplie. Peut-être le moine Chartreux, habitué à la hauteur de la vie spirituelle, était-il à sa place sur la crête? Soulignons enfin que le destinataire présumé de la lettre, Dionigi da Borgo, était déjà mort au moment de la rédaction du texte. Pourquoi un tel dispositif, sinon pour cacher derrière ce destinataire nécessaire, un lecteur de l’ombre, lecteur indéfini et idéal, disciple d’Augustin ?

Toutes ces énigmes, tous ces creux dans le texte, montrent bien que cette invention de voyage servait un projet plus large que celui de relater une page de vie. Dans une lettre écrite quelques années plus tard, lorsqu’il avait 64 ans, Pétrarque affirme qu’il limiterait à l’avenir ses mouvements, laissant penser que même après la rédaction de L’Ascension du Mont Ventoux, la résolution de renoncer à chercher dehors ce qui attend dedans resta quelque temps sans effet :

« J’ai donc décidé que j’irais désormais visiter les pays lointains non pas par des voyages interminables en bateau, à cheval ou à pied, mais de temps à autre dans une lettre brève, et souvent par des livres et par mon esprit, ce qui permettra de me rendre à ces rivages en une heure et d’en revenir non seulement indemne, mais sans me fatiguer, sans user mes chaussures, sans lutter contre les rochers et les ronces, la poussière et la boue41. »

La valeur allégorique et humaniste du récit de l’ascension du mont Ventoux n’en ressort que de plus belle : durant cette vie, l’humanité sera jusqu’au dernier moment, sans cesse, en combat et en quête d’élévation.


  1. Sur ce thème, voir Enrico Fenzi : « Tra Dante e Petrarca : il fantasma di Ulisse », Saggi petrarcheschi, Fiesole : Cadmo, 2003 : 492–517 ; Nicholas Mann : Pétrarque : Les Voyages de l’esprit, Quatre études, Grenoble : J. Millon, 2004 : 6–25 ; Célia Filippini et Anne-Marie Telesinski : « Métaphores et métamorphoses de l’exil dans le Canzoniere de Pétrarque », Arzanà 16–17, Écritures de l’exil dans l’Italie médiévale, sous la direction de Anna Fontes Baratto et Marina Gagliano, 2013 : 141–155.↩︎

  2. Familiares, I, 1, 21.↩︎

  3. Familiares, IV, 1. L’édition que nous avons utilisée est celle des Belles-Lettres : Pétrarque : Lettres familières, Tome II, Livre IV–VII, Notices et notes de Ugo Dotti, mises en français par Christophe Carraud et Franck La Brasca, traduction de André Longpré, Paris : Les Belles Lettres, 2002 : 18–35.↩︎

  4. Le thème de l’ascension spirituelle vers Dieu est très présent dans la littérature chrétienne. On le trouve par exemple chez Guigues le Chartreux et son échelle des moines dont les degrés correspondent aux quatre étapes de la lectio divina : lectio, meditatio, oratio et contemplatio, pour arriver à la conversio. Nous verrons qu’il est également question de conversion, de retournement, dans le texte de Pétrarque. On peut aussi penser à Jean Climaque et son échelle sainte de l’acquisition des vertus et de la conversion des passions de l’âme vers le Bien. On pourrait aussi convoquer Saint Benoît et son échelle de la sainteté qui se monte par l’humilité en en descendant les marches. Pétrarque devra également faire l’épreuve de l’humilité dans son ascension du Mont Ventoux. Enfin, chez Augustin d’Hippone, le plus ancien, nous trouvons le thème de l’ascension spirituelle mais se conjuguant avec celui de la montagne dont le sommet dans la Bible symbolise le lieu de la rencontre avec Dieu. Nous trouvons cela exposé dans son commentaire au Psaume 11 (an 392) et plus amplement développé dans son Commentaire du sermon sur la montagne (De sermone Domini in monte) de l’an 394. Ce chemin, tel que saint Augustin le conçoit comporte plusieurs étapes ou degrés, au nombre de sept, correspondants aux sept béatitudes mise elles-mêmes en parallèle avec les sept dons de l’Esprit Saint et les sept demandes de la prière du Seigneur (Notre Père). La vie spirituelle est conçue par Augustin comme l’ascension d’une montagne dont la cime est constituée de la perfection de la sagesse et de l’assimilation au Christ, montagne des béatitudes sur laquelle le Christ convoque ses disciples « pour être avec lui » comme le dit le passage de Mt 5, 1. Nul doute que ce passage ou l’esprit de celui-ci auquel on pourrait ramener toute la théologie spirituelle de l’évêque d’Hippone ait marqué de son empreinte ce texte de Pétrarque. Ce qui attesterait que Pétrarque aurait bien saisi la veine spirituelle de toute la théologie d’Augustin.↩︎

