Verbum – Analecta Neolatina XXIII, 2022/1
ISSN 1588-4309; ©2022 PPKE BTK
Abstract
Annie Ernaux’s Les années is one of the best examples for the exploitation of clichés and stereotypes in contemporary French impersonal autobiographies. Clichés and stereotypes, thanks to their “double property”, to use the expression of R. Amossy and E. Rosen, are able to both create and destroy referential illusion, which lends to the text the capacity to present and question its subject at the same time. With clichés and stereotypes, the text offers multiple subjects to analyse, one of which is the image of women and the female condition. In the present study, we aim to discover how clichés and stereotypes contribute to presenting and denouncing the female stereotypes used by the text.Les années d’Annie Ernaux (2008) est l’un des meilleurs exemples pour l’exploitation des clichés et des stéréotypes dans l’autobiographie impersonnelle de nos jours. Des clichés et des stéréotypes qui, grâce à ce que R. Amossy et E. Rosen appellent le « double propriété » du cliché1, sont à la fois capables de renforcer et de détruire l’illusion référentielle, rendant le texte apte à présenter et en même temps à remettre en question son sujet.
Ce sujet, dans le cas des Années, est multiple : l’autobiographie impersonnelle qui raconte une vie de femme de l’après-guerre jusqu’au début du 21e siècle, englobe la société française au cours d’une soixantaine d’années. Un de ces sujets, remarquable dans le roman, est l’image, ou plutôt les images de la femme, voire la condition féminine.
Ce n’est pas surprenant que le roman, attribuant une place primordiale aux clichés et aux stéréotypes, présente la femme à travers des stéréotypes, et crée par cela une image stéréotypée, ou plutôt une suite d’images stéréotypées de la femme. Mais en même temps, par la mise en évidence des stéréotypes et par la reprise multiple de la même thématique, il dénonce le caractère stéréotypé de ces images.
Par l’étude des clichés et des stéréotypes du genre dans le texte, nous chercherons principalement à découvrir le fonctionnement complexe des outils de la présentation et de la dénonciation des stéréotypes de la femme, utilisés par le texte.
Cliché et stéréotype sont des termes problématiques du point de vue de leur définition, car toute une série de notions proches existent dans le champ sémantique de la stéréotypie, qui sont de plus, utilisées souvent de manière floue, en tant que synonymes les unes des autres, comme par exemple cliché, stéréotype, lieu commun, idée reçue, ou topos.
De toutes ces notions, nous retiendrons cliché et stéréotype pour désigner la stéréotypie au niveau textuel et au niveau référentiel.
En guise d’une définition pour ces deux termes, nous pouvons partir de la signification de cliché dans l’usage courant, que le nouveau Petit Robert définit comme « idée ou expression toute faite, trop souvent utilisée »2, définition qui marque déjà d’une part l’extension de l’interprétation au niveau référentiel et textuel en même temps, et d’autre part l’idée non seulement de répétition et de caractère emprunté, mais également de la dévalorisation qui y est attachée dans l’usage courant, en parlant d’une idée ou expression « trop » souvent utilisée.
Néanmoins, par rapport à cet usage général, la définition de cliché dans les études littéraires est plus restreinte : d’après R. Amossy et E. Rosen, le cliché est une unité textuelle, devenue lexicalisée, et perçue par le lecteur comme usée, banale3.
Et pendant que cliché est ainsi la réalisation textuelle de la stéréotypie, stéréotype en signifie le côté référentiel : dans la signification que les études littéraires ont emprunté des sciences sociales, un stéréotype est avant tout une « image collective figée »4, pour reprendre l’expression de R. Amossy et A. Herschberg Pierrot, ou un « ensemble des opinions émis par un groupe social sur d’autres ou sur lui-même »5 selon la formulation de M. Franco et M. Olmos.
Le cliché et le stéréotype peuvent avoir de multiples fonctions dans un texte littéraire, qui s’actualisent toujours en fonction du texte donné6. De celles-ci, nous devons mentionner cette fois celles de vraisemblance, d’identification, de marqueur du discours social, mais nous retiendrons ici son usage critique.
Amossy et Rosen observent à propos du cliché que celui-ci représentant quelque chose de connu par le lecteur, sera tout de suite reconnu et accepté comme vrai par le lecteur, de même que le stéréotype. De la même manière, comme il est quelque chose de déjà connu, il peut rester inaperçu, et diriger l’attention du lecteur sur ce qui est représenté, au lieu de la représentation7.
