Verbum – Analecta Neolatina XXIII, 2022/1
ISSN 1588-4309; ©2022 PPKE BTK
Le projet que le recueil d’études « Les sorties du texte », sous la direction d’Anikó Ádám et Anikó Radvánszky, se propose d’accomplir est celui de la reconsidération de la pensée et des concepts de Roland Barthes à la lumière des connaissances actuelles. La démarche choisie pour atteindre ce but paraît, quant à la juxtaposition et au développement séparé des aspects fort variés d’une pensée, s’inspirer de la méthode appliquée par Barthes à l’analyse du Gros orteil2 de Georges Bataille. C’est ce dont témoigne la juxtaposition des études aux thématiques diverses qui peuvent être réparties, non sans simplification, en quatre groupes thématiques : le premier relève de la présence biographique et intellectuelle de Barthes ; le deuxième concerne la pensée sémiologique barthienne ; le troisième thématise les réflexions politiques de Barthes ; enfin le quatrième, comprenant huit articles, relève d’une multiplicité thématique considérable à partir de l’analyse des œuvres concrètes jusqu’aux généralités de la pensée barthienne.
Le premier groupe thématique, celui des aspects biographiques et de la réception hongroise, comprend l’article de Franc Schuerewegen (L’Olivetti de Barthes, [7–12.]) et celui de Gergely Angyalosi. (Barthes et la Hongrie, [13–21.]). Le point commun de ces textes est la considération de la présence de Barthes en tous les sens du terme. D’une part, ils traitent la présence proprement dite, celle de la personne qui tape sur la machine à écrire, fait des cadeaux et des voyages. D’autre part, ces contributions analysent la présence intellectuelle de Barthes dans le souvenir personnel (L’Olivetti de Barthes) ou collectif (Barthes et la Hongrie). L’étude de Gergely Angyalosi accentue d’autant plus la présence intellectuelle de Barthes qu’elle rend compte des premières éditions de l’auteur parues en Hongrie et de la réception de celles-ci à la lumière du structuralisme. Par contre, Schuerewegen se concentre sur l’image de Barthes tel qu’il est gardé dans le souvenir et les motivations d’Antoine Compagnon, ancien disciple de Barthes. En effet, l’article en question est une sorte de compte-rendu du récit de L’Age des lettres3, œuvre de Compagnon relatant certains épisodes biographiques de Barthes. Les deux études traitées ci-dessus arrivent à la conclusion que la présence de Barthes marque le paysage intellectuel soit en tant que représentant favorablement reçu par la science littéraire hongroise (Barthes et la Hongrie), soit en tant que professeur fort apprécié qui motive son étudiant à la continuation de son œuvre (L’Olivetti de Barthes).
Le deuxième groupe d’études des « Sorties du texte » tournent autour des conceptions barthiennes de la signification. Celle-ci est approchée d’un aspect sémantique par Zsuzsa Simonffy (De la métaphore optique à la sémantique des points de vue [55–72.]) et d’un aspect philosophico-linguistique par Anikó Radvánszky (Le signe vide [73–93.]). Ces études constatent, chez Barthes, une certaine relativisation de la signification. Dans l’article de Zsuzsa Simonffy, cette relativisation barthienne est décrite en tant qu’effet des contraintes pragmatiques qui influencent toujours la signification. Celle-ci n’est donc pas univoque, mais enchâssée dans une forme socio-culturelle qui délimite le champ des connotations, ce qui montre, dans la pensée de Barthes, l’apparition d’une sémantique de point de vues. L’étude d’Anikó Radvánszky traite la même question de signification, mais d’un point de vue philosophique de l’espace et de la langue comme espace. Malgré l’approche différente, le résultat de l’analyse est fort similaire : Barthes se rend compte de la relativité de la signification qui n’est jamais indépendante des facteurs pragmatiques. Le signe est « vide », car il ne renvoie pas à une substance quelconque, mais forme une espace neutre autour duquel ses fonctions pragmatiquement déterminées peuvent entrer en jeu. Les conclusions de ces études démontrent donc la manière dont Barthes, en tant que sémiologue, problématise le signe en diversifiant les concepts de signification.
