Verbum – Analecta Neolatina XXIII, 2022/1

ISSN 1588-4309; ©2022 PPKE BTK



1 Introduction

Le présent travail de recherche est inspiré par des études précédentes qui ont été réalisées sur le thème de l’aroumain dans la lumière du bilinguisme de ses locuteurs vivant dans des îles linguistiques (cf. Caragiu-Marioțeanu 1958; Bara 1985). Les chercheuses ont démontré des situations diverses de changement de code linguistique à l’intérieur d’une communication entre les participants dans le cadre de l’utilisation de la L1 et L2 où le L1 était l’aroumain et le L2 était le daco-roumain. Les deux recherches, réalisées dans des périodes différentes du XXe siècle prennent en compte le fait que l’aroumain, en tant que variété linguistique, est en danger de disparition, ainsi les résultats de ces recherches conduites sur le terrain ont été interprétés à travers le prisme de la perte de la langue. La recherche de Caragiu-Marioțeanu a été conduite dans les années cinquante du XXe siècle selon le principe de l’observation directe et de l’observation d’un des participants (observation participante). En effet, l’auteure a étudié le discours spontané des locuteurs bilingues dans les deux variétés/dialectes aroumain et daco-roumain dans le cadre de sa propre famille (1958).

L’étude de Bara a été le résultat de recherche de terrain dans le domaine du passage d’un code à l’autre (code-switching) chez des locuteurs d’aroumain1 dans les villages avoisinant Bucarest. L’auteure catégorise plusieurs types de passage d’un code à l’autre selon leurs déclencheurs : la méconnaissance de certaines unités lexicales dans l’une ou dans l’autre variété linguistique, le transfert de certains lexèmes de la mémoire active à la mémoire passive, le manque de lexèmes équivalents dans l’une des langues, l’adaptation continue (souvent contextuelle) des partenaires dans la communication, la création d’effets de style (marquer l’autorité, l’ironie, la distanciation, s’exprimer localement). Certains passages d’un code à l’autre sont de caractère métalinguistique (1985). Dans le chapitre 5 de notre article, nous allons voir que la plupart de ces types de changement de code sont présents également chez nos interlocuteurs.

D’autres linguistes se sont intéressés au changement de code et son lien avec le remplacement de code chez les Aroumains. Kahl par exemple, place cette pratique de passage d’un code à l’autre dans un contexte socio-économique et diachronique l’attribuant à leur mode de vie et leur grande mobilité (transhumance, commerce, transport par caravane) ce qui a résulté par un contact proche et intense sur une longue durée de temps avec les langues de l’entourage. En parlant des Aroumains de Grèce, l’auteur souligne qu’un grand nombre de commerçants passait la plupart du temps en dehors de leur espace linguistique. En même temps, au niveau du noyau familial, le renforcement des liens avec le marché grec, auquel les Aroumains étaient dépendants en grande partie, a résulté par une pratique d’alternance situationnelle de code (aroumain-grec), qui au bout de trois générations, se transforme en alternance conversationnelle. Kahl indique aussi l’utilisation de la langue de l’état domicile comme langue de communication interethnique, raison pour laquelle l’aroumain est utilisé généralement au sein de la famille (2008 : 123–138). En parlant des Aroumains de l’ancienne Yougoslavie, il constate que dans les villes, les Aroumains (en Serbie appelés aussi Tsintsars) ont été pour une grande partie assimilés par la culture et la langue serbes mais que « Beaucoup se considèrent toujours « Tsintsars » sans avoir la moindre idée de ce que cela veut dire » (cf. Kahl 2002 : 161).

Du point de vue historique et anthropologique, Gavrilović (2002 : 119–120) remarque que :

En tant que porteurs évidents de l’héritage spirituel et culturel de la civilisation byzantine, les Aroumains n’ont jamais créé une identité ethnique locale, donnant la priorité aux valeurs universelles du christianisme byzantin. Ils considéraient les autres peuples orthodoxes – les Grecs, les Serbes, les Bulgares, les Albanais orthodoxes et eux-mêmes – comme une nation. L’économie, basée sur un mouvement perpétuel, et la vie commune avec les autres peuples des Balkans ont résulté par la maitrise du grec, de l’albanais et des langues slaves, ainsi que par l’acquisition de la langue majoritaire de la communication publique, alors que l’aroumain/tsintsar, a été conservé dans la communication privée et limitée dans le cadre du groupe minoritaire local. (Traduit par l’auteure de l’article.)

Popović leur attribue le mérite dans le développement de la culture moderne serbe pendant le XVIII siècle et surtout dans la création du milieu urbain de Belgrade au début du XIX siècle, mais il constate aussi qu’ils ont été assimilés par la société serbe et qu’il n’y en a pratiquement plus (О Цинцарима, Поповић 1998 : 303)2.

Néanmoins, en 2003 une recherche sociologique et démographique a été menée par Plasković qui a prouvé l'existence d’une communauté aroumaine à Belgrade. Pour nommer les membres de ce groupe, l’auteur a utilisé la désignation de « Tsintsars », l’exonyme serbe pour les Aroumains. Selon Plasković, il est très difficile de déterminer le nombre exact de Tsintsars en Serbie car un certain nombre de représentants de cette ethnie, pour des raisons diverses, ne veulent pas se déclarer en tant que tels (2003 : 71–72). Les premiers chiffres officiels des Aroumains, sous la désignation de Tsintsars, apparaissent en Serbie après les recensements effectués en 2002 et en 2011 et affichent respectivement 293 et 243 personnes déclarées, selon l’Office des statistiques de la République de Serbie (cf. Ethnicity Data 2012, Population by ethnicity 2014, Сепи 2014). Pourtant, ces deux opérations démographiques n’ont pas résolu l’énigme du nombre exact d’Aroumains à Belgrade.

Dans son article Les frontières linguistiques de l’aroumain, Prifti note que l’aroumain a été peu conservé en Serbie et qu’aujourd’hui, on le trouve dans les centres urbains de Belgrade, Niš, Novi Sad et Kragujevac. Quant à Belgrade, il estime que les frontières linguistiques de l’aroumain sont stables au niveau spatial, mais instables au niveau temporel. Selon Prifti, la proportion de la population aroumanophone de Belgrade est faible (2018 : 389).

Ayant en vue les travaux scientifiques mentionnés précédemment, ainsi que la problématique d’identité et d’identification des Aroumains, nous avons constaté qu’il serait judicieux d’étudier, sous une optique sociolinguistique, la forme sous laquelle l’aroumain persiste toujours à Belgrade.

Les questions auxquelles nous souhaitons donner réponse par notre recherche sont: D’où viennent les locuteurs présents de l’aroumain ? Quand se sont-ils installés à Belgrade ? Quels sont leurs parlers et leurs compétences langagières ? Dans quelles situations et contextes utilisent-ils cette langue ? L’aroumain est-il transmis comme langue d’héritage ? Quelles sont les positions envers la langue des locuteurs et des non-locuteurs ? Qu’est devenue l’identité aroumaine/tsintsar et est-elle liée à la connaissance de la langue ? Entretiennent-ils des liens avec la « Mère-Patrie » ? Sont-ils en contact avec d’autres Aroumains en dehors de la Serbie ? Savent-ils lire et écrire en aroumain ?

Pour répondre à toutes ces questions, nous avons mené une recherche préalable que nous allons présenter dans cet article. Notre objectif futur est d’amplifier notre étude et de la présenter sous forme de thèse portant sur la présence de l’aroumain dans le milieu urbain de Belgrade à la fin du XXe et au début du XXIe siècle.

2 Méthodologie

En s’appuyant sur les écrits de Filipović au sujet des études linguistiques axées sur la complexité, nous avons adopté une approche méthodologique transdisciplinaire et socialement engagée du domaine de la sociolinguistique critique. Notre groupe de locuteurs est observé comme un système complexe pour lequel nous avons développé des procédures méthodologiques adaptées telles que : recherche-action qualitative, recherche-action participative, interview empathique, histoire orale, auto ethnographie (cf. Filipović 2015 : 71–72).

Nous avons mené cette recherche au sein de la communauté aroumaine qui vit à Belgrade. Le travail sur le terrain a commencé en 2015 par une observation participative en tant que membre de la communauté aroumaine, puis en mai 2018 par des interviews sociolinguistiques dont la dernière a été réalisée en mai 2020.