Il est également un outil apte à exprimer le social comme il est toujours saisi comme une parole de l’autre, comme une parole commune, anonyme, appartenant à tous. Il est en rapport étroit avec le discours social, la vision du monde et les valeurs du contexte socio-culturel donné sont toujours inscrites en lui8.
Cependant, dès que l’attention du lecteur est attirée sur eux-mêmes et sur leur caractère stéréotypé, le cliché et le stéréotype peuvent fonctionner de manière critique9.
Pour ce faire, le texte peut les dénoncer, ou les mettre en évidence par plusieurs moyens ; typographiques, textuels, ou encore contextuels. Michael Riffaterre parle de la mise en évidence par des outils typographiques, par l’italique ou des guillemets10. Amossy et Rosen ajoutent des moyens de mise en évidence textuelle, où des remarques à l’intérieur du texte accompagnent le cliché ou le stéréotype, attirant l’attention sur son caractère stéréotypé ; et des moyens contextuels, comme l’inscrire dans un discours direct ou discours indirect libre, ou encore l’accumulation, l’hyperbole, l’exagération, l’expansion, ou le renouvellement11.
Par l’usage critique, le cliché et le stéréotype peuvent avoir donc des fonctions opposées à leurs fonctions premières. Ils peuvent par exemple renforcer l’illusion référentielle, mais la détruire en même temps ; car, s’il est dénoncé, il attire l’attention du lecteur sur lui-même, et sur le texte, au lieu de ce qui est représenté12.
Il peut aussi représenter la société et la remettre en question à la fois, car s’il est dénoncé dans son allure stéréotypée, il remet en question également le discours dans lequel il s’inscrit, et les valeurs qu’il représente13.
Dans certains textes c’est la lecture qui met en avant l’une de ces fonctions, mais certains textes peuvent profiter de cette « double propriété du cliché »14 pour à la fois représenter et remettre en question les valeurs d’une société15.
C’est ce fonctionnement double des clichés et des stéréotypes, de représentation et de critique, qui constituera la base de la présente étude, dont l’objet sera Les années d’Annie Ernaux.
L’auteur née en 194016, semble verser toute sa vie dans cette autobiographie impersonnelle, publiée en 2008.
Le texte englobe donc une soixantaine d’années, d’une vie particulière, une vie d’une femme de sa naissance jusqu’à l’âge de plus de 60 ans ; mais inscrite dans un contexte socio-historique, présentant la société de la France, de l’après-guerre jusqu’au début du 21e siècle.
Le texte suit un ordre chronologique, et n’est pas divisé en chapitres, mais peut être segmenté en treize parties à l’aide de photos, datées, qui représentent la narratrice à des différents moments de sa vie, et dont la description introduit chaque fois une nouvelle partie qui correspond à une époque de quelques années.
La narration varie entre la 3e personne « elle » et le générique « on » ; « elle » correspond à la narratrice de manière plus définie, mais n’apparaît que rarement, c’est le pronom générique « on » qui domine le texte. Ceci, accompagné de l’imparfait, temps verbal prédominant du texte, rapproche le récit dès le début au plan collectif, au lieu du plan personnel ou singulier.
C’est ce plan collectif, ou social qui explique l’omniprésence des clichés et des stéréotypes dans le texte. Le projet de l’auteur était de représenter son existence « singulière donc mais fondue aussi dans le mouvement d’une génération »17.
Les clichés et les stéréotypes occupent ainsi une place importante dans Les années, car le texte se construit de manière consciente autour de ces éléments.
Le texte veut mettre ensemble des « marqueurs d’époque »18, énumérer ce que tout le monde partageait à un moment donné, des souvenirs communs, des images et des mots, qui fonctionnent à la manière d’une madeleine proustienne, comme l’auteur l’affirme19.
Les clichés et les stéréotypes associés à tel ou tel époque et tel ou tel sujet prennent souvent la forme d’une énumération, ou encore, comme forme exagérée de l’énumération, la forme d’une liste. Cette abondance, et surtout cette abondance ordonnée en forme de liste, attire l’attention du lecteur sur leur présence, et sur leur caractère stéréotypé, ce qui entraîne une lecture critique, et par cela un fonctionnement critique des clichés et des stéréotypes.
