Verbum – Analecta Neolatina XXII, 2021/2
ISSN 1588-4309; ©2021 PPKE BTK
Abstract
This study thematises a surge of Black identity and anti-colonial consciousness in the literary work of one of the founding fathers of the Afro-Caribbean letters, Léon-Gontran Damas (1912–1978), whose works are still much less known than those of the poet-president, Senghor or the poet-mayor of Fort-de-France, Aimé Césaire. Starting from the very first cry of Black revolt against the French presence in the colonies (Pigments, 1937), we will try to explain the originality of this multi-form writer whose positions against the assimilationist policies of the Third Republic and the harmful consequences of the colonial enterprise are more virulent than those which can be read in Césairo-Senghorian poetry.SUR LA TERRE DES PARIAS
un premier homme vint
sur la Terre des Parias
un second homme vint
sur la Terre des Parias
un troisième homme vint
Depuis
Trois Fleuves
trois fleuves coulent
trois fleuves coulent dans mes veines.
Damas (2011 : 11)
Figure phare des études postcoloniales, conférencier dans les universités les plus renommés des USA, lʼun des pères fondateurs de la Négritude et de lʼAntillanité, chantre de la guyanité, Léon-Gontran Damas était presque tombé dans lʼoubli malgré le récent regain dʼintérêt pour ses ouvrages en Métropole. Plusieurs questions se posent donc dʼemblée : comment se fait-il que le nombre dʼétudes consacrées à lʼoeuvre césairo-senghorienne dépasse largement celui du plus noir des trois mousquetaires de la Négritude ? Que sait-on vraiment de Damas ? Quelles étaient ses idées politico-religieuses ? Quelle est son influence sur ses frères dʼarmes Senghor et Césaire ? Pourquoi est-ce que sa poésie et ses écrits anticolonialistes continuent à choquer les nostalgiques des empires coloniaux ? Quel était son rôle dans la genèse de la Négritude, mouvement qui a permis aux Noirs du monde entier dʼentrer sur la grande scène de l’histoire ? Autrement dit, notre travail cherche à expliquer les raisons de cet oubli et de rendre ainsi à Damas ce qui est à Damas, non seulement pour son extraordinaire travail littéraire, mais aussi et surtout pour son apport à la lutte pour la liberté des peuples de couleur à travers le monde. Qui plus est, la montée en puissance des attaques racistes et discriminatoires, de toutes sortes et de toutes natures, aussi bien que l’extrémisation du discours de nombreux hommes politiques occidentaux font que l’oeuvre littéraire du patriarche des lettres antillo-guyanaises n’a jamais été autant d’actualité puisque elle constitue toujours un rempart contre la résurrection de la pensée coloniale européenne et de ses dérives impérialistes. Après tout, son antiracisme foncier nous convie à résister farouchement à une logique de bouc-émissarisation des minorités dans les sociétés multiculturelles, notamment dans les pays anciennement colonisateurs et esclavagistes où les adeptes de l’exploitation de l’homme par l’homme occupent le devant de la scène médiatique et dont les discours haineux à l’encontre des classes socialement défavorisés portent une grave atteinte au vivre-ensemble. Mais avant dʼentrer dans le vif du sujet il nous faut expliciter le contexte historique, culturel et social dans lequel Damas a baigné et lʼimpact que celui-ci avait sur sa fierté dʼappartenir à la race « des damnés de la terre », pour reprendre la très belle formule de Jacques Roumain de son « Nouveau sermon nègre » (Roumain 2003 : 69) et le titre éponyme du dernier essai fanonien.
Née dans les années 1930, la Négritude est un courant littéraire et politique qui rassemble des écrivains noirs francophones pour revendiquer lʼidentité noire et la culture négro-africaine. Ce mouvement de libération des chaînes mentales dans lesquelles étaient enfermées les Noirs à cause de lʼesclavage et de la colonisation prend son départ du procès fait au roman Batouala (1921) du premier Goncourt noir René Maran, de la découverte de lʼart nègre (Apollinaire, Cendrars, Picasso), du jazz ainsi que des auteurs de la Négro-Renaissance de New York avec lesquels des jeunes intellectuels colonisés venus faire leurs études supérieures en France partageaient une même ascendance commune et le même désir dʼen finir une bonne fois pour toute avec la domination civique, politique et littéraire de la classe possédante blanche. La Négritude reste au même titre tributaire des enseignements ethnologiques sur le monde noir du célèbre ethnologue allemand Leo Frobenius et de son homologue français Maurice Delafosse mais aussi des retombées du premier conflit mondial et du brassage dʼidées que suscitent en Europe lʼavenèment du dadaïsme, du surréalisme, du communisme et du nazi-fascisme. Les étudiants de couleur, réunis autour de Damas, Césaire et Senghor, se découvrent alors deux causes communes : en l’occurrence le refus de la discrimination des indigènes et la dénonciation de la politique dʼassimilation. Ressortissants coloniaux, ils connaissent de première main toute la nocivité de lʼethnocentrisme occidental, indissociablement lié à la hiérarchisation des races et à la toute puissance des intérêts économiques des pays exploitateurs. Tout en refusant dʼêtre de simples consommateurs de la civilisation européenne, le trio fondateur de la Négritude s’élèvera contre le racisme inhérent à la doxa coloniale, mais aussi contre les valeurs du capitalisme débridé qui ont cautionné la traite atlantique et la colonisation. Comme l’a dit très justement Buata Malela, « l’assimilation est négative pour le Nègre car elle conduit à la violence. En imitant le Blanc, le Nègre assimilé s’attire le mépris du Blanc qui préfère le modèle à la copie. Le Nègre, ne saisissant pas la cause du mépris, se met à son tour à haïr le modèle. C’est ainsi que le Nègre et Blanc entrent alors en conflit » (Malela 2008 : 129). Cela sera notamment le cas de L.-G. Damas puisque le jeune étudiant nécessiteux doit faire face au racisme décomplexé dès son arrivée en Île-de-France en 1928. Cʼest à Meaux quʼil sʼérige pour la première fois en défenseur de sa race opprimée car, à la question que lui posait le Principal de lʼétablissement, à savoir si Damas était le fils dʼun bagnard, celui-ci lui répondait que si cela était le cas, il ne serait pas Noir, mais aussi blanc quʼun Français de souche. Cette expérience traumatisante le hantera tout au long de son séjour parisien et se reproduira à lʼÉcole des langues orientales, quʼil abandonne à son tour à cause des propos racistes de ses professeurs. En vivant dans une société puissamment hiérarchisée et inégalitaire, le jeune Cayennais se rend mieux compte de la négation de lʼhistoire des peuples noires, ce qui le pousse à la résistance contre le modèle assimilationniste français, symbole d’acculturation des populations ultramarines de lʼempire. Nullement surprenant donc si Damas fréquente les cercles littéraires parisiens, notamment celui des surréalistes (Desnos, Soupault, Breton, Aragon) et