Le corpus de cette recherche préalable est composé de 6 interviews sociolinguistiques. En tout, nous avons collecté 212 minutes de contenu audio, enregistré avec dictaphone en aroumain ou en serbe que nous avons transcrit et traduit en serbe (pour les interviews en aroumain). Dans cette étape préalable de notre recherche, nous avons utilisé l’alphabet latin adopté par la Résolution sur l’écriture au Premier congrès sur la langue et culture aroumaines à Mannheim en 1985, confirmé au Congrès à Freiburg 1988 et à Bitola en 1997. Nous l’avons adapté dans la partie des voyelles en utilisant les symboles diacritiques ă â î à la place du ã. Pour la transcription des récits en langue serbe, nous avons choisi la digraphie : les interviews réalisées entièrement en serbe, ont été transcrites en cyrillique, tandis que les passages en langue serbe se trouvant à l’intérieur des entretiens en aroumain, ont été écrits en caractère latin.

2.1 Méthode qualitative

Nous avons réalisé des entretiens semi-structurés avec une liste de questions portant sur : la mémoire familiale, les axes migratoires du passé, le profil linguistique des interlocuteurs et de leurs ancêtres, l’attitude envers la langue d’héritage, le maintien et le remplacement de cette dernière et l’identité. Les enregistrements audio ont été transcrits par l’auteure de cet article. Lors des entretiens avec les interlocuteurs, notre approche était sociolinguistique et anthropolinguistique (dans le domaine de l’identité sociale et l’utilisation de la narration en interaction avec l’intervieweur). Nous nous sommes particulièrement intéressés aux modes de vie des générations précédentes et à leur mobilité. Nous avons constaté que plusieurs vagues migratoires se sont produites lors desquelles des familles d’Aroumains se sont installées en Serbie en y portant leur culture et leur(s) langue(s). Notre but était aussi d’obtenir, à travers les entretiens, des échantillons de discours libre enregistré que nous avons étudié du point de vue linguistique.

2.2 Méthodologie de l’analyse du discours

Nous avons entrepris l’analyse du discours ayant en vue que chaque conversation représente toujours une activité multicanal (multichannelled activity) et que les considérations syntaxiques et pragmatiques ont reçu toute l’attention des linguistes qui s’intéressent à la cohésion et aux intentions communicatives (cf. Gumperz et al. 1982 : 30). Dans ce sens, nous avons utilisé la méthodologie et les symboles de transcription de Jefferson (2004) qui permettent de noter aussi la communication non-verbale. Dans l’analyse du corpus linguistique, nous nous sommes appuyés sur l’approche méthodologique de Halliday, McIntosh et Strevens pour qui l’unité d’analyse représente la communauté linguistique et dont les discussions traitent les aspects sociaux : du multilinguisme, des langues mélangés, des langues standards, des lingua franca et des vernaculaires (cf. Gumperz 1965 : 99–100). Nous avons également suivi les propos de Hymes qui affirme que le chercheur, s’il veut avoir un aperçu sur les modèles sémantiques dans les échanges quotidiens au sein d’une communauté multilingue, il doit apercevoir les usages et les situations pour lesquelles chaque code est spécialisé (cf. Hymes 2017 : 574). Nous avons remarqué qu’aujourd’hui l’aroumain est spécialisé en général pour le domaine de la vie privée, des conversations intimes et confidentielles. Pendant une période du passé, la fonction de confidentialité était présente aussi dans le domaine de la vie professionnelle, au sein d’une couche sociale restreinte (commerciaux ou autre métier en milieu urbain), dans un cercle fermé d’intérêt économique ou de métier (esnaf). Il s’agit, dans ce cas, d’une organisation spécifique de liens professionnels basés sur la provenance ethnique et géographique. Dans ce sens, Hymes rajoute qu’en somme, lorsque la description structurelle est étendue vers l’extérieur via la fonction référentielle de la langue, elle conduit de l’analyse des formes linguistiques vers l’analyse des modèles d’utilisation dans des contextes de situation (2017 : 575). Cette analyse des modèles d’utilisation sera un des focus de notre recherche.

3 Contexte socio-économique

Selon Hymes, pour la linguistique – surtout celle qui est associée à l’anthropologie – les principales questions concernent de plus en plus la meilleure façon de décrire le fonctionnement d’une langue dans un contexte social particulier (2017 : 570). Partant de ce postulat, dans les entretiens avec nos interlocuteurs, nous avons mis l’accent sur les mouvements démographiques, poussés par le changement des conditions socio-économiques et politiques qui ont résulté par l’arrivée de locuteurs de l’aroumain en Serbie et plus particulièrement à Belgrade. Nous avons entrepris cette démarche diachronique et géographique pour mieux comprendre et enregistrer les pratiques linguistiques complexes, hétérogènes et dynamiques qui se sont produites à travers le temps et l’espace et qui ont résulté par les phénomènes du multilinguisme, d’alternance de code, du changement ou remplacement de code, de stratégies de maintien ou d’abandon de la langue d’héritage. Ces pratiques ont été façonnées dans le processus d’adaptation aux nouvelles réalités linguistiques et culturelles et le désir d’affirmation sociale à travers l’éducation et la vie professionnelle dans un nouveau contexte socio-économique et politique.

Nos interlocuteurs et/ou leurs ancêtres ont participé à des mouvements migratoires internes du Sud vers le Nord, à l’intérieur des frontières de l’ancienne Yougoslavie pendant lesquels la communauté aroumaine/tsintsar de Belgrade se renouvelait constamment. Certains témoignent que ces migrations ont commencé bien avant, par exemple après l’insurrection contre les Ottomans à Krushevo (en Macédoine du Nord). Les membres des familles arrivaient progressivement en s’entraidant dans la première période de l’installation. Ils ont apporté avec eux, non seulement leur langue maternelle mais aussi la ou les langue(s) du milieu dans lequel ils ont vécu et très souvent aussi une langue d’éducation qui pouvait différer de celle du milieu. Dans la suite, nous allons présenter des fragments de témoignages qui montrent les axes de migrations. Toutes les localités d’origine se trouvent dans la Macédoine du Nord d’aujourd’hui.

Pour une lecture plus fluente de cet article, les traductions en français des témoignages se situent dans le corps de l’article, alors que les versions originales se trouvent dans les notes en bas de page. Les questions de l’enquêtrice sont marquées en gras.

3.1. Migration du bourg de Krushevo (aroum. Crushuva) Sud-ouest de la Macédoine du Nord.

Témoignage de l’informatrice 1, âgée de 85 ans, qui est née à Krushevo, a vécu à Skopje et s’est installée à Belgrade en 1953 : « Écoute, tu ne sais pas ça. Tiens, mon père avait une grande famille. Tu n’as pas entendu quand (.) quand j’ai donné une interview? La fille m’a demandé la même chose « Comment vous êtes-vous débrouillées ici? » Magnifiquement! J’avais plus de famille ici qu’à Skopje. Voilà comment: deux frères de mon grand père et une sœur, ils sont venus (.) les uns avant, les autres après l’insurrection, Krushevo brûlait encore… (l’insurrection d’) Ilinden? Oui, oui, l’insurrection, bien sûr. Et c’était comme ça, moi, pour ainsi dire, à Skopje, où j’ai grandi, je n’avais personne, juste des cousins plus jeunes et ici, tout un cercle3».

3.2. Migration des villages voisins Gorna Belitsa (aroum. Beala di Supra) et Dolna Belitsa (Beala di Ghios) enclaves aroumaines dans les environs de Struga, Sud-ouest de la Macédoine du Nord.

Il s’agit d’une migration économique pendant les années ’50 et ’60 du XXe siècle, lors de l’industrialisation de la Yougoslavie, précédée par un arrêt brusque de l’activité d’élevage de moutons de type transhumance.

Notre informateur 4, âgé de 33 ans est descendant des Aroumains qui se sont installés à Belgrade du village Gorna Belitsa (aroum. Beala di Supra). Il raconte l’arrivée à Belgrade de son grand-père : « C’était, je pense, les années cinquante, la fin des années cinquante qu’il est venu, il y avait déjà des membres de la famille qui étaient là, à Belgrade, et il a vécu chez eux. Je pense qu’il a vécu d’abord chez sa sœur Olga et ensuite, il a commencé à travailler et à étudier parallèlement et quand il a fini ses études il a été embauché et a obtenu un appartement par l’entreprise. Si j’ai bien compris, il y avait une migration de Dolna et Gorna Belitsa vers Belgrade pendant ces années là– Oui, c’est exact, c’est exact. =et que c’est pour ça qu’une communauté existait qui se réunissait à London (le nom du restaurant). Oui, à London. =pour parler leur langue. Pour parler leur langue et pour rester en contact, certains pour socialiser. (Contacts) privés? Oui, privés, personnels. C’était des rencontres de type privé? Des rencontres privées, familiales et amicales puisqu’ils se connaissaient tous de ces endroits-là. Avant, ils avaient des liens amicaux, familiaux et c’était (.) en même temps des (.) ils étaient tous, d’une manière ou d’une autre, liés par des liens familiaux4».