  5. Nous remercions tout particulièrement Anne Pénicaud, directrice du CADIR, pour le temps consacré à guider notre lecture greimassienne du texte de Pétrarque.↩︎

  6. On s’intéressera ici à l’organisation du sens, aux formes de son organisation, et on cherchera à construire, à différents niveaux, des systèmes de différences.↩︎

  7. Cela concerne aussi le lecteur qui fait acte d’énonciation en construisant la lecture.↩︎

  8. Op.cit. : 18.↩︎

  9. Idem.↩︎

  10. Cf. notamment Civ. Dei. XIV, 7.↩︎

  11. Augustin parle ici de desiderium, notamment pour définir et caractériser la relation à un objet absent (En. Ps. 118 ; S. 8, 4).↩︎

  12. En ce sens pour Augustin : « Toute la vie du chrétien est un saint désir » (Ep. Io. tr. 4, 6).↩︎

  13. En. Ps.41, 9-12 ; Conf. X, 43, 68-69.↩︎

  14. Au sujet du thème de la vision chez Augustin, on pourra se reporter aux notes complémentaires dans le dernier volume de l’édition et de la traduction du De Dei Civitate, BA 37 : 853–857. Cf. aussi Augustin, La Vision de Dieu, préface de M. le Professeur P. Cambronne, introduction, traduction et notes de J. Lagouanère, Paris, Desclée de Brouwer, collection « Les Carnets DDB », 2010 (réédition, Paris, Seuil, coll. Points Sagesse, 2012) ; J. Lagouanère : « Vision spirituelle et vision intellectuelle chez saint Augustin. Essai de topologie », Bulletin de Littérature Écclésiastique 108, 2007 : 509–538 ; O. Boulnois : « Augustin et les théories de l’image au Moyen Âge », Revue des sciences philosophiques et théologiques, vol. tome 91, no. 1, 2007 : 75–92.↩︎

  15. Sermon Denis II (pour la vigile pascale 399), trad. G. Madec dans Le Dieu d’Augustin, Paris, Cerf (Théologie et philosophie) 1998, p. 170 (légèrement modifiée).↩︎

  16. Néanmoins, Augustin souligne que Dieu a une forme intelligible et qu’il sera vu face à face dans l’au-delà. L’évêque d’Hippone, dans une lettre qui circule au Moyen Âge sous le nom de Traité de la vision de Dieu, soutient cette thèse. Dans un passage de la Cité de Dieu, Augustin répond par la négative à la croyance en une vision corporelle de Dieu dans cette vie ; et il insiste sur la vision face à face après la résurrection : La Cité de Dieu, XXII, 29, 4 (BA 37, p. 698 ss.), appuyé sur Job 29,26 : « Dans ma chair, je verrai Dieu ». Pour Augustin, les élus ressuscités verront de leurs yeux spirituels Dieu agissant dans l’univers sensible, mais ils le verront sensiblement comme objet par accident et non comme objet propre de la vue, c’est-à-dire comme un objet qui échappe à prise directe de la fonction de la vue mais qui est joint si étroitement à son objet par soi, que le sujet le saisit en même temps, à cette occasion sans effort ni raisonnement. Pour illustrer cela, Augustin fait la comparaison suivante : « Dès que nous apercevons, en effet, les hommes parmi lesquels nous vivons et qui manifestent leur vie par leurs mouvements, nous ne croyons pas qu’ils vivent, nous le voyons ! Incapables de percevoir leur vie indépendamment de leur corps, nous n’en apercevons pas moins cette vie par le corps, sans la moindre incertitude. De même, partout où nous porterons les yeux de nos corps spirituels, nous contemplerons au moyen même des corps, le Dieu incorporel gouvernant toutes choses » (La Cité de Dieu, XXII, 29, 6 (BA 37, p. 705)).↩︎

  17. Ascension, op.cit. : 18.↩︎

  18. Ibid. : 20.↩︎

  19. Idem.↩︎

  20. Ibid. : 20 et 22.↩︎

  21. Déjà dans l’Ancien Testament, Dieu est présenté comme le pasteur de son peuple, Israël, qui veut le conduire vers la Terre Promise. Dans le Nouveau Testament, le Christ lui-même se présente aussi comme un berger, le Bon Pasteur (cf. Jn 15) venu « pour les brebis perdues de la maison d’Israël » (Mt 10, 6), celui qui a pitié des foules qui sont perdues, égarées, car elles sont comme des brebis sans bergers faute d’enseignements adéquats (Mc 6, 34), « le berger et gardien des âmes » (1 P 2, 25) qui va les ramener sur le sentier qui conduit à la vie éternelle.↩︎