de la secrétaire de La Revue du Monde Noir – Paulette Nardal. La revue de la grande oubliée de la négritude avait pour but non seulement de défendre et dʼillustrer les valeurs de la civilisation africaine face à la fascisation galopante et les discours racialisants dʼune frange de la population française, mais aussi de donner aux élites intellectuelles noires un organe officiel où ils peuvent faire publier leurs oeuvres littéraires et artistiques en toute sérénité, sans peur dʼêtre caricaturé ou traité de sectaires par les adeptes de lʼordre colonial. Parmi ses collaborateurs on trouve les hommes de plume afro-américains de la génération de Harlem (MacKay, Hughes, Brown, Locke), dont les ouvrages les plus connus vont durablement marquer les premières générations dʼécrivains négro-africains. Néanmoins, cette revue dʼinspiration bourgeoise cesse de paraître après son sixième numéro, ce qui pousse Damas à chercher dʼautres voies pour exprimer son malaise existentiel. Et il les trouve temporairement dans Légitime défense, une revue de tendance marxisante dont la grande idée a été de dire quʼil fallait abandonner lʼimitation servile des littératures occidentales au profit dʼune littérature des Antilles où les Noirs pourraient assumer pleinement leur identité africaine. Outre cela, le socialisme scientifique lui paraît comme un moyen puissant dans son combat contre le colonialisme et le racisme, comme il espère que lʼarmée du prolétariat, une fois arrivée aux affaires, abolira les frontières des classes et et des races. Et lorsquʼen mars 1935 paraît le premier et le dernier numéro de LʼEtudiant noir, organe des étudiants antillais dont Damas était le secrétaire de rédaction et dont le but était la fin du système clanique parmi les étudiants de couleur, la négritude apparaît au grand jour avec la parution dʼun texte césairien Nègreries: Jeunesse noire et assimilation. À cet égard Césaire précise quʼ« il ne faut pas oublier que le mot négritude a dʼabord été une riposte. Comme le mot ʻnègreʼ nous était jeté comme une injure, nous en avons ramassé et nous en avons fait une parure » (Alliot 2010 : 40). Au cours de leurs interminables discussions Damas, Césaire et Senghor se fixent alors un double objectif, à savoir la libération de lʼhomme de couleur par une lente descente aux enfers de lʼoppression raciale afin de retrouver la fierté dʼêtre noir et restaurer sa dignité humaine, ainsi que la lutte pour libération des Noirs et par extension de tous les peuples dominés du joug colonial. Il nʼempêche que leur vision de la négritude nʼétait pas carcérale car, en suivant lʼexemple de Hegel et de Gide, Damas et ses frères de combat cherchent toujours davantage à approfondir la connaissance du particulier afin dʼatteindre lʼuniversel. Puisque, souligne Senghor, « malgré la passion des débuts, il nʼa pas été question, chez nous, de sʼisoler des autres civilisations, de les ignorer, de les haïr ou mépriser, mais plutôt, en symbiose avec elles, dʼaider à la construction dʼun humanisme qui fût authentiquement parce que totalement humain. Totalement humain parce que formé de tous les apports de tous les peuples de la planète Terre » (Senghor 1967 : 4). Et si la négritude devait conduire à la décolonisation et à une meilleure compréhension des civilisations différentes, cʼest que les pères négritudiens, imprégnés des grands principes droitlhommistes, ont réussi à retenir le meilleur de la civilisation occidentale et à se pénétrer de son rationalisme grâce à la recherche ethnographique et psychanalytique (Freud), qui, rappelons-le, était très en vogue à cette époque. Sʼy ajoute la pratique du surréalisme, dont Damas se fait surtout le champion, qui paraît aux jeunes auteurs en colère comme le plus puissant frein contre les ravages de l’assimilation coloniale et dont lʼécriture automatique représente à leurs yeux le moyen le plus puissant de libération des carcans de pensée unique occidentale et de désaliénation de lʼesprit. Cela dit, lʼesthétique surréaliste leur permet de revendiquer une liberté totale ainsi que la mise au jour du subconscient le plus refoulé, « eux qui rêvaient de tout détruire et de tout recommencer » (Ombga 2004 : 211). Plus influencé que ses confrères par la mise en accusation de la société bourgeoise des surréalistes, le rôle de Damas dans la paternité de la Négritude a donc été décisif bien que lʼauteur franco-guyanais tienne à préciser quʼil « sʼagit dʼune question dont nous ne nous sommes jamais préoccupés. Nous ne nous sommes jamais demandés qui était le père ou la mère de qui ou de quoi et encore moins nʼavons jamais essayé de définir la véritable fonction de chacun » et quʼau sein de cette triple paternité « il y avait le rôle du Père, celui du Fils et le mien avait été celui du Saint-Esprit » (Racine 1983 : 194). Même si Césaire revendique la paternité du concept de la négritude et si Senghor lʼa élaboré comme idéologie, en particulier après la sortie de la préface sartrienne Orphée noir de lʼAnthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française (1948) du poète sénégalais, notons cependant quʼen dépit de son souhait de rester « en marge des théories » (Damas 2018 : 60) Damas a été le premier à avoir illustré ce concept dans sa poésie (Pigments, 1937) et que la publication de son premier recueil et de son essai incendiaire Retour de Guyane (1938) marquent lʼavènement des littératures noires dʼexpression française. En attestent plusieurs pièces senghoriennes (Chants dʼombre, Hosties noires) aussi bien que lʼidée du retour et les nombreux sujets empruntés par Césaire dans son long poème surréaliste Cahier dʼun retour au pays natal (1939) devenu lʼhymne de la diaspora noire au pic des guerres coloniales (1945–1962). Enfin et surtout, Pigments et Retour de Guyane seront interdits et saisis pour atteinte à la sûreté de la République après lʼéchec du Front populaire en 1938, une décision stratégique des autorités coloniales qui veulent exploiter au maximum toutes les richesses naturelles et humaines de la France dʼOutre-mer pour mieux financer lʼeffort de guerre de la Mère-patrie. Lʼexemple le plus parlant de la subversion du langage damassien et de son appel à la lutte révolutionnaire est incontestablement son poème « Et Caetera » (Pigments) où lʼécrivain guyanais demande aux tirailleurs sénégalais « de taire le besoin quʼils ressentent de souiller à nouveau les bords antiques du Rhin » et « de commencer par envahir le Sénégal » (Damas 2018 : 80). Dʼailleurs, cette exhortation, en totale opposition avec les positions de Senghor glorifiant le sacrifice des Africains morts pour la République dans Hosties noires (« Au Guélowâr », « Au Gouverneur Eboué »), nʼest pas resté sans suite en Côte dʼIvoire à la veille de la guerre, pays où la traduction de Pigments en baoulé avait un plus grand retentissement quʼen France hexagonale, lorsque les Ivoiriens refusaient dʼêtre enrôlés dans lʼarmée française comme chair à canon.