L’informatrice 5, âgée de 82 ans, de Gorna Belitsa témoigne du passage progressif à Belgrade de sa famille, ainsi que d’autres familles parmi lesquelles certaines se sont installées au village Jabuka, près de Pančevo en Voïvodine, en même temps que les migrants macédoniens : «[…] d’abord est venu le père, ce n’était pas mon père biologique, c’était mon beau-père. C’était lui qui était venu en premier, ensuite sommes venus ma mère, moi, ma sœur, mon frère et nous sommes restés ici. C’était tout au début, dans une baraque, ensuite dans une maison, comment dire, temporairement, car il n’y avait pas… ici… à cause des bombes de… De la guerre ? Des bombes, pour ainsi dire, de la guerre, oui. Et ensuite, vous êtes arrivés. Quand vous êtes arrivés, y avait-il d’autres Tsintsars ? Bah, il y en avait, mais ils sont partis à Banat, certains sont partis à Jabuka, la plupart. Avec les Macédoniens ? Il y a des Macédoniens là-bas. Là-bas il y a un nombre de Macédoniens, mais il y en a des nôtres aussi, il y en a aussi à Jabuka, il y en a ! J’en connais beaucoup, un Coli (par exemple), qui était avec les partisans, puis il a eu des enfants, on leur a donné des maisons, car ils étaient à la guerre. On leur a donné des terres… et voilà5».

3.3. Migration de Bitola (aroum. Bitule) dans le Sud-ouest de la Macédoine du Nord, exemple d’arrivée, individuelle à Belgrade pour des raisons familiales, avant et après la Deuxième guerre mondiale.

L’informatrice 2, âgée de 53 ans descend, par sa grand-mère paternelle, d’une famille aroumaine nommée Djima (aroum. Gima), qui tire ses racines de la Grèce du Nord. Une partie de la famille s’installe à Bitola et l’autre, plus nombreuse, à Krushevo (Macédoine du Nord). Il s’agit d’une famille aisée qui, à l’époque, menait une vie urbaine: « Ma grand-mère s’appelait Hrisula, Hrisula Djima et elle a vécu jusqu'à l’âge de 85 ans. Elle a vécu à Bitola et une grande partie de la famille, qui provenait du Nord de la Grèce, une branche de la famille, vivait à Krushevo. Comme elles étaient trois sœurs, l’une s’est mariée avec un Tsintsar, l’autre avec un Grec et ma grand-mère avec un Serbe. Et c’est ainsi qu’en fait ma grand-mère a commencé à apprendre le serbe seulement après son mariage6 ».

L’informateur 6, âgé de 55 ans témoigne des axes de migration pris par la famille de sa grand-mère paternelle qui est arrivée à Belgrade par mariage. Elle était issue d’une famille aroumaine aisée de Bitola provenant de Florina (ville dans le Nord de la Grèce) qui menait une vie urbaine et s’est appropriée la langue grecque comme langue d’éducation, de culture et de distinction sociale. Il s’agit d’Aroumains que l’on appelle en macédonien des Helléno-Valaques (mac. Хелено-Власи): « […] il s’agit de la famille Douma (aroum. Duma) qui, vers le XIXe siècle, je suppose, j’essaye de reconstruire le déplacement, disons que vers le milieu du XIXe siècle elle s’est divisée. Douma est un grand nom de famille au Nord de la Grèce, il s’agit de la zone de Florina, (le village) Pisoderi, cette partie-là vers le lac de Prespa, entre Florina et le lac de Prespa, territoire grec, aujourd’hui, depuis toujours en fait, et une branche (de cette famille) s’est divisée en trois. Une partie est restée là bas et plus tard s’est dissipée en Albanie, une autre partie s’est installée en Macédoine, à Bitola, ce sont les miens, mes Tsintsars à moi (rire) et les troisièmes, d’après ce que j’ai entendu dans la famille, sont partis à Thessalonique en quête d’une vie meilleure, de (possibilités de) commerce, il s’avérera aussi d’éducation; le commerce, l’éducation et la science étant les choses qui ont certainement marqué cette famille7 ».

3.4. Arrivées individuelles de la zone de la ville de Shtip (partie Est de la Macédoine du Nord).

Il s’agit de déplacements individuels comme par exemple pour l’informatrice 3, âgée de 67 ans, qui s’est installée à Belgrade suite à une promotion professionnelle vers la fin des années ’60 : « C’est après la faculté que vous êtes arrivée à Belgrade ? Après les études. Parliez-vous la langue serbe ? Oui, quand je suis venue à Belgrade. Où avez-vous appris le serbe ? Où l’ai-je appris ? Eh bien, à l’époque, quand j’étais petite, on l’apprenais à l’école, mais je ne pense pas l’avoir appris à l’école, je l’ai appris à travers les livres, en lisant, et puis quand je me suis trouvée à Belgrade, je pense que je me suis vite adaptée à la langue (serbe). Ce n’était pas difficile alors ? Non, ce n’était pas difficile. Il n’y avait pas de période ou j’aurais mélangé le macédonien et le serbe. Je me suis vite adaptée à la langue serbe. Quand vous êtes arrivée à Belgrade, aviez-vous des connaissances ou des membres de la famille avec qui vous pourriez parler dans votre langue maternelle, l’aroumain ? Eh, non. Je n’avais personne ici. Il y avait des Aroumains, mais je ne les connaissais pas. »8 Du point de vue linguistique, elle était isolée, mais elle a gardé des liens forts et réguliers avec le pays natal et c’est de cette manière qu’elle a maintenu ses compétences linguistiques en aroumain. Ce n’est qu’en début des années ’90 qu’elle a noué des liens avec la communauté aroumaine à Belgrade, par l’intermédiaire de l’Association Lunjina.

4 L’aroumain sur la carte linguistique de Belgrade

Dans cette section, nous allons présenter des fragments d’interviews témoignant de différentes situations de langage dans lesquelles l’aroumain a été utilisé à Belgrade. Les interviews que nous avons conduites en aroumain témoignent de la présence de la langue aroumaine encore aujourd’hui. À travers les entretiens nous avons remarqué que la langue a été utilisée, et elle l’est encore, dans des situations spécifiques (conversations intimes, confidentielles, discrètes), au sein de la famille et par les membres qui la maitrisent. A partir des années ’90 du XXe siècle, la langue peut être entendue dans l’Association Lunjina où certains membres se retrouvent pour discuter en aroumain/tsintsar. Il s’agit de conversations en aparté, les réunions se faisant en serbe. Il ne s’agit donc pas d’une utilisation au sein de la famille, mais dans le cadre de la communauté ethnique et cela sans une fonction communicationnelle concrète, mais pour le plaisir de pratiquer la langue. Ces témoignages sont la preuve que pendant la deuxième partie du XXe siècle et au début du XXIe siècle l’aroumain se trouve toujours sur la carte linguistique de Belgrade par son statut de langue cachée9 et le bilinguisme invisible de ses locuteurs.

L’informatrice 2, âgée de 53 ans témoigne des visites de famille avec sa grand-mère les années ’80 à Belgrade: « […] avec elle, je visitais toute la famille qui vivait à Nušićeva, le Boulevard de la Révolution, à Maršala Birjuzova et à Terazije. C’était Agapi, Olimpija, la tante Sonja […]. C’était des gens incroyablement intéressants et l’odeur de leur maison était particulière. Je me rappelle que (.) entre eux, quand ils voulaient se dire quelque chose de très intime, ils se parlaient toujours en tsintsar. C’était (une langue) très dynamique et parfois même, comme si c’était, pour moi, compréhensible10 ».