Par ailleurs, ils attirent l’attention sur eux-mêmes non seulement par leur omniprésence, mais de temps en temps par des mises en évidence typographiques ou textuelles.
À l’intérieur des parties correspondant à tel ou tel époque, les clichés et les stéréotypes sont souvent regroupés selon leur sujet ; certains sujets reviennent souvent dans le texte, et sont décrits surtout par l’énumération des clichés et des stéréotypes qui y sont associés.
L’un de ces sujets, très accentué dans Les années, est la condition féminine, avec les clichés et stéréotypes de genre.
La question du genre, avec les clichés et les stéréotypes qui y sont associés, apparaît souvent dans le texte, mais elle se concentre principalement dans des courtes parties du texte faciles à délimiter. Ces parties, qui font l’objet de notre analyse présente, appartiennent à des périodes successives dans le texte, et ainsi elles se répartissent de manière équilibrée dans l’œuvre.
Il s’agit d’une dizaine de textes de longueur d’entre un paragraphe et deux pages, qui englobent cette question sur un demi-siècle, à compter des années quarante, et jusqu’aux années quatre-vingt-dix, mais suivant également le parcours de la vie de la narratrice.
Ainsi ils commencent par la représentation de la situation des enfants, filles et garçons, de l’après-guerre, ensuite celle des jeunes adolescents, aux années cinquante, et continuent avec la description de la condition des jeunes femmes à la fin des années cinquante et au début des années soixante, avec un accent sur le sujet de la sexualité, ensuite passent à la vie des jeunes mères de famille, et plus globalement, à la question du féminisme aux années soixante, la vie en mariage aux années soixante-dix, avec un retour à la situation des enfants, filles et garçons, aux années quatre-vingt, et avec un parcours global de la situation des femmes aux années quatre-vingt-dix.
Dans ces parties du texte les clichés et les stéréotypes des filles et des femmes sont omniprésents, thématisés selon la place qu’ils occupent dans l’ensemble de l’œuvre.
Ils dessinent une image, ou plutôt des images complexe(s) des filles et des femmes, ainsi que la condition féminine à l’époque donnée. Parfois les clichés et les stéréotypes associés aux filles et aux femmes sont accompagnés par d’autres, associés aux garçons et aux hommes, pour que ces premiers soient mieux mis en contexte, mieux accentués grâce aux différences entre les deux.
Thématiquement nous pouvons distinguer clichés et stéréotypes qui sont liés à la situation des enfants, filles (1), la relation entre filles et garçons (2), plus tard entre femmes et hommes (3), les habitudes et le comportement (4), le parler (5), et l’apparence (6), la sexualité au fil des temps (7), le mariage (8) et la maternité (9), et également le féminisme (10).
[…] de préférer les jeux calmes, la ronde, la marelle, la bague d’or […] (p. 42)20
Les filles, qui […] avaient peur [des garçons] […] (p. 42)
« Merci les hommes d’aimer les femmes » titrait un journal pour femmes. (p. 181)
Mais elles lisaient toujours plus de romans que les hommes […] (p. 181)
Qu’elles disent « draguer les mecs » […] (p. 180)
Leur façon de s’habiller et de se maquiller, toujours guettée par le trop : court, long, décolleté, étroit, voyant, etc. […] (p. 76)21
[…] si tu couches avant d’être mariée, personne ne voudra plus de toi […] (p. 76)
[…] le divorce ça n’existe pas chez nous. (p. 144)
Elles étaient entrées dans le Souci, de la nourriture, du linge, des maladies infantiles. (p. 99)
[…] assises par terre sous le poster Une femme sans hommes c’est un poisson sans bicyclette […] (p. 115)
Nous les avons mentionnés tous ensemble, car ils contribuent ensemble à la construction de l’image de la femme dans le texte, mais nous pouvons distinguer stéréotypes et clichés. Ces derniers sont moins nombreux, mais présents, et se manifestent sous deux types différents : d’une part des clichés qui sont attribués aux filles et aux femmes, (« je vais le dire ! » (p. 42) ; « Qu’elles disent « draguer les mecs » » (p. 180)) et d’autre part ceux qui parlent des filles et des femmes (« Leur façon de s’habiller et de se maquiller, toujours guettée par le trop : court, long, décolleté, étroit, voyant, etc. » (p. 76) ; « si tu couches avant d’être mariée, personne ne voudra plus de toi » (p. 76)), les deux types de clichés faisant partie ensemble de la construction de leur image.