Tous les commentateurs sʼaccordent à dire que Pigments est son livre de poésie le plus connu dont la parution a attiré beaucoup dʼattention auprès du public lettré grâce à la nouveauté des sujets développés. Encore que Damas nʼy fait pas un exposé théorique et nʼemploie pas le terme « négritude », le titre même du premier manifeste de cette poésie révolutionnaire en dit long sur lʼimportance de la place quʼoccupe le thème de lʼidentité dans son esprit. Cependant, nous prévient le biographe du poète Daniel Racine, « ce qui ressort de lʼensemble de ce recueil, cʼest lʼattitude révoltée dʼun jeune contestataire noir qui découvre son identité après sʼêtre demandé qui il est et ce quʼon voudrait quʼil fût » (Racine 1983 : 58). Outre cette quête dramatique des origines, les poèmes de Pigments nous parlent des effets néfastes du colonialisme sur le psyché des peuples dominés. De ce fait, tout au long des vers les lecteurs assistent à une confrontation de deux univers antagonistes, celui du monde occidental et de son antipode antillo-guyanais, de lʼOccident et de lʼAfrique, des békés et des colonisés, du maître et de son esclave, du « je » et des « ils ». Cet avis est partagé par la grande pionnière des études africaines Lilyan Kesteloot qui stipule que la poésie damassienne naît du sentiment racial et du rejet de « tout ce que lʼEurope lui avait fait ingurgiter de force, à lui et à ces ancêtres » (Kesteloot 2004 : 113). Le poème liminaire du recueil (« Ils sont venus ce soir ») est très révélateur à cet égard, car lʼauteur y décrit remarquablement bien toute inhumanité des esclavagistes et de leur razzias, lesquelles ont entraîné la mort et la zombification des centaines de milliers de Noirs dans le Nouveau Monde. Dʼorigine guyanaise, Damas est parfaitement dans son rôle lorsquʼil dénonce les méfaits de la « tâche de lʼhomme blanc », comme il sait par expérience personnelle que le péché originel du colonialisme ne fut pas tellement lʼesclavage mais la traite transatlantique, cʼest-à-dire cet arrachement du continent noir des hommes, des femmes et des enfants, jetés dans les navires négriers et transportés depuis les ports occidentaux (Nantes, Bordeaux, etc.) aux Amériques pour en faire des objets. Cʼest ce qui lui permet de dresser son glaçant constat contre cette mission dé-civilisatrice et le scandaleux devoir des races supérieures à civiliser les races inférieures : « DEPUIS/combien de MOI MOI MOI/sont morts/depuis quʼils sont venus ce soir où le/tam/tam/roulait de/rythme/en rythme/la frénésie » (Damas 2018 : 13). Il va de soi que le rôle néfaste de la civilisation occidentale dans la sujétion psychologique des Noirs et lʼacculturation des sociétés indigènes ne sera pas sans impact sur lʼinstigateur de la négritude, puisque les thèmes de la question raciale et du combat contre les valeurs blanches seront toujours ses sujets de prédilection. Pour dire la vérité, Damas ne voit que le bien dans lʼêtre noir pendant ses années estudiantines. Ce phénomène, que Sartre définit comme « racisme antiraciste » dans son Orphée noir, est sans doute une réponse aux siècles de racisme des puissances coloniales et de leur littératures respectives. Certes, Damas nʼest pas conscient de son racisme de jeunesse. La meilleure preuve en est son poème « Limbé » (en langue bantoue « chagrin amoureux ») où sa glorification de la beauté de la femme noire est basée exclusivement sur la couleur de sa peau, ce qui condamne implicitement la peau blanche des Françaises. Bien plus, il ressent un tel désir de se venger des humiliations subies par les femmes de sa race quʼil traite les femmes françaises avec le plus grand dédain. Raison pour laquelle il oppose ses « poupées noires » (Damas 2018 : 43) aux prostituées parisiennes parce que seule une femme générique est capable de chasser les images obsédantes de celles-ci et de lui apporter une consolation dans son exil. En établissant une telle hiérarchie raciale Damas sʼinscrit dans le mouvement de ses illustres prédécesseurs de la Harlem Renaissance qui plaçaient eux aussi le noir au sommet de la vie. En ce sens, il nʼest pas inutile de rappeler que cette vision de la femme africaine a grandement inspiré Senghor pour la rédaction de sa célèbre « Femme noire » (Chants dʼombre, 1945), poème qui reste le plus bel hommage à la beauté intemporelle des femmes africaines à ce jour. Cʼest ce que le préfacier de Pigments Robert Desnos a très bien vu en soulignant le fait que « Damas est nègre » et quʼil « tient bien à sa qualité de nègre » (Desnos 1937 : 1). Et sʼil rejette en bloc les vêtements dʼemprunt imposés par la civilisation occidentale, cʼest pour mieux les substituer avec ceux de la culture afro-guyanaise. Dʼoù son refus catégorique de lʼassimilation, quel soit de nature éthique, éducative, religieuse, vestimentaire ou alimentaire. Ainsi, dans « Hoquet », poème le plus commenté de Pigments, Damas ridiculise cette assimilation culturelle qui consiste à imiter le modèle français jusquʼau moindre détail, de telle sorte quʼun écolier indigène doive assimiler même la nourriture à la façon occidentale :
Ma mère voulant dʼun fils très bonnes manières à table
Les mains sur la table
le pain ne se coupe pas
le pain se rompt
le pain ne se gaspille pas
le pain de Dieu
le pain de la sueur du front de votre Père
le pain du pain.
(Damas 2018 : 35)
Le titre même du poème renvoie aux troubles mentaux des colonisés qui ressentent du dégoût face aux règles étouffantes de la culture dominante et aux complexes dʼinfériorité que les maîtres blancs essaient de leur inculquer. Ce hoquet serait donc une maladie incurable, un fardeau que chaque indigène doit porter sa vie durant. Car rien ne peut le soulager, vu la complexité et la profondeur du problème. Or le poète se révolte contre lʼéducation très autoritaire de sa propre mère qui, en prônant le mépris contre son peuple et ses valeurs culturelles, devient idiote utile des colonisateurs et instrument puissant de son avilissement. Selon Marielle Ledy, « lʼévocation de son enfance et des valeurs éducatives transmises sʼeffectue dans une atmosphère de malaise, dʼétouffement et de frustration. Son être est complètement broyé au profit dʼune fabrication identitaire. Le portrait de Mam Gabi se dresse ici comme une îcone de la complicité des Noirs dans le processus dʼassimilation. Les femmes apparaissent ainsi comme comme des entités négatives et des véhicules de valeurs occidentales » (14 : 18, 2012). Inspiré par la lecture du roman Banjo (1929) du romancier afro-américain Claude MacKay, lʼétudiant marxisant et futur député socialiste (S.F.I.O.) refuse également la religion chrétienne et lʼÉglise catholique de France, comme il croit quʼelles ont depuis bien trop longtemps justifié lʼexploitation coloniale et la dépersonnalisation des descendants dʼanciens esclaves qui sʼen est suivie. La faute en reviendrait aux missionnaires ayant appliqués à la règle le « Code noir » de Colbert dont le véritable but selon lui était de christianiser les Noirs pour quʼils perdent envie de se révolter et acceptent finalement leur triste sort avec résignation. Conséquemment, on ne doit pas être surpris si Damas nʼa pas envie dʼaller à la messe le dimanche et de faire des signe de croix après ses repas de midi :
et puis au nom du Père
du Fils
du Saint-Esprit
à la fin de chaque repas
Et puis et puis
et puis désastre
parlez-moi du désastre
parlez-mʼen.
(Damas 2018 : 36)
Néanmoins, sa liste des griefs contre sa mère ne sʼarrête pas ici, puisquʼelle insistait à ce quʼil parlait la langue de Molière comme les enfants français. Sʼajoute à cela le choix de ses fréquentations, histoire dʼéviter les non-baptisés, aussi bien que le choix des instruments musicaux européens (violon) au détriment du banjo et de la guitare qui sont considérés comme des instruments authentiquement nègres dans les milieux bourgeois guyanais :
Il mʼest revenu que vous nʼétiez encore pas
à votre leçon de vi-o-lon
Un banjo
vous dîtes un banjo
comment dîtes-vous
un banjo
vous dîtes bien
un banjo
Non monsieur
vous saurez quʼon ne souffre chez nous
ni ban
ni jo
ni gui
ni tare
les mulâtres ne font pas ça
laissez donc ça aux nègres.