Après l’arrivée à Belgrade en 1976, l’informatrice 3, âgée de 67 ans n’avait pas l’occasion, pendant longtemps, de parler en aroumain car elle ne connaissait aucun locuteur de cette langue à Belgrade. Dans la rue, elle n’avait pas de possibilité de l’entendre, sauf une fois dans le transport. Cet événement a laissé une forte impression sur elle et a provoqué une réaction émotionnelle, car, du point de vue linguistique, elle vivait en isolation par rapport à l’aroumain : « Une fois, j’avais le sentiment, je peux dire un sentiment, je travaillais ici à Nouveau Belgrade dans le Comité Central (du parti) et je suis entrée dans le bus à Brankov Most, deux femmes sont entrées, elles étaient assez âgées, elles se sont assises et ont parlé en aroumain, et moi, j’ai frémi de la tête au pieds, car on entendait quelqu’un parler en aroumain à Belgrade! Je voulais m’approcher d’elles mais il y avait beaucoup de monde et je n’ai pas pu, j’ai juste écouté et je me tournais vers elles pour mieux les entendre. Je n’ai pas beaucoup entendu, mais j’ai compris qu’elles parlaient en aroumain et ça m’a fait un grand plaisir11 ». 

L’informatrice 3 nous fait part de la tentative d’entrer en contact avec les Aroumains de Belgrade en rejoignant un groupe qui se réunissait une fois par semaine dans le restaurant London (l’informateur 4 a également témoigné de ces réunions, voir paragraphe 3.1.2) : « J’ai appris vers la fin des années ’70, j’ai lu quelque part (une annonce) dans un journal que des Aroumains de Belitsa se réunissait dans un café à l’endroit que l’on appelle London à Belgrade et une fois j’y suis allée. Il y avait beaucoup d’Aroumains et ils étaient tous de Belitsa d’en Haut et Belitsa d’en Bas. Peut-être qu’il y en avait d’autres mais je ne les connaissais pas. C’était à ce moment là où j’ai vu pour la première fois des Aroumains rassemblés à un endroit en Serbie, à Belgrade12».

C’est seulement à partir de l’année 1991, lorsque l’Association Lunjina a été fondée13, que l’informatrice 3 a commencé à connaitre et à côtoyer des membres de la communauté aroumaine, mais elle a vite compris que l’utilisation de la langue n’était pas le but primordial des rassemblements à l’Association : « Eh, finalement dans les années ’90, quand a été créée l’Association aroumaine Lunjina, c’est alors que j’avais plus l’occasion de rencontrer des Aroumains, d’en faire connaissance, de connaitre des Aroumains qui vivaient et vivent encore à Belgrade. Toutefois, même à cette époque-là, je ne pouvais pas parler avec tous en aroumain. La plupart des conversations avec la majorité des membres se faisait en serbe. Ils se réunissaient en tant qu’Aroumains, mais (en ce qui concerne) la langue, moi je m’adressais en aroumain et eux, deux, trois phrases après, passaient en serbe, puis, moi-aussi, je continuais en serbe14 ».

Le fils de l’informatrice 5, qui a également participé à l’interview, explique comment il a appris l’aroumain à Belgrade: « […] après ma naissance, j’ai d’abord appris le tsintsar, pas le serbe, non, sérieusement, j’ai d’abord appris à parler le tsintsar, d’abord le tsintsar. Ici à Belgrade ? A Zemun, oui, là-bas, c’est justement grâce à ma grand-mère et à ma mère, mais d’abord à ma grand-mère, maman allait au travail. (Je dois) 60% à ma grand-mère et 40% à ma mère, bien sûr, mais ma grand-mère (était) toute la journée avec moi, ben! Elle ne parlait qu’en aroumain, qu’en aroumain. Je lui suis reconnaissant de m’avoir appris aussi bien, à ma mère aussi, sans faute. Bravo, et quand est-ce que as-tu commencé à parler en serbe ? ((réfléchit)) Tu ne te rappelles pas ? A la maternelle. […]15 ». Le fils se souvient que sa mère et sa grand-mère communiquaient exclusivement en aroumain entre elles, même si sa grande mère parlait bien le serbe.

Nous terminons cette partie par la phrase du père de l’informatrice 2, qui avait dit une fois : « L’aroumain est, en fait, une langue pour parler derrière le dos et pour faire du commerce16 ». Dans cette phrase, on peut lire l’attitude péjorative envers cette langue de la part de la première génération d’Aroumains née en Serbie chez laquelle est survenue une interruption dans la transmission intergénérationnelle et cela dans le contexte d’une société qui tendait vers une réforme et une modernisation économique après la Deuxième guerre mondiale. L’aroumain, pour cette génération, était une relique inutile du passé. Nous avons remarqué que notre interlocutrice ne partage pas l’opinion de son père, elle s’intéresse à la langue et, en tant qu’actrice professionnelle reconnue, a mis en place un projet artistique lors duquel elle a récité de la poésie aroumaine contemporaine17. Nous avons constaté, chez la deuxième et la troisième génération, ce revirement positif dans l’attitude, le désir d’apprendre la langue et d’exprimer son héritage linguistique et culturel malgré l’interruption dans la transmission intergénérationnelle.

5 Analyse linguistique des interviews

5.1 Classification des parlers aroumains chez nos interlocuteurs

Pour identifier les parlers, nous avons utilisé la classification basée sur les recherches de terrain dans le domaine de la géographie linguistique menées par l’Institut de linguistique de l’Académie roumaine des sciences, selon laquelle il existe trois parlers principaux de l’aroumain : le farsherote, le pindean et le gramostean (cf. Nevaci 2016). Lors des interviews avec nos interlocuteurs nous avons identifié trois variétés de l’aroumain:

  1. variété de Krushevo, qui selon Nevaci (2016 : 6) représente un parler mixte (roum. amestec dialectal), formé dans des conditions spécifiques de contact entre le farsherote, le parler local de Grabova et le parler gramostean. Il s’agit d’une variété endémique présente uniquement dans le bourg de Krushevo (Sud-Ouest de la Macédoine du Nord).

  2. farsherote, utilisé par les interlocuteurs de Belitsa (Beala di Supra, Beala di Ghios, Sud-Ouest de la Macédoine du Nord)

  3. gramostean, utilisé par les informateurs venus de la zone de Shtip (partie Est de la Macédoine du Nord)

Ces variétés linguistiques sont suffisamment proches pour être inter compréhensibles et les membres de la communauté aroumaine de Belgrade peuvent communiquer entre eux sans obstacle, comme cela a été fait pendant les interviews lorsque l’auteure de cette recherche utilisait le gramostean et les informateurs répondaient dans leur propre parler.

5.2 Profil linguistique des arrivants aroumains

En réalisant les interviews, nous avons constaté que le profil linguistique des locuteurs de l’aroumain est très varié. Le bilinguisme/multilinguisme est le point commun étant donné qu’aucun de nos interlocuteurs n’est arrivé à Belgrade en connaissant uniquement l’aroumain. Par exemple, les informatrices 1, 3 et 4 sont des locutrices natives de l’aroumain et elles ont d’abord appris cette langue, puis elles sont devenues bilingues/trilingues avant même de venir s’installer à Belgrade. Comme nous l’avons déjà mentionné dans le paragraphe 3, les Aroumains sont arrivés avec la connaissance de la ou les langue(s) du milieu d’origine et très souvent aussi une langue d’éducation et/ou de culture qui pouvait différer de celle du milieu. Ainsi, nous avons recensé les profils linguistiques suivants : 1) aroumain, macédonien, 2) aroumain, turc, macédonien, 3) aroumain, albanais, macédonien, 4) aroumain, macédonien, grec, 5) aroumain, macédonien, français 6) grec, aroumain, macédonien, anglais. L’apprentissage de la deuxième et de la troisième langue se déroulait à travers les contacts commerciaux et professionnels, à travers l’éducation ou les contacts proches avec les communautés voisines ou/et majoritaires. Ces profils ne sont pas restés fixes, ils ont évolué dans les nouvelles réalités linguistiques. Ainsi, les Aroumains de Belgrade ont continué à utiliser certaines de ces langues, comme le macédonien ou le grec (dans certains domaines de la vie) et ils ont abandonné d’autres comme le turc et l’albanais, faute d’interlocuteurs. L’acquisition du serbe et l’adaptation au nouveau milieu linguistique se sont effectuées rapidement et facilement grâce à la connaissance de la langue macédonienne et du bilinguisme/multilinguisme précédent.