Le texte atténue cependant l’énumération de ces clichés et stéréotypes, pour aller plus vers une signification, vers des profondeurs sociologiques.
D’une part, il attire l’attention sur le caractère stéréotypé de tous ces éléments, par les moyens connus de mise en évidence des clichés et des stéréotypes.
Comme nous l’avons dit, cette surabondance des clichés et des stéréotypes met déjà en avant leur présence et en même temps leur caractère stéréotypé, d’autant plus que ces éléments parfois se concentrent sous la forme d’une énumération.
Mais ce n’est pas la seule technique à mentionner. Les plus visibles sont les mises en saillie par la typographie (décrites par Riffaterre), qui font apparaître le caractère d’emprunt de ces éléments.
Nous retrouvons une typographie en italique non seulement en cas de citation de titres, mais également chez certains clichés textuels, « toujours guettée par le trop : court, long, décolleté, étroit, voyant, etc. » (p. 76), « le poster Une femme sans hommes c’est un poisson sans bicyclette » (p. 115), « aux parents […] qui avaient prévenu au moment du mariage : le divorce, ça n’existe pas chez nous » (p. 144).
De même que pour les guillemets qui, en dehors de marquer les citations, et même avant de marquer les citations, marquent souvent des clichés :
« je vais le dire ! » (p. 42)
Elles étaient réputées avoir « tout obtenu », « être partout », et « réussir à l’école mieux que les garçons ». (p. 180)
Qu’elles disent « draguer les mecs » […] et se demandent dans Elle si elles sont « un bon coup » (p. 180)
« Merci les hommes d’aimer les femmes », titrait un journal pour femmes. (p. 181)
Dans les deux cas, nous pouvons parler de citations, mais de citations qui n’ont pas une source définie, qui ne peuvent pas être attribué à un personnage concret, mais sont plutôt la réalisation concrète d’un discours typique.
Le même effet est créé par l’usage de la majuscule pour la mise en avant de l’élément stéréotypé dans la phrase « Elles étaient entrées dans le Souci, de la nourriture, du linge, des maladies infantiles » (p. 99).
D’autre part, l’auteur fait non seulement apparaître les clichés et les stéréotypes dans leur caractère stéréotypé, mais à plusieurs reprises, elle les explique.
Dans de nombreux cas, cette explication ne consiste qu’en un seul mot ou une seule expression, ajouté aux clichés ou stéréotypes, qui, dès le moment de sa perception guide le lecteur dans le sens d’une réflexion sur les stéréotypes de genre.
Comme dans l’exemple suivant les petites filles étaient « enjointes » de ne pas imiter les garçons, et de préférer les jeux calmes. Ainsi, les stéréotypes énumérés à leur propos (ne pas être bruyant, ou sans larmes, ne pas jouer des jeux agressifs, ne pas dire des gros mots, préférer les jeux calmes, la ronde, la marelle, la bague d’or), tous ces stéréotypes deviennent en un mot le résultat d’un processus d’aprentissage, une réaction à une attente de la part de la société. Cette idée s’enchaîne par la suite, quelques lignes plus bas nous pouvons lire « encouragées par les mères et l’école ». Ici, encore plus concrètement, le texte nomme les mères et l’école, comme la source de l’attente d’un comportement stéréotypé, celui d’être rapporteuse, et du cliché qui y est associé, attribué aux filles, « je vais le dire ! ».
Les filles, qui en avaient peur [des garçons], étaient enjointes de ne pas les imiter, de préférer les jeux calmes, la ronde, la marelle, la bague d’or. Les jeudis en hiver, elles faisaient la classe à de vieux boutons ou des figurines découpées dans L’Écho de la mode, disposés sur la table de la cuisine. Encouragées par les mères et l’école, elles étaient rapporteuses, « je vais le dire ! » constituait leur menace favorite. (p. 42)
La même idée apparaît plus tard quand le texte explicite que certains mots étaient destinés (ou non) à l’usage des femmes, en disant « Il y avait toujours des mots pour les hommes et pour les femmes ». Cette fois c’est la manière de parler, les mots utilisés dont il est exprimé qu’ils ont pour origine une attente extérieure.