  22. Ovide : Ex ponto, III, 1, 35, cité dans la présente édition, p. 24.↩︎

  23. Vita beata : que l’on peut aussi traduire par « béatitude ».↩︎

  24. Ibid. : 22–24.↩︎

  25. Pétrarque cité après Nicholas Mann, op.cit. : 9.↩︎

  26. Idem : « Je m’en vais, repensant où j’ai laissé la route située à main droite et qui mène à bon port ».↩︎

  27. Idem : « Je vois laquelle des directions est la meilleure et pourtant, c’est la pire que je choisis ».↩︎

  28. Lactance : Institutions divines, VI, 3, 6. Cette thématique a largement été développée dans la littérature chrétienne primitive. On la retrouve notamment dans des écrits du IIe siècle, antérieurs à ceux de Lactance et dont il s’est sans doute inspiré. On peut citer par exemple deux passages bien connus de la Didachè : Did. 1–2 et 5, 6 (Texte grec et traduction française de W. Rordorf et A. Tuilier, in coll. S.C. 248, Paris, 1978) ; du De doctrina apostolorum : De doc. Ap. 1, 1–2 (Texte latin, et traduction française de W. Rordorf et A. Tuilier, in coll. S.C. 248, Paris, 1978, p. 207–210.) et de l’Épître de Barnabé : Barn. 18–19, 2 et 20, 1 (Texte grec et traduction française de P. Prigent et R. A. Kraft, in coll. S.C. 172, Paris, 1971). Nous pouvons enfin citer un texte extrait de l’écrit intitulé le Pasteur d’Hermas dont les lignes de Lactance se rapprochent particulièrement : « Toi, aie confiance dans le juste, mais non dans l’injuste ; car la justice suit une voie droite, l’injustice, une voie tortueuse. Suis donc la voie droite et unie, laisse la voie tortueuse. La voie tortueuse n’est pas frayée, mais impraticable, pleine d’obstacles, rocailleuse, épineuse. Elle est funeste à ceux qui la prennent ; mais ceux qui prennent la voie droite marchent sur un terrain uni et sans obstacles, car elle n’est ni rocailleuse, ni épineuse. Tu vois donc qu’il est plus avantageux de la prendre » (Past. 35, 2–4 ; Texte grec et traduction française de R. Joly in coll. S.C. 53, Paris, 1958). Pour une étude de la thématique des « deux voies » dans la littérature chrétienne primitive, on pourrait se référer à D. Cerbelaud, « Le thème des « deux voies » dans les premiers écrits chrétiens », dans Pardès 30, 2001 : 103–110.↩︎

  29. Dans le corpus vétérotestamentaire, on la rencontre notamment en Dt 30, 15–20 : Israël se trouve placé devant un choix entre la vie et la mort, le bonheur et le malheur, la bénédiction et la malédiction. La littérature sapientielle enregistre également cette dualité deux voies. On y retrouve l’opposition entre la vie et la mort (cf. Pr. 12,28), mais aussi entre la lumière et l’obscurité (Pr. 4,18–19), et encore entre le salut et la perdition, « car le Seigneur connaît la voie des justes, mais la voie des impies se perd » (Ps. 1,6), opposition qui suit parfois la dualité spatiale entre le haut et le bas : « À l’homme de bon sens, le sentier de la vie, qui mène en haut, afin d’éviter le shéol, en bas » (Pr. 15,24).↩︎

  30. Ibid. : 24.↩︎

  31. Ici encore on peut penser au commentaire du discours sur la montagne par Augustin, où les béatitudes sont envisagées comme autant de degrés d’une échelle qui permettent d’être élevé jusqu’à la communion avec Dieu dans la mesure où l’on s’abaisse dans par l’humilité. Reliant le dernier échelon de la sagesse au premier, celui de la crainte du Seigneur, Augustin s’exprime ainsi : « Le principe de la sagesse c’est la crainte du Seigneur : le chemin commence depuis la vallée de larmes. La vallée est le symbole de l’humilité, puisque est humble celui qui par la crainte de Dieu se consume dans les larmes de la confession et de la pénitence : Dieu ne méprise pas un cœur humilié et contrit. Mais il ne craint pas de rester dans la vallée, parce que Dieu, qui ne méprise pas un cœur humilié et contrit, a préparé lui-même les échelons de la montée pour nous élever jusqu’à lui. »↩︎

  32. Ibid. : 26.↩︎

  33. Idem.↩︎

  34. Idem.↩︎

  35. Idem.↩︎

  36. Ovide : Amours, III, 11b, 35.↩︎

  37. Ibid. : 28.↩︎

  38. Saint Augustin, Confessions, X, 8, 15 (BA 14, pp. 166–169). Cité ici p. 30.↩︎

  39. Ibid. : 32.↩︎

  40. Ibid. : 18.↩︎

  41. Cité après Mann : Pétrarque : Seniles IX, 2, pp. 944–945, éd. Basil. 1554.↩︎