Les témoignages de l’informateur 4 sur la vie de son grand-père maternel montrent que, dans le passé, l’ancien mode de vie des Aroumains farsherotes permettait une grande mobilité des hommes18 et une ouverture envers les autres cultures et langues : « Il me parlait principalement de ses souvenirs d’Albanie, c’est comme ça que mon grand-père avait appris l’albanais, il connaissait la langue albanaise, il avait des amis Albanais, il avait même des parrains, une famille qui était albanaise et (.) et entre autre, durant la Deuxième guerre mondiale mon grand père a appris l’italien, puisque c’était l’occupation italienne19 ». Le grand-père de l’informateur 4 n’a pas transmis l’aroumain à ses enfants, ni à ses petits-enfants, mais notre interlocuteur l’a étudié aux cours organisés par l’Association Lunjina.

L’informatrice 3 est une locutrice native de l’aroumain, qui depuis sa petite enfance a été trilingue : « Avant que je vienne vivre à Belgrade on parlait à la maison l’aroumain, en aroumain avec les parents, la famille, mes sœurs. A l’extérieur, à l’école, à la faculté, en macédonien, la langue officielle. Quand j’étais très petite, dans le village où j’habitais, avec les amies, les voisins on parlait en turc, car dans le village Dobershane où je suis née, vivaient uniquement des Aroumains et des Turcs. C’est quand une école en macédonien fut ouverte, que j’ai appris le macédonien20 ».

L’informatrice 2 nous a fait part de l’identité linguistique que sa grand-mère s’est crée en étant une élève française. Grand-mère Hrisoula parlait couramment le français et a travaillé en tant que traductrice en français. Elle a été très liée à la France et elle a essayé de transmettre cet attachement à sa petite fille : « Ce qu’elle m’a laissé, l’héritage et les choses avec lesquelles elle m’égayait quand j’étais très petite, c’était des chansons françaises qu’elle a apprises pendant qu’elle était en internat en France entre 1912 et 1914. […] Moi je ne parle pas le français, mais la Marseillaise (je la connais) comme si je l’avais écrite. J’ai l’impression que je vais la connaitre jusqu'à la fin de ma vie. […] Elle ressentait un lien avec la France et elle aimait parler en français avec tous ceux qui le maitrisent, parler uniquement en français21 ».

L’informateur 6 témoigne du multilinguisme dans les maisons des familles urbaines de Bitola. Ce multilinguisme n’était pas exclusif aux hommes et il était présent aussi dans la communication intergénérationnelle. Dans ce contexte urbain, la langue de l’ethnie est entretenue au niveau des discussions discrètes et cela dans des sphères particulières de la vie, alors que la langue de culture et d’éducation a pris le rôle de langue vernaculaire dans le noyau familial. L’utilisation de la langue de culture est aussi un marqueur de statut dans la société. Chez ces familles aroumaines, le processus de changement de langue a commencé avant même l’arrivée à Belgrade : « Il s’agit de la mère de mon père, qui est née à Bitola en mille neuf cent quinze et a été élevée là bas dans un entourage plurilingue. C’était donc une maison où on parlait trois langues. On parlait donc le grec, le macédonien et les grands-parents se disputaient en tsintsar (.) (rire). […] Cela veut dire que sa langue maternelle était le grec. Maternelle dans quel sens ? Première ? Elle a d’abord parlé en grec. D’abord en grec, puis en tsintsar, oui. […] le tsintsar ressurgissait dans la recherche de solutions à des situations complexes, pour ne pas dire des problèmes. […] Ma grand-mère a été scolarisée au Lycée Américain à Bitola, pour l’école primaire, je n’ai pas d’information […]22 ». Après son arrivée à Belgrade (par mariage), la grand-mère de notre informateur a continué à utiliser le grec et l’anglais dans sa vie professionnelle en tant que traductrice au Ministère des affaires étrangères. Elle n’a pas utilisé le grec au sein de la famille à Belgrade, mais il affirme que son père comprenait cette langue, probablement grâce aux contacts réguliers avec la famille en Macédoine. L’informateur souligne que, contrairement à son père, il n’a pas été témoin de l’utilisation de l’aroumain dans sa famille. Il n’attache pas son identité « tsintsar » à la langue mais se considère membre de cette communauté dans un « sens éthique23 ».

5.3 Analyse du discours des interlocuteurs

Tous les informateurs ont montré un désir de raconter leur destin et/ou celui de leurs ancêtres. Nous n’avons rencontré aucune résistance ou tendance à cacher des informations. Nous ne sommes pas non plus tombés sur un thème tabou en relation avec leurs origines. Chez les interlocutrices plus âgés, qui ont répondu en aroumain (l’informatrice 1, âgée de 85 ans et l’informatrice 5, âgée de 82 ans), le style d’expression est dynamique, imagé et affectif. Très souvent, elles ont utilisé le discours direct dans le but d’évoquer une ambiance dans laquelle se déroulaient les événements de leur récit. De même, elles ont utilisé le ton et le volume de leur voix pour imiter, accentuer, montrer un désaccord ou un acquiescement. Certains souvenirs portant sur des thèmes désagréables, comme par exemple, chez l’informatrice 1, la façon dont elle a obtenu une identité administrative différente à celle de la vie privée24, ainsi que les problèmes avec la nationalisation des biens hérités à Belgrade, ont provoqué une réaction affective forte, ce qui a contribué, selon notre estimation, à une certaine exagération dans le récit.

Contrairement à ces deux interlocutrices, l’informatrice 3, âgée de 67 ans, qui a également répondu en aroumain, a parlé sur un ton plus linéaire en utilisant des néologismes adaptés. Elle passait facilement d’un registre à l’autre (vie privée/vie publique) en s’exprimant tout le temps en aroumain. Nous devons tout de même remarquer que le débit de son discours était ralenti, que par moments elle s’arrêtait pour trouver le mot qu’elle voulait utiliser, mais qu’elle continuait avec succès sa phrase. Son discours n’état pas si spontané comme chez les interlocutrices qui passaient d’un code à l’autre, il était réfléchi et moins affectif. Il s’agit ici d’un profil de locutrice qui possède une formation linguistique et qui agit pour la préservation de l’aroumain.

Après avoir compris le thème et le but de l’entretien, l’informateur 4, âgé de 33 ans, a donné des réponses concrètes et précises en serbe, tout en restant dans le sujet. Son récit est clair et structuré sans amplitudes affectives sauf dans la partie où il évoque la situation pendant laquelle il a entendu, pour la première fois, son grand-père parler en aroumain, ce qui a créé un choc chez lui : « Oui, j’ai appris que j’avais des origines tsintsars quand j’avais six, sept ans, je ne sais pas exactement et c’était relativement tard, avant je n’avais pas l’occasion, je ne savais rien sur mes origines tsintsars, c'est-à-dire sur l’identité tsintsar de mon grand-père. J’avais l’occasion une fois de l’apprendre de façon très inhabituelle, c’était une fois quand mon grand-père parlait avec sa sœur Domna par téléphone et ils ont commencé leur conversation en serbe, ils ont parlé dans cette langue et, alors, d’un seul coup, moi j’étais dans la pièce, à côté de lui, mon grand-père a commencé à parler dans une… pour moi à cette époque là, une langue étrange, jamais je n’avais entendu une telle langue (sourire), du tout, c’est pour ça que c’était encore plus étrange pour moi et, à ce moment là, j’ai ressenti une sorte d’étonnement et une petite peur, car je n’avais jamais vu mon grand-père parler comme ça avec quelqu’un, je ne savais pas ce qu’il faisait, est-ce une langue, qu’est-ce que c’est ? Quelle sorte de… que fait-il ? Ensuite, j’avais un peu peur de lui demander ce que c’était et quand je lui ai demandé, après qu’il ait terminé la conversation, il m’a dit : « Bah, nous sommes des Tsintsars …Nous sommes des Valaques », je ne sais pas quel mot a-t-il utilisé à ce moment là, il a dit : « C’est notre langue ». Comme si c’était si simple pour lui, si normal de le dire, alors que, pour moi, c’était si étrange25 ».

L’informatrice 2, âgée de 53 ans, a très bien compris les questions et a répondu de façon claire et concise en langue serbe. Le discours est calme et sans amplitudes émotives. Les souvenirs de la famille qui vivait à Belgrade éveillent des sentiments agréables qu’elle montre ouvertement y compris une sensation olfactive : « C’étaient des gens incroyablement intéressants et l’odeur de leur maison était particulière26 ».