Elles conservaient la honte des mères vis-à-vis du sexe. Il y avait toujours des mots pour les hommes et pour les femmes, elles ne disaient ni « jouir » ni « queue », ni rien, répugnaient à nommer les organes […] (p. 85)
De commentaires de ce type apparaissent également à propos des stéréotypes et des clichés des garçons, comme celui où nous pouvons lire « c’était un spectacle ».
Même si elles ne le trouvaient pas forcément drôle, c’était un spectacle que leur offraient les garçons en virevoltant autour d’elles, elles en concevaient de la fierté. (p. 66)
Le mot spectacle, suite á l’énumération de mots et comportements stéréotypés des garçons, peut se traduire, à la lumière de la performativité butlerienne22, comme l’explicitation et comme l’explication de ces clichés et stéréotypes ; c’est en raison de leur caractère stéréotypé de garçons, que les garçons présentent ces comportements.
À côté de tous ces cas, où le texte cherche une explication, des cas de remises en question directes ne sont pas absents non plus. En ajoutant « réputées » devant une énumération de stéréotypes de femmes, le texte les met à distance, comme effet renforcé des guillemets.
Elles étaient réputées avoir « tout obtenu », « être partout », et « réussir à l’école mieux que les garçons ». (p. 180)
En soulignant ainsi qu’il s’agit d’un jugement subjectif, ils cessent d’être des vérités générales, l’expression dirige le lecteur vers une remise en question de la vérité de leur contenu.
La remise en question est présente également dans des descriptions de comportements des filles et des femmes, qui accompagnent dans certains cas les clichés et stéréotypes et contredisent aux clichés et stéréotypes traditionnels. Dans ces descriptions cette contradiction est tout le temps rendu visible, avec des éléments qui signalent qu’il s’agit de comportements contre les attentes de la société.
Ainsi ces éléments, même s’ils ne sont pas des stéréotypes traditionnels de filles et de femmes, font partie de la construction de leur image par des stéréotypes, en créant un contre-point, une image qui coexiste avec celle-ci, mais sans être visible.
Comme la phrase qui suit directement les stéréotypes énumérés sur les petites filles, nous montre, le texte met ensemble ces éléments avec une multitude d’expressions qui soulignent leur caractère caché.
Elles s’interpellaient entre elles en disant hé machine !, écoutaient et répétaient avec des chuchotements, la main sur la bouche, des histoires malpolies, ricanaient sous cape à l’histoire de Maria Goretti […], s’effrayaient de leur viciosité, insoupçonnée des adultes. (p. 42)
Toutes ces expressions, « entre elles », « avec des chuchotements, la main sur la bouche », « sous cape », « s’effrayaient de leur viciosité », « insoupçonnée » renvoient à un cadre dans lequel cette image reste invisible derrière l’image stéréotypée.
Mais, à côté de ces démarches, dans certains cas, le texte va plus loin, et une réflexion sociale apparaît ouvertement dans le texte déjà, comme toutes ces remarques accompagnant les stéréotypes de la jeune femme dans les années cinquante, nous montrent, exprimant à multiples reprises à quel point ces stéréotypes sont en rapport étroit avec la société dans laquelle ils s’inscrivent, en mettant l’accent sur leurs effets nuisibles : « La honte ne cessait pas de menacer les filles », « toujours guettée par le trop », « tout d’elles était l’objet d’une surveillance généralisée de la société », « pour les protéger des hommes et du vice », « Rien, ni l’intelligence, ni les études, ni la beauté, ne comptait autant que la réputation sexuelle d’une fille, c’est-à-dire sa valeur sur le marché du mariage, dont les mères, à l’instar de leurs mères à elles, se faisaient les gardiennes » (p. 76)
L’attitude critique apparaît donc déjà individuellement dans les énumérations des clichés et des stéréotypes des femmes, mais elle devient plus marquante avec la reprise des mêmes clichés et stéréotypes dans la description des époques différentes.
Ceci tend à montrer plus l’évolution progressive des stéréotypes et des clichés associés aux femmes. Si nous regardons la même thématique dans les stéréotypes à deux endroits différents du texte, nous pouvons constater qu’ils reflètent les changements survenus.