(Damas 2018 : 38)
Comme lʼa bien vu le romancier franco-guadeloupéen Daniel Maximin, « ainsi, dès lʼorigine, Damas est CONTRE. Contre la colonisation, les préjugés raciaux, lʼexil inhospitalier, lʼacculturation, lʼassimilation, mais aussi la soumission, le mimétisme, les faux-semblants, lʼaliénation complaisante, les masques blancs de lui-même et des siens. Contre EUX » (Damas 2014 : 19). Cʼest ce que Damas démontre à merveille dans son poème « Solde », pièce phare de Pigments où le jeune révolté réfractaire à toute forme de paternalisme bourgeois caricature son propre aliénation ainsi que la servilité honteuse de ses frères de couleur auxquels il reproche de sʼêtre vendus au rabais aux colonisateurs. En refusant toute compromission avec le projet assimilationniste républicain, il décrit notamment comment il se sent mal à lʼaise dans « leurs souliers, leur smoking, leur monocle et leur melon » (Damas 2018 : 41) avant de se moquer du mode alimentaire des Occidentaux et de son régime diététique, qui suscite selon lui la perte des valeurs naturelles inhérentes à sa race. Pour sensibiliser davantage les Noirs à la dangerosité du mimétisme des modèles européens, Damas énumère tout ce qui les ridiculise dans la vie de tous les jours et les somme une nouvelle fois de refuser le système de valeurs imposé par les siècles de la colonisation, car, faut-il le rappeler, en acceptant celui-ci ils légitiment cette entreprise déshumanisante et deviennent des complices des crimes commis au nom de la supériorité raciale. Enfin, il conviendrait de souligner ici que la hargne tenace avec laquelle il dénonce les adeptes du pact colonial et les séquelles psychiques quʼont laissées les siècles de la traite et de lʼesclavage dans le subconscient des Antillo-Guyanais nʼa pas dʼégal dans lʼhistoire de la littérature noire de langue française, sauf peut-être, celle exprimée envers lʼimpérialisme français par son admirateur martiniquais et révolutionnaire algérien Franz Fanon (1925–1961) dans son ouvrage dénonciateur Peau noire, masques blancs (1952). Voici ce quʼen dit Damas dans « Solde » :
Jʼai lʼimpression dʼêtre ridicule
parmi eux complice
parmi eux souteneur
parmi eux égorgeur
les mains effroyablement rouges
du sang de leur ci-vi-li-sa-tion.
(Damas 2018 : 42)
Le thème de lʼidentité est toujours omniprésent dans son chef-dʼoeuvre poétique Black Label (1956), petit poème en quatre parties publié chez Gallimard et dont le titre renvoie non seulement à une marque de whisky que lʼécrivain boit pour soulager sa peine mais aussi à la couleur de sa race opprimée. Damas y évoque son mal du pays, responsable en partie pour son isolement social, et parle de sa Guyane natale avec beaucoup de nostalgie et de fierté. Ainsi, dans son esprit cette « Terre des Parias » nʼest pas un bagne, mais un royaume dʼenfance où le poète-député cayennais retrouve ses repères perdus pour mieux combattre le spleen et la domination idéologico-culturelle de lʼOccident. Dès lors, il revendique haut et fort sa guyanité en mettant en valeur surtout le fait que le brassage des races et des cultures différentes (Noirs, Blancs, Amérindiens) coule dans ses veines, comme trois fleuves. Encore une fois, comme à son habitude, Damas nʼest pas tendre avec ses compatriotes, qui partagent eux aussi une grande part de responsabilité pour leurs propres malheurs. Car en acceptant la théorie de la « table rase » et de la « tâche civilisatrice » ils trahissent la culture de leurs ancêtres et se contentent de vivre dans le mensonge et lʼhumiliation permanente. Cʼen est de même des victimes de la traite que lʼauteur prend à partie pour leur manque de combativité et une si facile acceptation de traverser lʼocéan dans « des conditions inhumaines après avoir été marquées au fer rouge et parquées dans des embarcations sordides. Il en veut également aux femmes qui se sont non seulement prostituées avec leurs bourreaux mais ont encore dénoncé ceux des leurs qui ont tenté de se révolter » (Racine 1983 : 118). Dʼoù la virulence de son appel à la révolte de « ces martyrs qui ne témoignent pas » (Césaire 2008 : 8) :
Quʼattendons-nous
les gueux
les peu
les rien
les chiens
les maigres
les nègres
pour jouer aux fous
pisser un coup
tout à lʼenvi
contre la vie
stupide et bête
qui nous est faite.
(Damas 2011 : 50)
Né du déracinement culturel et de lʼassimilation outrancière à la culture française, son amertume contre lʼéducation bourgeoise des élites guyanaises éclate ici de nouveau à grand jour car, à la différence de ses cousins de Rémire qui « parlaient si librement patois/sans crainte dʼêtre jamais mis au pain sec/ni jetés au cachot » (Damas 2011 : 63), le poète continue à vociférer avec la même virulence contre le maître et lʼécole pour mieux exalter « les rebelles/les réfractaires/les cul-terreux/les insoumis/les vagabonds/les bons absents/les propres à rien » (Damas 2011 : 67), bref, tous ceux et celles qui refusent toute idée de chosification de la personnalité noire. Encore faudrait-il que nous prêtions attention à cet égard sur un sujet passionnant de Black-Label, aujourdʼhui quelque peu tombé aux oubliettes mais qui reste dʼune actualité brûlante dans les sociétés créoles où les mariages mixtes ne sont toujours pas vus dʼun bon oeil, à savoir lʼamour interracial et ses funestes séquelles pour les Noirs. Puisque ces liaisons dangereuses se terminent le plus souvent par une pendaison du malheureux Noir :
IL A ÉTÉ PENDU CE MATIN À LʼAUBE
UN NÈGRE COUPABLE DʼAVOIR VOULU
FRANCHIR LA LIGNE.
(Damas 2011 : 58)
Et si, des trois fondateurs de la négritude, Damas a été le premier à avoir brisé le tabou des rapports prohibés entre les hommes de couleur et les femmes blanches aux Amériques, cʼest quʼil assumait pleinement sa qualité dʼhomme métissé et quʼil nʼenvisageait pas seulement la négritude en terme de classe et de race. Il ne faut donc pas sʼétonner que le thème de lʼamour tragique entre un Noir et une femme dʼorigine européenne traverse aussi bien Black-Label que ses pièces de jeunesse, notamment « La Complainte du nègre » (Pigments) où Damas décrit le lynchage dʼun Noir dont la « chair morte » et les « bras brisés » (Damas 2018 : 47) illustrent bien la violence perpétrée à lʼencontre de tous ceux qui ont osé commencer une telle liaison. Signalons néanmoins que sa foi en le renouveau de la race noire reste intacte malgré le pessimisme ambiant de Black-Label. Et sʼil croit pouvoir soutenir que la victoire de la race des parias est à portée de main, cʼest que les Blancs se mettent « à lʼÉcole du nègre » (Damas 2011 : 53), comme en témoigne lʼengouement des milieux artistiques parisiens de lʼépoque pour la danse et la musique des pays africains. Raison pour laquelle Damas rend un vibrant hommage au continent noir et à la grande civilisation africaine avant de conclure que jamais les Blancs ne seront en mesure dʼassimiler les attributs inhérents aux peuples de couleur, attributs qui doivent devenir une source de fierté pour les Noires sʼils veulent recouvrer leur identité. Cʼest ce qui apparente étroitement Black-Label aux grands thèmes de la négritude senghorienne développés dans son article Ce que lʼHomme noir apporte (1939) et dans son recueil Chants dʼombre (1945), où il est question des qualités innées des Africains que ces deux mastodontes de la poésie francophone dénient systématiquement aux Européens :
Jamais le Blanc ne sera nègre
car la beauté est nègre
et nègre la sagesse
car lʼendurance est nègre
et nègre le courage
car la patience est nègre
et nègre lʼironie
car le charme est nègre
et nègre la magie
car lʼamour est nègre
et nègre le déchantement
car la danse est nègre
et nègre le rythme
car lʼart est nègre
et nègre le mouvement.