5.4 Analyse du changement de code (code switching)

Bullok et Toribio définissent ce phénomène comme une « capacité d’une partie des locuteurs bilingues de passer d’une langue à l’autre en alternance et avec facilité ». Ces auteurs soulignent que parmi tous les phénomènes de contact linguistique, le changement de code est le centre d’intérêt dominant des chercheurs du domaine du bilinguisme (2009 : 1). Dans notre recherche nous avons observé le code switching en tant que processus linguistique et social prenant en considération ses implications sur les théories du contact linguistique (cf. Gumperz 1965 : 102). Nous avons fait une analyse linguistique du changement de code (aroumain/serbe) chez les interlocuteurs qui l’on produit dans leurs discours. Nous avons identifié les déclencheurs principaux du code switching ainsi que les sphères de la vie dont les registres lexicaux provoquent des changements de code.

Dans cette partie, nous allons présenter l’analyse du changement de code chez l’informatrice 1, locutrice native de l’aroumain qui vit à Belgrade depuis l’année 1952. Dès le début de l’interview des passages d’un code à l’autre surgissent. Il s’agit d’un phénomène commun chez les locuteurs de cette communauté surtout quand il s’agit de passer de la sphère de la vie privée à la sphère de la vie publique, administrative ou professionnelle. Dans certaines phrases, lorsqu’elle parle du travail, elle fait un mélange des langues, suite à un très grand nombre de commutations. Nous avons l’impression qu’il lui est difficile de rester dans la langue spécialisée pour la sphère privée lorsqu’elle parle de la sphère professionnelle, où domine un autre code linguistique. Les changements entre les langues sont nombreuses et généralement spontanées et inconscientes, mais à deux endroits de l’interview elle retourne sciemment à la langue de départ.

5.4.1 Types de changements de code (commutations/code switchings)

En analysant les transcriptions, nous avons remarqué une certaine systématisation dans les commutations d’un code à l’autre :

  1. Le type dominant se sont les emprunts de lexèmes isolés spécialisés pour des champs lexicaux de différentes sphères de la vie

    • exemples de lexèmes utilisés dans le contexte de la vie professionnelle : војска (armée), војна академија (académie militaire), начелник (chef), карактеристика27 (évaluation), потврда (certificat), персонална управа (gestion du personnel), војник (soldat), дактилографски курс (cours de dactylographie), пуковник (colonel), подофицири (sous-officiers), трговци (commerçants)
    • exemples de lexèmes utilisés dans le contexte de la vie publique ou administrative : зграда (immeuble), бомбардовање (bombardement), станица (station), улица (rue), уживанција (loisirs), крштеница (extrait de naissance), стан (appartement), општина (municipalité)
  2. Des syntagmes tout faits tels que : да завршим неки посао (régler une affaire), Боже сачувај! (A Dieu ne plaise!) нема потребе (pas besoin), велико спремање (le grand ménage), ето тако (voilà c’est ainsi), права госпођа (une vraie dame), фала Богу (Dieu merci)

  3. Des tics de langage : значи (donc), добро (bon), знаш (tu sais), него (sinon), али (mais)

  4. Des mots combinés:

Exemple (1) ulitsurle (les rues)

ulits- -ur- -le
substantif ‘rue’ en serbe terminaison du pluriel en aroumain article déterminé du pluriel féminin en aroumain

Exemple (2) rukopislu (l’écriture)

rukopis- -lu
substantif ‘écriture’ en serbe article déterminé du masculin singulier en aroumain

Les terminaisons ajoutées en aroumain sont accordées en genre et en nombre avec le substantif en serbe.

  1. Des commutations de nature syntaxique à l’intérieur du groupe nominal (GN) provoquées par l’ordre des mots différent chez l’aroumain d’un côté et le serbe et le macédonien de l’autre. En aroumain, l’adjectif est usuellement placé après le nom, alors que dans les deux exemples il est placé avant, même si le changement de code n’est pas survenu au même endroit du GN :
Exemple (1) Exemple (2)
commutation au niveau du nom commutation au niveau de l’adjectif
armăneshcili običaji (les coutumes aroumaines) kulturan om (un homme culte)
  1. Des exclamations: jao! (ah!)

  2. Changements isolés en macédonien, différentes catégories: себичен (égoïste), водев (je menais), ќе издаваме потврди (on va délivrer des certificats), барем (au moins)
    Dans le cadre des commutations en macédonien, nous avons enregistré également l’utilisation répétitive du mot majka (mère) à travers tout le récit, que nous avons traduit par ‘ma chère’. Il s’agit d’une façon traditionnelle d’interagir entre une personne âgée et une autre plus jeune par laquelle l’informatrice se positionne dans l’interaction en tant qu’autorité maternelle. Le macédonien est discrètement présent tout au long de l’interview sous forme d’irrégularités en serbe (déclinaison et syntaxe).

Cet échantillon de discours en aroumain parlé à Belgrade aujourd’hui mérite une analyse plus approfondie du point de vue du contact linguistique, de la perte de la langue et de sa maintenance. C’est ce que nous comptons effectuer dans la suite de notre recherche, tout en plaçant les locuteurs individuels dans le contexte de la communauté linguistique.

5.4.2 Déclencheurs de changement de code intra et extra sentencieux (code switching)

Le déclencheur le plus évident de changement de code est la reproduction de discours direct. L’interlocutrice le transmet en version originale et, souvent, elle continue le récit en serbe avec des changements en aroumain au niveau intra sentencieux. L’extrait présenté dans le paragraphe 3.1 en est un très bon exemple. Les sections en serbe sont soulignées :

« Avdză, tine nu shtii ti atsea. Vedz, afendi-nju avea soe mare. Tine nu avdzâsh cându (.) interviu tsi aveam aclotse? Idya ashi mi întriba feata : Kako ste se snašli ovde ? – Lepo ! Imala sam više rodbine u Beogradu nego u Skoplju. Evo zašto: dva brata moga dede i jednu sestru. Oni su došli… neko je došao pre ustanka, neko odmah posle ustanka, ninga ardea Crushuva… Ilinden? Da, da, ustanak dabome. I, ovaj, tako je bilo, ja takoreći u Skoplju, gde sam porasla, nikog nisam imala, samo cusurinj amei mlađi, a ovde celo društvo ».

Traduction: Écoute, tu ne sais pas ça. Tiens, mon père avait une grande famille. Tu n’as pas entendu quand (.) quand j’ai donné une interview? La fille m’a demandé la même chose : Comment vous êtes-vous débrouillée ici? Magnifiquement! J’avais plus de famille ici qu’à Skopje. Voilà comment: deux frères de mon grand père et une sœur, ils sont venus (.) les uns avant, les autres après l’insurrection, Crushevo brûlait encore… (l’insurrection d’) Ilinden? Oui, oui, l’insurrection, bien sûr. Et c’était comme ça, moi, pour ainsi dire, à Skopje, où j’ai grandi, je n’avais personne, juste des cousins à moi plus jeunes et ici, tout un cercle.

Les dialogues qui ont eu lieu à son poste de travail, dans sa jeunesse à Skopje, sont transmis en serbe. Comme elle a travaillé dans un organisme militaire, où la langue de communication était le serbe, elle est restée fidèle au principe de les transmettre dans la langue d’origine.

Nous avons remarqué que, quand elle parle dans le contexte des relations et des événements familiaux, elle utilise moins de changements de code. Nous avons même repéré des passages sans aucune commutation :

« Nu, nu, însurat vini. Sh-dupu niheam chiro, duse sh-li aduse fumeili. Prota el, sh-deapoia tetă-me. Muljari-să a lală-njui Vanciu easte sor a dadă-sai ali L.B. Sh-t-atsea shcii, noi him soi, ama shcii… »

Traduction: Non, non, il est venu marié. Et quelque temps après, il est parti et il a ramené le reste de la famille. D’abord lui, ensuite ma tante. La femme de mon oncle Vanciu est la sœur de la mère de L. B. C’est pour ça que, tu sais, nous sommes apparentées, mais tu sais…

En analysant le discours de l’informatrice 1, nous avons conclu que les changements de code linguistique sont en grande mesure provoqués par le changement de registre (sphère de la vie) au sein de l’interaction. Ce déclencheur généralement déstabilise l’utilisation de l’aroumain et provoque des changements intra sentencieux sous forme de : lexèmes, syntagmes du serbe, tics de langage. Autre déclencheur important est la reproduction de discours direct et dans ce cas il s’agit de changements inter sentencieux.