Les garçons, êtres bruyants, sans larmes, toujours prêts à lancer quelque chose […], disaient des gros mots, lisaient Tarzan et Bibi Fricotin. Les filles, qui en avaient peur, étaient enjointes de ne pas les imiter, de préférer les jeux calmes, la ronde, la marelle, la bague d’or. (p. 42) | Mêlés depuis la maternelle, les filles et les garçons évoluaient tranquillement ensemble dans une espèce d’innocence et d’égalité à nos yeux. Les uns et les autres parlaient le même langage rude et grossier […] Nous regardions leur autonomie et leur indépendance avec étonnement et satisfaction (p. 157–158) |
Rien, ni l’intelligence, ni les études, ni la beauté, ne comptait autant que la réputation sexuelle d’une fille, c’est-à-dire sa valeur sur le marché du mariage […] (p. 76) | Elles étaient réputées avoir « tout obtenu », « être partout » et « réussir à l’école mieux que les garçons ». (p. 180) |
Elles conservaient la honte des mères vis-à-vis du sexe. Il y avait toujours des mots pour les hommes et pour les femmes […] (p. 84) | Qu’elles disent « draguer les mecs », dévoilent leurs fantasmes et se demandent dans Elle si elles sont « un bon coup » était la preuve de leur liberté et de leur égalité avec les hommes. (p. 180) |
[…] assises par terre sous le poster Une femme sans hommes c’est un poisson sans bicyclette […] (p. 115) | Le féminisme était une vieille idéologie vengeresse et sans humour […] (p. 180) |
Un des exemples les plus visibles est la situation des enfants, filles et garçons, car c’est le sujet qui est présenté dès les années cinquante, et repris également aux années quatre-vingt, une génération plus tard. Les stéréotypes des années cinquante relatifs aux filles (avoir peur des garçons, ne pas dire des gros mots, préferer les jeux calmes) deviennent pour les années quatre-vingt des stéréotypes partagés avec les garçons : grandir ensemble, utiliser le « même langage rude et grossier », être autonome et indépendant.
Mais cela se présente à plusieurs niveaux dans les clichés et stéréotypes des femmes. Pendant qu’aux années cinquante la situation des femmes, leur place dans la société est exprimé ainsi : « Rien, ni l’intelligence, ni les études, ni la beauté, ne comptait autant que […] sa valeur sur le marché du mariage », aux années quatre-vingt-dix il sera formulé de cette manière : « Elles étaient réputées avoir « tout obtenu », « être partout » et « réussir à l’école mieux que les garçons » ».
Encore entre les années cinquante et quatre-vingt-dix nous voyons un changement dans l’attitude et surtout de façon de parler en ce qui concerne la sexualité : « Elles conservaient la honte des mères vis-à-vis du sexe. Il y avait toujours des mots pour les hommes et pour les femmes » va céder la place à « Qu’elles disent « draguer les mecs », […] et se demandent dans Elle si elles sont « un bon coup » était la preuve de leur liberté et de leur égalité avec les hommes. »
Mais la différence se montre même dans l’acception du féminisme par les femmes, que nous voyons aux années soixante « assises par terre sous le poster Une femme sans hommes c’est un poisson sans bicyclette ». Aux années quatre-vingt-dix le féminisme devient pour elles « une vieille idéologie vengeresse et sans humour ».
C’est dans ce cadre qu’un autre cliché s’inscrit, qui ne figure qu’une fois dans le texte, sans reprise, mais pourtant quand en parlant du divorce en cours, l’auteur mentionne « [les parents] qui avaient prévenu au moment du mariage, le divorce ça n’existe pas chez nous » (p. 144), le placement du cliché déjà dépassé renvoie au changement survenu.
À plusieurs reprises, il ne s’agit pas uniquement des clichés et des stéréotypes qui disparaissent, ou sont remplacés par d’autres au fil des temps, mais apparaît dans le texte explicitement le changement d’un cliché ou stéréotype.
À propos de l’arrivée du féminisme dans la vie des femmes aux années soixante, nous lisons « Un sentiment de femme était en train de disparaître, celui d’une infériorité naturelle » (p. 116), phrase marquant un changement majeur dans la condition féminine, avec la disparition (en cours) du vieux stéréotype de l’infériorité des femmes.
Les transformations dans les relations des couples sont reflétées à leur tour dans la phrase « Ils enviaient les jeunes qui, dans l’approbation unanime, pratiquaient une « cohabitation juvénile » à laquelle ils n’avaient pas eu droit » (p. 143).