[…]
ET BLACK-LABEL À BOIRE
pour ne pas changer
Black-Label à boire
à quoi bon changer
(Damas 2011 : 51–68)
Contrairement aux idées reçues, Damas nʼétait pas seulement un grand poète, mais aussi un conteur et essayiste talentueux, comme lʼatteste admirablement son fameux essai Retour de Guyane ainsi que son recueil de contes populaires Veillées noires (1943). Cependant, pour bien expliquer toute originalité de sa prose, il nous faut remonter en 1934, année pendant laquelle le jeune étudiant à lʼInstitut de lʼEthnologie (Musée du Trocadero devenu Musée de lʼHomme) se voit confier dʼune mission ethnographique sur les survivances des cultures africaines en Guyane par ses professeurs Edmond Mauss et Paul Rivet. En effet, Damas profite pleinement de son retour au pays natal (juin-août) car il y recueille et transcrit en français les récits créoles appartenant à la culture orale afro-guyanaise. Cʼest du reste ce quʼil tient à souligner dans la toute première édition de lʼouvrage, parue à Paris, où il indique le lieu (Organobo) et la date de sa rédaction (1935). Ce qui nous interpelle dʼemblée à leur lecture, cʼest quʼà lʼopposé de Pigments, où la nostalgie africaine déclanche lʼécriture, ses Veillées noires se rattachent aux terres dʼexpiation et au monde créole. Le personnage principal de ses contes est Tètèche, une robuste Guyanaise ridée qui réunit au crépuscule tous les enfants du village et dont la figure se confond avec les fleuves et les forêts vierges amazoniennes. Le fait que son auditoire soit composé exclusivement dʼenfants en bas âges démontre une nouvelle fois lʼimportance de la place quʼoccupe lʼhéritage africain dans lʼimaginaire damassien et la cohérence de ses idées politico-littéraires. Et ces valeurs culturelles du monde noir, Damas les veut graver dans lʼesprit des enfants de sa terre natale afin quʼils puissent assumer leur humanité et participer ainsi « au rendez-vous du donner et du recevoir » (Senghor 1980 : 336), pour employer la belle formule césairienne. Les contes eux-mêmes se divisent en deux groupes : ceux dont les protagonistes sont des animaux et ceux dont les héros sont des êtres surnaturels ou bien des hommes. Damas utilise ici les mêmes procédés quʼont déjà utilisés le plus connu romancier conteur français Jean de La Fontaine et lʼécrivain de contes traditionnels de lʼAfrique subsaharienne le Sénégalais Birago Diop, auteur notamment des Contes dʼAmadou Koumba (1947) dont lʼoralité et lʼesprit nègre ont profondément marquées la poésie de Senghor. Mais, contrairement à eux, Damas refuse de donner des leçons de morale dʼune façon ouverte et laisse aux lecteurs la charge de sʼen occuper. Il insiste en fait à ce que Tètèche joue le rôle dʼinterprète et quʼelle donne une sagesse authentiquement noire à ces contes pour quʼelles puissent atteindre lʼaudience la plus large possible et ainsi être utile aux enfants du monde entier. Comme lʼa si bien observé Daniel Racine, « dans la plupart de ses contes, on assiste au triomphe de la ruse et de lʼintelligence du faible contre la force brutale et lʼautorité du fort, ce qui peut signifier la victoire de lʼesclave ou du colonisé noir sur le maître blanc » (Racine 1983 : 142). Cʼest pourquoi le Noir, représenté normalement par un animal faible mais rusé, remporte toujours la victoire sur le colon blanc malgré toutes sortes de discriminations auxquelles il a dû faire face. Cʼest envers lui que vont les sympathies des lecteurs, ce qui inscrit Veillées noires dans les traditions orales des littératures africaines. De cette manière, dans son conte « Astuce » un petit lapin tremblant parvient à défaire un tigre affamé, tandis que dans « Echec-et-mat » une tortue se venge des méfaits que lui ont infligés des personnages fourbes comme Crabier ou Chien. Toutefois, il convient de signaler que Damas évoque ici le fléau de la misère dans le contexte guyanais et que la nourriture demeure le sujet majeur dans la plupart de ces contes et la ruse le seul moyen dʼy échapper. Cʼest ce quʼil souligne par le biais de lʼun de ses personnages en disant que « la première peine ici-bas, cʼest dʼavoir le ventre vide » (Damas 1972 : 103). Jacques Chévrier voit à son tour dans cette hantise de la faim un leitmotiv fréquent « qui a pour corollaire lʼévocation des repas pantagruéliques auxquels sʼadonnent les personnages animaliers des contes » (Damas 2014 : 168) avant de nous amener à dire que derrière les masques animaux Damas nous parle du bourbier économique et moral de la société créole. Et ses capacités dʼanalyse sociale et politique, observe René Piquion, on ne les « retrouve que dans de rares ouvrages dʼécrivains noirs, qui, avec ou sans Marx, ont su interpréter avec clairvoyance leur condition et exprimer leur idéal » (Piquion 1979 : 69). Il est intéressent également de noter que la satire de la religion catholique demeure lʼune des préoccupations principales de Veillées noires. Comme dans la poésie damassienne, elle consiste en effet à dénoncer la coopération étroite entre les représentants de lʼÉglise et ceux de lʼadministration coloniale, entre les curés et les gros propriétaires terriens, ce dont il est particulièrement question dans son conte « Sur un air de guitare » où ils sont représentés respectivement par les personnages paternalistes et autoritaires de Rat et de Poule. De plus, le combat contre les injustices sociales du capitalisme colonialiste occupe une place de choix dans Veillées noires. Il est donc naturel que le vagabond nègre Ravet triomphe de Poule, son employeur hypocrite qui croyait lʼexploiter éternellement en échange de la nourriture quʼil lui donnait après son labeur dur sur les plantations. Cʼest dire que Damas se livre dans ses contes à toutes sortes de réflexions sur les problèmes dʼordre moral et sociétal des habitants de sa Guyane natale, problèmes auxquels il sʼattaquera avec ardeur comme député sur les bancs de lʼAssemblée nationale où il siégeait à la place de René Jadfard suite à son accident dʼavion. Dans la même veine, il importe dʼattirer encore lʼattention du lecteur sur le fond animiste du conte « Grain de sel » puisque « pour sauver sa filleule, Clontine, du Diable, sa marraine a recours à un rite ou à une prière où sʼentremêlent catholicisme (saint Michel) et vaudou (Papa Legba), magie et religion populaire » (Damas 2014 : 155) :
Oh grand Saint-Michel
prends lʼépée flamboyante,
appelle Legba, ton allié,
quʼil mʼaide à réveiller
Saint-Batontélé,
Seigneur des grands chemins et des sentiers,
pour que celui-ci, de sa massue,
chasse le Malin.