Parallèlement à cette analyse du code-switching, dans laquelle nous nous sommes positionnés en tant qu’observateur extérieur du discours de notre interlocutrice, nous avons cherché aussi à comprendre sa perspective interne. En s’appuyant sur le concept du translanguaging tel qu’il est décrit chez Otheguy et al. (2015 : 2801–283), nous avons pu constater que, dans son interaction avec l’intervieweur, notre interlocutrice a déployé librement et spontanément tout son répertoire langagier (ressources lexicales et structurelles) indépendamment des frontières des langues nommées (socialement ou politiquement définies). Nous avons observé aussi que l’interlocutrice a adapté son langage personnel (idiolecte) au contexte de l’événement communicationnel (l’interview) ainsi qu’à l’idiolecte de l’intervieweur en utilisant un grand nombre de ses caractéristiques linguistiques de marquage socioculturel. Ceci a rendu son discours vif, dynamique et riche.

6 Conclusions

Malgré le fait que les Tsintsars/Aroumains dont avait parlé Popović en 1926 (cf. Поповић 1998 reprint) ont été assimilés et sont devenus partie intégrante du corpus ethnique serbe, dans la période avant et surtout après la Deuxième guerre mondiale, une nouvelle vague de locuteurs de l’aroumain s’est installée en Serbie et plus particulièrement à Belgrade, suite aux changements socio-économiques et historiques. Cette population est arrivée à Belgrade du territoire de la Macédoine du Nord d’aujourd’hui, à l’époque, partie intégrante de la Yougoslavie. Il s’agit d’une migration économique interne pendant les années ’50, ’60 et ’70 du XXe siècle dans le cadre de l’industrialisation du pays et l’ouverture de possibilités professionnelles dans la capitale.

L’adaptation linguistique rapide de ces locuteurs de l’aroumain est due à leur bilinguisme antérieur, surtout à la connaissance de la langue macédonienne, inter compréhensible avec le serbe. Grâce à cette nouvelle vague, l’aroumain a pu, de nouveau, être entendu à Belgrade, dans le cadre familial (restreint ou plus large). Avec le temps, son utilisation est devenue situationnelle ou contextuelle.

L’aroumain a été parlé dans la communication familiale jusqu'à la fin des années ’80, rares sont les locuteurs qui pratiquent aujourd’hui l’aroumain avec un autre membre de leur famille. Cette interruption est due majoritairement aux mariages exogames.

Au début des années ’90 a été fondée l’Association de l’amitié serbe-aroumaine Lunjina (Udruženje srpsko-cincarskog prijateljstva Lunjina) où les membres de cette communauté ont pu rencontrer d’autres locuteurs en dehors du cercle familial. Néanmoins, cela n’a pas empêché la perte progressive de la langue, malgré les cours de langue organisés dans la période entre 2015 et 2018. Selon les propos des informateurs, et d’après nos observations, il existe toujours des locuteurs qui se retrouvent à l’Association pour pratiquer la langue. Ces conversations s’effectuent en aparté, étant donné que les réunions sont tenues en langue serbe, sauf pour la partie de l’introduction, de la clôture et des salutations.

Malgré le fait que la langue ne cesse de perdre sa fonction communicationnelle dans le cadre familial ainsi que dans le cadre de l’Association, nous avons constaté, dans nos enquêtes, qu’elle a retrouvé sa place sur les réseaux sociaux où elle est utilisée pour communiquer avec les membres de la communauté linguistique provenant principalement de la Roumanie, la Grèce, la Macédoine du Nord et l’ Albanie. Cela a résulté par un intérêt exprimé par les plus jeunes pour apprendre l’aroumain en tant que langue d’héritage. De ce fait, nous voyons une certaine vitalité de cette langue, qui est en danger d’extinction non seulement en Serbie, et une nouvelle chance pour son maintien car l’abandon de son utilisation au sein de la famille n’a pas résulté par la perte de l’identité aroumaine, qui  peut être multi strate et n’exclue pas l’appartenance à la culture et à la nation majoritaire, au contraire elle lui est complémentaire.

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  1. Dans le travail, désigné comme macedo-româna.↩︎

  2. Reprint de la deuxième édition du livre publié en 1937 (première édition publiée en 1927).↩︎

  3. Avdză, tine nu shtii, t-atsea. Vedz, afendi-nju avea soe mare. Tine nu avdzâsh cându (.) interviu tsi aveam aclotse? Idya ashi mi întriba feata „Kako ste se snašli ovde?" Lepo! Imala sam više rodbine u Beogradu nego u Skoplju. Evo zašto: dva brata moga dede i jednu sestru. Oni su došli… neko je došao pre ustanka, neko odmah posle ustanka, ninga ardea Crushuva… Ilinden? Da, da, ustanak dabome. I, ovaj, tako je bilo, ja takoreći u Skoplju, gde sam porasla, nikog nisam imala, samo cusurinj amei mlađi, a ovde celo društvo.↩︎

  4. То је било, ја мислим педесетих година да је дошао, касних педесетих и били су већ чланови породице који су били ту већ у Београду и он је прво становао код њих. Мислим да је код сестре Олге прво становао а после је почео да ради и истовремено да студира и када је завршио факултет, онда је добио одмах посао и добио је стан од фирме. Ако сам добро разумела, постојала је нека миграција из Доње и Горње Белице у Београд тих година– Да, тако је, тако је.=и зато је постојала та заједница која се скупљала у Лондону (кафана). Да, у Лондону. =да би говорили свој језик. Да би говорили свој језик и да би остао контакт неки, да би се дружили. Приватни (контакти)? Да, приватни, лични контакти.То су били приватни сусрети? Приватни сусрети и породични и пријатељски сусрети, пошто су се они сви из тих места знали. Пре тога, имали су везе, пријатељске и породичне и то су биле неке… истовремено неке… сви су они на неки начин били повезани породичним везама.↩︎

  5. […] vini, ovaj, tată-nju, nu nji era tată rodjeni atselu, nj-ire očuh. … Vini prota năsu, dapoaia vinim cu mama, mini, sor-me, sh-frati-nju, sh-armasim atsia dapoaia, atse ire tek prota ca tu ună baracă, dapoaia ca ashitse tu ună casă, cum s-dzăcu, privremeno, ca n-ove re (.) anatse (.) di bombe, di (.) Di polim? Di borbă, ashi s-dzăcu lele, polim, e. Sh-dapoaia voi vinitu. Sh-cându vinitu aoatsi, avea altsă Armânji? Pa, avea ali fudziră niscăntsă pit Banat, niscăntsă fudziră tu Jabuka, nai cama multsă. Cu Machedonjlji? Aclo ari Machedonji. Aclo are Makedonci niscăntsă– Sh-elji aclo dusiră? =ali are sh-di anoshtsă, are sh-Tsintsari, are sh-Tsintsari. Shtiu mine un di aeshtsă, un Coli tsi eara cu partizanjlji, dapoaia ave sh-fumealja ashitse, shi lă deadiră casă cătse irea tu borba. Lă deadiră zemlja lă deadiră… sh-ashitsi. Sh-voi vinitu aoa cu tuta taifa? A noi armasim anatse tu Zemun, dit Zemun, mine aestu (apartamentu) lu amintai di la lucru sh-dapoaia lu ancupărai.↩︎

  6. Моја бака се звала Хрисула, Хрисула Џима и живела је до своје 85. године. Живела је у Битољу и велики део породице из Северне Грчке и огранак фамилије је живео у Крушеву. Како су биле три сестре, једна се удала за Цинцарина, једна се удала за Грка, а моја баба се удала за Србина. И тако је она заправо српски почела да учи после своје удаје.↩︎

  7. […] то је фамилија Дума која се негде у деветнаестом веку, ја претпостављам сад, покушавам да реконструишем то да се преселила рецимо средином деветнаестог века се поделила, Дума је прилично велико презиме у том делу северне Грчке, то је Флорина, Писодери, тај део ка Преспанском језеру, између Флорине и Преспанског језера, грчка територија, данас, од увек уствари и поделио се један део на три. Један је остао тамо и раширили се по Албанији касније, један део се преселио у Македонију, у Битољ, то су моји, моји Цинцари, у ужем смислу (смех) и трећи су, колико чујем у фамилији, отишли за Солун. Такође у потрази за бољим животом, за трговином, за, испоставиће се, образовањем, а трговина, образовање и науке, то је нешто што је дефинитивно обележило ту фамилију.↩︎