La reprise des stéréotypes des enfants, regardés ci-haut, est accompagnée d’une évaluation favorable de la modification de la situation, « Nous regardions leur autonomie et leur indépendance avec étonnement et satisfaction : comme quelque chose de gagné dans l’histoire des générations » (p. 158). Ce n’est pas le cas partout, dans la description de la condition féminine aux années quatre-vingt-dix, des commentaires défavorables et favorables au changement apparaissent, « Plus que jamais les femmes constituaient un groupe surveillé, dont les comportements, les goûts et les désirs faisaient l’objet d’un discours assidu, d’une attention inquiète et triomphante » (p. 180), « Nous ne savions plus si la révolution des femmes avait eu lieu. » (p. 182), et « Par rapport à nos mères, refermées et suantes dans leur ménopause, on avait l’impression de gagner sur le temps » (p. 182).
La reprise des mêmes thématiques, et souvent des mêmes stéréotypes, mais changés, fait coexister plusieurs images de la femme, incapables de se fondre en une seule image cohérente. Les stéréotypes différents qui appartiennent à des contextes socio-historiques différents, comme ils sont ainsi mis à côté, se dénoncent mutuellement en tant que stéréotypes.
En guise de conclusion, nous pouvons constater que, à l’aide de clichés et de stéréotypes, le texte nous présente l’image de la femme dans sa multiplicité, ou encore plus une superposition d’images qui correspondent aux images traditionnelles stéréotypées.
Mais par le traitement critique des clichés et des stéréotypes, qui sont les éléments de base de la construction de cette image, ou plutôt ces images, et ainsi par les démarches que nous avons vus – la mise en évidence, les commentaires critiques insérés dans le texte, ajoutés aux clichés et aux stéréotypes, et la juxtaposition de stéréotypes tout à fait différents dans des contextes socio-historiques différents – le texte non seulement les présente, mais en même temps il les dénonce dans leur caractère stéréotypé, et dans leur caractère imposé ; ce qui mène vers une remise en question générale de ces images.
Ruth Amossy & Elisheva Rosen : Les discours du cliché, Paris : SEDES, 1982 : 50.↩︎
« Cliché » in Alain Rey, Josette Rey-Debove (éd.) : Le nouveau Petit Robert, Paris : Dictionnaires Le Robert, 2007 : 448.↩︎
Ruth Amossy & Elisheva Rosen : Les discours du cliché, Paris : SEDES, 1982 : 9–17.↩︎
Ruth Amossy & Anne Herschberg Pierrot : Stéréotypes et clichés, Paris : Armand Colin, 2014 : 29.↩︎
Marie Franco & Miguel Olmos : « Lieux communs : histoire et problématiques », Pandora 1, 2001 : 11–27, p. 20.↩︎
Ruth Amossy & Elisheva Rosen : Les discours… op.cit.: 10.↩︎
Ibid.: 47–82.↩︎
Ibid.: 17–21.↩︎
Ibid.: 47–50.↩︎
Michael Riffaterre : « Fonction du cliché dans la prose littéraire », in : Essais de stylistique structurale, Paris : Flammarion, 1971 : 161–181, pp. 176–178.↩︎
Ruth Amossy & Elisheva Rosen : Les discours… op.cit.: 66–71.↩︎
Ibid.: 47–50.↩︎
Idem.↩︎
Ruth Amossy & Elisheva Rosen : Les discours… op.cit.: 50.↩︎
Ibid.: 47–50.↩︎
https://auteurs.contemporain.info/doku.php/auteurs/annie_ernaux, consulté le 20 mai 2021.↩︎
Annie Ernaux : Les années, Paris : Gallimard, « Folio », 2009 : 187.↩︎
Ibid.: 235.↩︎
Un livre un jour. Annie Ernaux : Les Années, sur Ina.fr, le 11 mars 2008, http://www.ina.fr/video/3577128001, consulté le 20 mai 2021.↩︎
Les numéros de page des citations en exemple renvoient tous à l’édition suivante : Annie Ernaux : Les années, Paris : Gallimard, « Folio », 2009.↩︎
L’auteur souligne. Dans nos exemples nous garderons la forme originale des citations prises des Années, et nous ne soulignerons rien dans la citation elle-même.↩︎
Judith Butler: Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York : Routledge.↩︎