(Damas 1972 : 148)
Et Modenesi de conclure que « le syncrétisme religieux est avant tout le témoignage des effets de la colonisation qui a engendré une contamination qui affecte, entre autres, la dimension religieuse des cultures, une contamination qui se manifeste encore une fois comme lʼune des conséquences du ʻpouvoir hétérophage de la civilisation occidentaleʼ » (Damas 2014 : 157). En dépit du caractère universel de ces contes, il convient de souligner que tous les éléments, même le merveilleux, sont puisés dans la nature et dans les croyances des populations locales. Ainsi, Damas nous familiarise avec la flore et la faune, les proverbes et les chansons créoles, les danses venues dʼAfrique occidentale, la variété de la gastronomie locale, ce qui fait de Veillées noirs un documentaire incontournable sur les moeurs des Noirs guyanais. Lʼinfluence de Jean Price-Mars et de son essai de référence Ainsi parla lʼOncle (1928) pour la rédaction du recueil ne fait aucun doute, car tout comme le père du nationalisme culturel haïtien Damas convie les littérateurs noirs à utiliser davantage le créole et dʼautres éléments de leur culture afin de prouver aux métropolitains que les Guyanais ne sont pas de Français colorés et de les sensibiliser à la survivance de lʼhéritage africain dans la culture populaire des Guyanes. Enfin, en donnant à ces contes une dimension littéraire, Damas serait non seulement le précurseur de la Négritude, mais aussi le devancier « de la réécriture dʼune certaine oralité prônée par lʼAntillanité ». Puisque, renchérit Lilian Pestre de Almeida, « de la même façon que Manuel Bandeira au Brésil a pu être salué comme le Jean Baptiste du modérnisme brésilien, Damas occupe dans la Caraïbe francophone une place et une fonction semblables » (Damas 2014 : 209–210). Preuve, sʼil en était encore besoin, que Veillées noirs a longuement servi de repère identitaire aussi bien aux enfants du pays quʼaux jeunes générations des auteurs créoles (Tirolien, Fanon, Glissant, Barnabé, Depestre) qui y ont puisé lʼinspiration nécessaire pour mieux affirmer les spécificités culturelles et linguistiques des Antilles françaises.
Et si Damas nʼest pas encore suffisamment bien connu du grand public métropolitain, cʼest que ses prises de position étaient toujours à contre-courant de lʼopinion publique et quʼil portait toujours un regard acéré sur les tristes réalités des pays anciennement colonisés. Il suffit pour sʼen rendre compte de lire les premières pages de son Retour de Guyane, essai incisif dont les propos subversifs ont choqué lʼadministration coloniale de Guyane française à tel point que celle-ci a brûlée la presque totalité des exemplaires suite à son parution chez José Corti en 1938. Mais ce que la postérité a surtout retenu de son voyage sur le Maroni, cʼest le fait que la virulence de sa négritude et de sa pensée anticoloniale y dépasse largement celle du Cahier dʼun retour au pays natal de Césaire et de son célèbre Discours sur le colonialisme (1950), ouvrage fondateur des études postcoloniales dans lequel le poète franco-martiniquais compare les conséquences néfastes de la colonisation avec lʼhitlérisme. À lʼinstar de tous les écrits de Damas, cette philippique virulente contre la mission civilisatrice occidentale sʼinscrit dans le renouveau de la philosophie de la négritude, notamment grâce à une forte présence des éléments culturels noirs. La véritable mission du jeune étudiant étant dʼétudier lʼorganisation sociale et matérielle des Nègres Bosch, descendants des Noirs Marrons qui vivent depuis le XVIIe siècle dans les jungles perdues de lʼAmazonie, en partageant leur quotidien Damas a été profondément bouleversé par le drame économique et social qui sʼy joue. Cʼest pourquoi, dès le début, Damas pose la question sur les raisons du sous-développement du pays qui possède tant de richesses naturelles. Le grand coupable en est pour lui le système du bagne, crée par les autorités coloniales afin de remplacer la main dʼoeuvre noire après la proclamation de la fin de lʼesclavage (1848) et de « déplacer outre-mer les risques de récidives des libérés » (Emina 2018 : 15). Lʼessayiste fustige surtout la cupidité de son administration pénitentiaire qui utilise les services des prisonniers à des fins personnelles et qui pille quotidiennement les provisions qui leur sont destinées. Dénoués de tous droits civiques, rien dʼétonnant donc à ce que « les transportés » affamés deviennent de vrais dangers publics après leur remise en liberté. Laissés à eux-mêmes et obligés de rester en Guyane un temps égal à la durée de leur condamnation (la loi sur le doublage de la peine), ils se déplacent partout et implantent leurs mœurs dans la société, ce qui revient à dire que le vrai bagne ne commence quʼaprès leur libération et que lʼindustrie du tourisme, qui pourrait rapporter une fortune colossale à la seule possession française en Amérique du Sud, « sera ce quʼil a toujours été : un beau fiasco, tant que le bagne sera maintenu » (Damas 2003 : 59).
En sʼadonnant à son habituelle hargne, dans la suite du texte, Damas règle ses comptes avec lʼadministration de Cayenne, capitale tropicale de la plus veille colonie française quʼil désigne comme « cul-du-monde » (Damas 2003 : 25), et avec lʼéducation nationale et ses projets assimilationnistes qui ne font que renforcer lʼaliénation grandissante des indigènes et la création dʼesprits conformistes. Toutefois, lʼoriginalité des passages consacrés aux bienfaits intellectuels et moraux de lʼécole laïque et républicaine pour lʼinstruction des Guyanais réside dans le fait que le chantre noir nʼy remet pas en cause seulement la domination économique et politique des puissances colonisatrices, comme le faisaient tous les penseurs marxistes de son temps, mais également leur domination culturelle. Car, dans son esprit, lʼimpérialisme culturel occidental jouerait un rôle de premier plan dans la perpétuation des inégalités économiques, sociales et raciales dans les outre-mer. Et si la culture joue un rôle majeur dans le maintien de lʼordre colonial, lʼémancipation ne peut se produire que si les populations autochtones rompent avec la relation de subordination dans laquelle les tiennent les élites bourgeoises métropolitaines. De là à dire que lʼenseignement ainsi dispensé serait responsable du déséquilibre de la pensée et du verbe des jeunes Guyanais il nʼy a quʼun pas. Damas nʼhésite pas à le franchir et dʼobserver quʼ« il ne saurait être question de donner au Guyanais, ni une conscience de soi-même, ni des possibilités de se développer dans un sens propre à ses tendances, à son milieu social, à sa race. Il est question bien au contraire de subjuguer son cœur, son libre arbitre, son esprit » (Damas 2003 : 86). Il en est de même des ouvriers guyanais, qui sont surexploités par les gros patrons békés et dont les conditions de travail relèvent de lʼesclavage moderne. Les organisations syndicales étant inexistantes ou embryonnaires en Guyane, Damas nʼest point surpris du fait que les travailleurs ne soient pas protégés par une seule loi sociale face aux désirs immodérés des représentants de la classe dominante. Menacés du licenciement et du chômage de longue durée, ces travailleurs sans défense sont contraints dʼaccepter les salaires qui ne peuvent pas subvenir à leurs besoins. Comme lʼa fait remarquer Damas avec beaucoup de perspicacité,
cette masse ouvrière ne dispose dʼaucun moyen de résistance quoiquʼen butte aux risques du travail, aux dangers qui la menacent dans lʼexécution même des ouvrages entrepris. Les responsabilités dʼun accident quelconque nʼincombent pas au patron. La victime fût-elle vouée à lʼinvadilité, il ne lui est accordé aucune indemnité. Ses ayant droit nʼont rien en cas de décès. Lʼéconomie guyanaise se désintéresse totalement des malheurs qui guettent lʼouvrier et des moyens de les atténuer.