Le troisième groupe relève de la pensée politique de Barthes examinée dans les articles de Magdalena Marciniak-Pinel (Repenser la marginalité avec Roland Barthes [173–181.] et de Nikoletta Házas (Eros / Mythos / Logos [183–196.]). Les deux études ont ceci de commun qu’elles thématisent l’opposition barthienne à la grégarité soit sur le plan individuel, comme dans l’article de Marciniak-Pinel, soit dans le domaine social, comme dans le texte de Nikoletta Házas. Du point de vue individuel, Barthes favorise, selon Marciniak-Pinel, un individualisme marqué par le concept d’idiorythmie, autrement dit par la favorisation d’un rythme, d’un mode de vie subjectifs, indépendants de toute forme de collectivisme, même de celui d’une marginalité quelconque. Quant à la grégarité au niveau social, la critique de Barthes porte, d’après Nikoletta Házas, sur les « mythes » au sens sociolinguistique du terme. Ces mythes sont des lieux communs issus des connotations courantes dans le discours public, formant un collectivisme grégaire. L’article en question applique la méthode barthienne empruntée aux Mythologies4 afin d’analyser les mythes de nos jours, en l’occurrence les idées reçues concernant la vie en famille ou en couple. Après l’analyse des « idéologies émotionnelles » modernes, l’applicabilité de ladite méthode s’avère possible et utile. Les études en question relèvent donc de l’opposition barthienne au collectivisme du point de vue théorique (Repenser la marginalité avec Roland Barthes) et pratique (Eros / Mythos / Logos) à la fois.
Les huit articles du quatrième groupe sont d’une variété considérable. Les analyses des œuvres célèbres de Barthes comme celle des Fragments d’un discours amoureux5 (Éva Martonyi, Barthes et le goût du passé [143–156.]) et de Roland Barthes par Roland Barthes6 (Marie Olivier, Le je disséminal de Roland Barthes ou le jeu de la coïncidence [131–142.]) côtoient, entre autres7, les aperçus généraux sur la pensée de l’auteur, comme les affinités entre lui et Gilles Deleuze (Tímea Gyimesi, Intermezzos [95–106.]), les concepts barthiens de masque (Anikó Ádám, Les masques du texte [107–117.] ou l’intertextualité (Dumitra Baron, « Dans les pas de la main » [119–129.]). Cette variété des approches donne le sens au titre du recueil : Les sorties du texte8 était originellement le titre d’un article de Barthes, écrit sur l’essai Le gros orteil de Georges Bataille. En effet, la manière dont Barthes a fait l’exégèse du texte de Bataille consistait à relever et analyser séparément une multitude d’idées comprises dans l’essai. L’œuvre barthienne, à son tour, est similairement analysée dans le recueil d’études en question : au lieu d’appliquer une démarche systématique, les auteurs développent leurs sujets multiples sans ordre préétabli (sauf peut-être les trois groupes thématiques précédentes, dans lesquelles les articles juxtaposés avaient des affinités thématiques). La particularité d’une telle approche consiste dans une sorte d’effacement de la frontière entre l’objectivité et la subjectivité, entre le scientifique et le non-scientifique. A cet égard, les « sorties » (ou les articles en question) sont autant de stimuli qui incitent le lecteur au prolongement des réflexions amorcées ; elles donnent lieu à la constitution individuelle des rapports logiques au lieu de les imposer. Inspirée par Barthes lui-même, cette conception est donc propice non seulement à informer sur l’œuvre barthienne, mais également à faire expérimenter l’attitude quelque peu anti-académique de l’auteur français.
En somme, « Les sorties du texte », conformément aux conceptions barthiennes, a une visée double : d’une part, l’ouvrage tente de mettre en lumière et (re)interpréter le « texte » de l’œuvre barthienne, notamment en ce qui concerne se présence biographique et intellectuelle, sa pensée sémiologique, ses réflexions d’ordre politique, les œuvres et les attitudes de Barthes. D’autre part, par la conception-même du recueil, celui-ci fait effectivement éprouver la méthode barthienne de la « lecture en écharpe », autrement dit, il juxtapose des études thématiquement disparates, invitant le lecteur à établir ses propres relations logiques et à prolonger les réflexions entamées. « Les sorties du texte » est donc un recueil d’études digne de l’héritage intellectuel de Barthes en ce que ce livre suggère effectivement la non-séparation de l’objectivité et de la subjectivité.
Paris: L’Harmattan, 2021, 203 pp.↩︎
G. Bataille : « Le Gros orteil », in Œuvres complètes I., Paris : Gallimard, 1970 : 200–204.↩︎
A. Compagnon : L’Age des lettres, Paris : Gallimard, 2015.↩︎
R. Barthes : Mythologies, Paris : Seuil, 1957.↩︎
R. Barthes : Fragments d’un discours amoureux, Paris : Seuil, 1977.↩︎
R. Barthes : Roland Barthes par Roland Barthes, Paris : Seuil, 1975.↩︎
Les études d’Elvira Pataki (Notes sur la jeunesse grecque de Roland Barthes : En marge du Criton [123–153.]), d’Ibolya Maczák (La même chose – mais différente, trad. Katalin Fazekas, [157–164.]) et de Mohammad Reza Fallah Nejad (Une poétique romanesque de Roland Barthes [165–172.]) ne sont pas moins importantes.↩︎
R. Barthes : « Les sorties du texte » in Barthes, Roland, Le bruissement de la langue, Paris : Seuil, 1984 : 271–283.↩︎