  8. Cându vinitu Belgrad atsea iara dupu facultati? Dupu studiili. Desi zburătu limba sârbeascã? Da. Cându vinju Belgrad– Iu u învitsatu limba sârbească? Iu învitsam? Pa, atuntsea cându iaram io njică, s-învitsa sh-la sculii, ama nu minduescu ca u învitsai la sculii, u învitsai di pit cărtsă, dit dhyvăseari, sh-ghini, cîndu mi aflai aoa Belgrad, minduescu ca ayonja mi adaptirii pi limba. Ashi ca nu еara greu? Nu iara greu. Nu iara ună perioadă ta-s mintescu machidunească cu sârbească. Ayonja mi adaptirii pi limba sârbească. Cându vinitu Belgrad, desi avut sots, soi cu cari să zburăts pi limba di dadă, pi limba armânească ? E, nu. N-oaveam cană aoa. Avea Armânj, nu li cunushteam mini.↩︎

  9. Au sujet des langues cachées des Balkans voir Sikimić (2004) et Сикимић (2007).↩︎

  10. […] ја сам са њом посећивала сву родбину која је живела у Нушићевој, у Булевару револуције, у Маршала Бирјузова и на Теразијама. То је била Агапи, Олимпија, била је тетка Соња […]. Све су то били невероватно занимљиви људи и мирис њихове куће је био специфичан мирис. Ја се сећам да (.) они су између себе, када баш нешто хоће да причају интимно, увек причали цинцарски. Био је врло динамичан (језик), па чак као и, за мене, као и разумљив.↩︎

  11. Sh-ună oară avui senzatsii ashitsi pot s-dzâcu ca senzatsii, io lucram aoa la Novi Beograd la CK (Centralni Komitet) sh-intrai tu autobus sh-la Brankov Most intrară dau mljeri, ashitsi cama tricuti iara, shidzură shi zbura pi armâneashti, sh-mini mi cutrimurai tută cătse s-avdză Belgrad vără să zburască pi armâneashti! Sh-mini vream s-mi apruchescu di eali ama avea multsă oaminj sh-nu putui, mash li avdzam sh-tut ashitsi mi fătseam cât la eali ta s-pot cama ghini s-li avdu. Nu avdzâi multu, aduchii că zbura pi armâneashti sh-nj iara mari harau.↩︎

  12. […] învitsai tu bitisita di anjlji shaptidzăts, dhyivăsii iuva tu vără fimiridă ca Armânjlji din Beală s-aduna la un cafiné la locatsia London, tsi s-dzâtsi Belgrad, sh-ună oară mi dush aclo. S-adunară multsă Armânj ama tuts di atsei din Beală di Sus shi din Beală din Ghios. Poati sh-s-avea sh-altsă ama io nu-lj cunushteam. Atuntsea vidzui Armânj tu un loc tu Sârbii tu Belgrad.↩︎

  13. Selon les témoignages des membres de longue date de l’Association, les fondateurs de Lunjina sont justement les membres du groupe informel de Belitsa.↩︎

  14. Eh, dip tu soni anjlji naudzăts, cându s-adră sutsata armânească „Lunjina" atuntsea cama multu, aveam cama multu ocazii să străvusescu Armânj, s-cănoscu Armănj cari băna, sh băneadză sh-tora Belgrad. Ama sh-atuntsea nu puteam să zburăscu cu tuts pi armâneashti. Ma multă converzatsii cu mamultsă oaminj s-dutsea pi sârbeashti. Elji s-aduna ca Armânj, ama limba, mini lă gream pi armâneashti, sh-dupu dau, trei frazi apăndăsea pi sârbeashti shi, cum s-dzutsi, tu bană ashitsi, sh-mini adăvgam zborlu pi sârbeashti.↩︎

  15. […] ја сам кад сам се родио прво научио цинцарски а не српски, не, озбиљно ти кажем, ја сам прво сам научио цинцарски од кад сам проговорио, прво сам цинцарски. Овде у Београду? У Земуну, па да, тамо се водим, е баш захваљујући баби и мами али баби пре свега, мама је радила. Баби 60% мами 40% (дугујем) и мами нормално, како да не, али баба цео дан са мном, бре. Она само zbura rămâneshte sade rămâneshte. Њој сам захвалан што сам научио оволико и мами исто, не кажем. Браво, а кад си почео српски да говориш? ((двоумљење)) Не сећаш се баш? У обданишту.↩︎

  16. Цинцарски језик је уствари језик за оговарање и за трговину.↩︎

  17. Article dans la presse serbe : http://www.politika.rs/sr/clanak/405509/Ovim-projektom-kao-da-sam-razbila-tanjir-o-patos↩︎

  18. Les femmes étaient sédentaires, les hommes menaient un mode de vie du type transhumance.↩︎

  19. Углавном ми је причао та сећања из Албаније, зато је деда научио албански језик, знао је албански језик, имао је пријатеље Албанце, имали су чак и кумове, једну породицу која је била албанска породица и између осталог, током другог светског рата деда је научио италијански, пошто је била италијанска окупација.↩︎

  20. Ninti ta s-mi portu la Belgrad zburam acasă armâneashti, pi armâneashti cu părintsăi, cu soia, cu surorli. Năfoara, la sculii, la facultati pi machiduneashti, pi limba cari eara limba ofitsială. Cându earam dip njică, tu hoara iu bănam, cu soatsili, cu cumshadzlji zburam turtseashti, ca tu hoara noastă Dobărshane, iu escu faptă, băna mash Armânj sh-Turtsă. Cându s-dishcljisi sculia machidunească, atuntsea învitsai machiduneashti.↩︎

  21. Оно што ми је оставила, неко наслеђе и чиме ме је забављала када сам била јако мала, биле су француске песме које је она научила док је била у интернату у Француској између 1912 и 1914 године.[…] Ја француски не говорим, али Марсељезу (знам) као да сам је сама писала. Чини ми се, до краја живота ћу је знати.↩︎

  22. То је очева мајка. Која се родила у Битољу хиљаду деветсто петнаесте и одрасла тамо у једној веома мултијезичној средини. Значи, то је кућа у којој су се говорила три језика. Значи, говорио се грчки, говорио се македонски, а баба и деда су се свађали на цинцарском. (.) (смех) […] Што значи матерњи језик њен је био грчки. Матерњи у ком смислу? Први? Проговорила на грчком. Прво на грчком, па онда на цинцарском, да. […] цинцарски је избијао у трагању за решењима комплексних ситуација, да не кажем у проблемима. […] Бака се школовала у Америчкој гимназији, а за основну школу немам податке […].↩︎

  23. Valeurs communes.↩︎

  24. Son prénom et son nom de famille en aroumain et en macédonien sont différents.↩︎

  25. Да, ја сам сазнао за своје цинцарско порекло када сам имао можда шест, седам година, не знам тачно и то је било релативно касно, пре тога нисам имао прилику, нисам знао за своје цинцарско порекло односно за цинцарски идентитет мог деде. Имао сам прилику једном то да сазнам на необичан начин, то је било једном приликом када је мој деда причао са његовом сестром, Домном, путем телефона и, они, почели су разговор на српском језику и причали су на том језику и онда само у једном тренутку, ја сам био у соби поред деде, мој деда је почео да прича неким, неким, за мене тада, чудним језиком, никад нисам чуо ту врсту језика, (осмех) уопште, тако да то је за мене било још необичније и у том тренутку сам осећао неку врсту и чуђења, и мало неку врсту и страха, зато што никада нисам видео свог деду да тако разговара с неким и нисам знао шта он ради уопште, да ли је то језик, шта је то? Какав је то…. шта он то ради? И онда ми је било чак мало и после тога ме је било, на неки начин, и страх да га питам шта је то и када сам га ја питао након што је он завршио разговор, он је рекао: Па, ми смо Цинцари… Ми смо Власи, не знам коју реч је употребио тад, рекао је: То је наш језик. Као да је то било њему тако једноставно, тако нормално да то каже, а мени је било толико необично.↩︎

  26. Све су то били невероватно занимљиви људи и мирис њихове куће је био специфичан мирис.↩︎

  27. Dans le jargon de l’administration yougoslave, il s’agit d’un document rédigé par le supérieur hiérarchique dans lequel sont énumérées les qualités principales d’un employé (l’équivalent d’une évaluation qui pouvait servir aussi de recommandation).↩︎