(Damas 2003 : 107)
Faisant sienne la célèbre phrase hugolienne selon laquelle le paradis des riches serait fait de lʼenfer des pauvres (LʼHomme qui rit, 1869), Damas constate aussi que lʼinspection du travail est quasi inexistante et quʼil nʼy a pas de congés de maternité pour les salariés féminins, tandis que les enfants sont contraints de travailler dès lʼâge de huit ans et ce dans un pays où le taux de mortalité infantile reste très élevé par rapport à la moyenne mondiale de lʼépoque. Il est par conséquent en droit de soutenir que rien nʼa changé depuis lʼabolition de lʼesclavage :
Lʼenfant, en Guyane, est une plante sauvage qui doit se suffire à elle-même, croître sur elle-même, se développer par ses propres moyens, sans quʼelle soit à lʼabri des intempéries. Lʼenfant en Guyane nʼest pas protégé, secouru. Son cas nʼéveille aucun intérêt. Il ne suscite aucune attention, bien quʼil soit le sel et lʼos des générations à venir. Il nʼa pas huit ans quʼil lui faut gagner sa vie, ce qui nʼest pas sans compromettre son développement physique, occasionner des maladies, favoriser la mortalité, entretenir cette misère dont la Guyane est le théâtre.
(Damas 2003 : 110)
Dans les passages suivants la rancune damassienne envers lʼadministration coloniale nʼest toujours pas prête à disparaître. Et il en veut pour preuve lʼisolement le plus complet des treize pauvres communes rurales dans lesquelles les visites des médicins de Cayenne se font de plus en plus rare. La pénurie des médicaments sʼy aggrave de jour en jour et les maladies liées au problème de manque dʼhygiène sévissent. Et même si quelques malades graves sont sauvés in extremis, cela est dû exclusivement au dévouement des infirmiers sous-payés qui font des déplacements périlleux dans les pirogues des Nègres Bosch ! Cʼest ainsi que les populations de lʼhinterland guyanais « retournent à lʼisolement et à la barbarie médiévale, sous la protection de la République troisième » (Damas 2003 : 114). Mais ce qui le choque le plus, cʼest lʼexistence de la léproserie de lʼAcaouany, quʼil qualifie de « lʼantichambre du tombeau » (Damas 2003 : 115) et dont les malades « se plaignent, quand ils ont la force de parler, dʼêtre mal nourris, dʼêtre mal logés » et « dʼêtre traités comme des bêtes » (Damas 2003 : 117). Leur seul lueur dʼespoir demeurent les trois religieuses, qui au péril de leur vie, sʼoccupent des malades convaincus que le gouverneur « ne fait rien pour les sortir de leur martyre » (Damas 2003 : 115). Et lʼancien enfant de choeur de rendre un vibrant hommage au sacrifice des sœurs religieuses et à leur soutien maternel en ces termes :
Sans les Religieuses qui se sont établies à la léproserie et dont le nombre nʼa pas changé depuis un siècle – elles ne sont que trois! – on devine quel tableau plus sombre il faudrait brosser. Tous les malades sont unanimes à rendre hommage à lʼabnégation de ces femmes dont la sollicitude est plus que maternelle.
(Damas 2003 : 118)
Après avoir critiqué les défaillances du système de la santé et de lʼenseignement donné dans les écoles guyanaises ainsi que lʼétat catastrophique de leurs finances respectives, « Damas en vient ensuite à parler de lʼassimilation proprement dite, quʼil rejette parce que, dʼaprès lui, les députés qui proposent de départmentaliser la Guyane et la Martinique ignorent tout de la situation de ces vieilles colonies » (Malela 2008 : 184). Fidèle à ses idéaux socialo-communistes de jeunesse, Damas se prononce plutôt pour lʼintégration économique, qui constitue dans son esprit le seul moyen dʼéradiquer les inégalités sociales entre les élites blanches et mulâtres dʼun côté, et les populations rurales de lʼautre. Et il en donne pour preuve les USA où les Noirs ont été assimilés politiquement sans que cela ait entraîné une amélioration de leur niveau de vie ou enlevé quoi que ce soit de leur négritude :
Que sʼest-il passé en Amérique ? En gros, sous lʼinfluence dʼune grande générosité, lʼAmérique a voulu digérer un morceau dʼAfrique quʼelle avait dʼexcellentes raisons de supposer américanisé. Or, si effectivement le noir américain est américain, il nʼen est pas moins resté africain. Une assimilation, auprès de laquelle celle que lʼon tente à lʼheure actuelle nʼest quʼune expérience de laboratoire, a simplement fait coexister deux Amériques qui sont à la fois dans lʼimpossibilité de se souder ou de cohabiter dans des appartements voisins – mais séparés.
(Damas 2003 : 126–127)
Pour appuyer son propos, il cite de nombreuses personnalités noires des USA, qui ne doivent rien à lʼintégrale assimilation américaine, tels Langston Hughes, Alain Locke, Booker Washington, Paul Robeson, Marian Anderson, Cab Galloway ou Duke Ellington. À partir de ces constats Damas en vient à la conclusion que lʼassimilation serait foncièrement incompatible avec les réalités ethniques et géographiques des Guyano-Antillais et que, « si une assimilation devait être tentée, elle consisterait à ouvrir largement les portes de lʼAfrique noire à des colons antillais » (Damas 2003 : 141). Précisons toutefois que malgré le pessimisme foncier de la personnalité damassienne, cette attaque en règle contre les autorités coloniales est empreinte dʼune note optimiste. Puisque le baobab de la négritude ne perd pas complètement lʼespoir de voir un sursaut de sa communauté martyrisée, laquelle nʼaccepte plus avec résignation et sans contestation les discriminations salariales et raciales de la minorité privilégiée. Cela est surtout le cas des Nègres Bosch et de la population rurale de la banlieue Sud, qui nʼont pas rompu le cordon ombilical avec la Mère Afrique. Cʼest ce qui lui permet dʼavancer que seules ces deux catégories de la population soient capable de transformer en profondeur le pays. Cʼest dʼeux que Damas attend beaucoup car, contrairement aux citadins et aux petits bourgeois qui opposent une résistance acharnée à tout ce qui pourrait améliorer lʼétat matériel et social des indigènes, ils travaillent dur sur la terre ou dans les usines cayennaises. Dernier point, mais non le moindre, il conviendrait dʼattirer ici lʼattention des lecteurs sur le fait que dans les pages de son Retour Damas ne critique pas seulement la situation coloniale, mais quʼil fait en même temps des propositions afin dʼaméliorer le quotidien des autochtones. Et sʼil croit tellement en un bel avenir de son pays, cʼest quʼil est persuadé que la Guyane a trop de ressources mal exploités pour sʼen sortir de la nuit coloniale. Ainsi, pour en finir avec lʼassistanat, il préconise le combat contre les effets destructeurs des politiques du gouverneur ainsi que la libération et le travail de la terre, laquelle regorge de lʼessence, du diamant, de lʼor et dʼautres essences précieuses susceptibles dʼentraîner le développement économique du pays. Cʼest ce quʼil résume parfaitement par sa très célèbre formule « Tout pour lʼor et lʼor pour tout » (Damas 2003 : 148). Il ne faut pas sʼétonner donc si dans sa vision lutte des classes Damas convie le gouvernement français à ce quʼil prenne enfin ses responsabilités en matière de politique sociale, puisque « ce qui tentera le plus Uncle Sam ce sera moins les hommes que le sol […] de la Guyane » (Damas 2003 : 155). Cela dit, le problème colonial et le problème des travailleurs, opprimés par le capitalisme mondialisé, sont étroitement liés dans sa grille de lecture marxiste du monde social. Tout comme Césaire dans son Discours sur le colonialisme, à la toute fin de son Retour de Guyane Damas vilipende vivement le monde de la finance, ses pratiques déloyales et frauduleuses, ainsi que les prétentions économiques des USA (lʼapplication de la doctrine Monroe), ce qui ne signifie pas pour autant quʼil préconise lʼindépendance des Antilles. Bien au contraire. Malgré son anticolonialisme virulent et son amertume contre les politiques assimilationnistes, il insiste à ce que la Guyane reste sous le giron français sous condition, bien sûr, que la Troisième République change de cap et améliore le quotidien des habitants de ses possessions dʼoutre-mer. Sinon la France resterait sans soutiens sur le plan international et sa capitulation serait sans excuses. Et sʼil la met devant le dilemme de développer ou de quitter la Guyane, cʼest quʼen bon marxiste républicain Damas veut éviter que les Antilles se jettent « littéralement dans la gorge de lʼAmérique » (Damas 2003 : 155) car, a-t-il averti, lʼagonie de « la poubelle de la Métropole » (Damas 2003 : 155) risque de commencer lʼeffondrement de son vaste empire colonial.
En conclusion de notre travail nous pouvons dire que le rôle de L.-G. Damas dans la prise de conscience raciale et anticoloniale de la diaspora noire francophone a été primordial. Outre le fait quʼil sʼest lié dʼamitié avec les surréalistes et les chefs historiques de la Renaissance de Harlem avant Césaire et Senghor, ce qui lui a permis de réfléchir sur le fléau du racisme à lʼéchelle internationale et de trouver une forme dʼécriture dans la langue de lʼoppresseur qui puisse le libérer des contraintes de pensée occidentale, ses prises de position contre le projet assimilationniste républicain et contre lʼexploitation coloniale ont annoncé la grande soir de la décolonisation et ont largement irrigué la pensée des grands penseurs anticoloniaux aux pires moments de la Guerre froide et lʼavènement des pays non-alignés. Écartelé entre deux cultures et victime des comportements discriminatoires lors de son exil parisien, le poète cayennais connaît une quête dramatique de la composante africaine de son identité et porte toujours un jugement négatif sur les valeurs de lʼOccident ne retenant que le concept de lʼassimilation sur lequel il sʼappuie pour coloniser. Et si les thèmes du déracinement dominent sa poésie, cʼest que Damas est un déraciné qui veut reprendre racine car, croit-il, seule une meilleure revalorisation de la culture africaine puisse combattre certains complexes coloniaux que la traite négrière et lʼesclavage ont durablement imprimé à la conscience antillo-guyanaise. Réhabiliter le Guyanais, ses valeurs culturelles, revendiquer son droit à la différence, réécrire son histoire occultée par les tenants du « fardeau de lʼhomme blanc », promouvoir les qualités partagées par tous les Noirs indépendamment de leur origine, resserrer les liens entre les ouvriers indigènes et ceux de la Métropole, tels étaient les objectifs de la lutte anticoloniale de sa négritude. Cette hantise identitaire semble indissociable des ses convictions socialistes, vu que sa préoccupation des travailleurs coloniaux est aussi fort que celle de la négritude dans ses écrits anticolonialistes et quʼil ne dissocie jamais leur lutte contre le capitalisme colonial avec les mouvements de contestation sociale de France. Aussi est-il important de souligner que Damas rejette violemment toute idée de lʼassimilation (loi de départementalisation promulguée sur la proposition césairienne en 1946) et que, contrairement à Senghor et à Césaire, il ne ressent jamais besoin de répondre à la critique sartrienne de racisme antiraciste ni de se justifier pour ses dénonciations des effets néfastes du système colonial et de ses politiques désastreuses en matière dʼassimilation. Toujours fier et digne de ses origines africaines, il fustige cet asservissement psychologique des Noirs avec une vigueur inégalable. Et ce sentiment dʼappartenance raciale, il la retrouve chez les Nègres Bosch de Guyane, lesquels ont su résister à lʼopression culturelle occidentale et ce au prix de luttes sanglantes. Même si la majorité des abus quʼil dénonce ont aujourdʼhui disparu, le grand mérite damassien a été non seulement dʼinciter les Noirs à refuser de se faire traiter en bêtes, mais aussi et surtout de leur faire comprendre que seul marronnage de lʼhistoire et de la culture occidentales puisse leur aider à retrouver leur humanité et à assumer complètement leur négritude. Que lʼon aime ou que lʼon méprise Damas, sa grande originalité est de dire aux Français, à une dizaine dʼannées avant la parution du Discours césairien, que le colonialisme est une barbarie qui déshumanise aussi bien le colonisateur que le colonisé et de les avertir sur le désastre économique et social des « Quatres vieilles ». Malgré des mots durs quʼil a contre la mission civilisatrice européenne et certaines affirmations exagérées adressées contre la politique étrangère des USA et les missionnaires, comme celle selon laquelle le christianisme serait responsable de la dévirilisation des Noirs, on peut affirmer que ses œuvres littéraires nʼont pas pris une ride depuis leur publication, puisqu’elles constituent la meilleure défense contre les tentatives dʼarchipélisation des sociétés anciennement esclavagistes par les extrémistes de tous bords et contre le pillage systématique des matières premières des pays du Sud par des multinationales, dont les actes de pillage et de racisme à lʼégard des autochtones démontrent bel et bien que lʼépoque coloniale nʼest pas une période révolue et que la colonisation se poursuit encore aujourdʼhui au temps de la « mondialisation heureuse ». Ajoutons, pour terminer, quʼen dépit de la véhémence de sa poésie noire et des accusations de racisme anti-blanc dont il était lʼobjet L.-G. Damas reste un poète de lʼuniversel, car tout au long de sa vie, il nʼa pas eu de cesse de chercher lʼHomme. Cʼest ce que cet auteur, dont les écrits étaient pratiquement introuvables dans les bibliothèques hexagonales il y a encore une dizaine dʼannées, a voulu souligner dans son entretien paru dans Jeune Afrique en disant que le vrai but de sa négritude était de « prouver que lʼAfrique nʼétait pas venue au monde les mains vides et quʼelle entend, à lʼintérieur et à lʼextérieur, affirmer une personnalité essentielle, jamais raciste, toujours fidèle à une conception de la vie qui est celle quʼavant dʼêtre ʻde couleurʼ, lʼhomme est un homme » (Gisèle Roy 1969 : 51).
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