Verbum – Analecta Neolatina XXIII, 2022/1

ISSN 1588-4309; ©2022 PPKE BTK



1 Ouverture

Des accords délicats à la guitare auxquels s’ajoutent le timbre caverneux d’un agogo et des rythmes virtuoses sur les congas accompagnent la vibration charnelle que revêt le corps de Papa Wemba, le roi de la rumba congolaise qui enflamme la piste de dance en tapant dans les mains et en tortillant la hanche, avec un large sourire sur les lèvres. Il jette un regard approbateur sur le guitariste qui, en frôlant à peine les cordes de son instrument, introduit la pièce musicale Bakwetu témoignant de « la joie et l’euphorie2 » de la rumba, un style de musique et une danse « au caractère éminemment Congo3 ». Au prélude succède le chant de l’artiste qui, de sa voix haut perchée et nasale, invite les spectateurs à se rapprocher, à danser et à renouer avec la terre, la nature et les ancêtres. L’improvisation hallucinogène à la guitare précède les cris qui amènent son corps auréolé de bonheur à se livrer à toutes sortes de mouvements, aux sauts périlleux et aux ondulations en cadence. Un trémoussement se propage jusqu’aux pieds du musicien en transe qui se libère avec sa prestation pleine de dynamisme et de résolution et son accoutrement extravagant des restrictions de la politique d’authenticité de Mobutu. L’exaltation de la foule en délire est palpable et personne ne peut s’empêcher de bouger ni pendant un concert de Papa Wemba ni au Mambo de la Fête, un lieu de débordement dionysiaque ne désemplissant pas où Sanza, enfant de la rue emporté par la rumba tout simplement irrésistible, se lance dans la Danse du Vilain dans le roman éponyme :

C’était au-delà de mes forces. Le morceau était tout simplement irrésistible. Je tapotais fiévreusement la table à laquelle je m’étais adossé. La population du Mambo, à l’instar des vagues échouant sur la plage, approchait de deux pas, reculait de quatre. Emballé, je ne pus m’empêcher de me trémousser4.

Inspiré par l’énergie de l’artiste de la rumba congolaise et par son grand classique Bakwetu Fiston Mwanza Mujila écrit et construit La Danse du Vilain en reprenant les chansons qui ont bercé son enfance. Les 54 chapitres vibrent au rythme de ce style de musique « invent[é] pour être écout[é] et dans[é] à plusieurs5 » que Mwanza a découvert dans sa jeunesse au bar de son grand-père à Lubumbashi. L’écrivain d’origine congolaise et résidant à Graz se renouvelle en conservant « sa singularité : une langue qui chante6 » dans son deuxième roman publié en 2020 qui fait écho au succès de Tram 83, « un volcan, une énergie folle7 » plusieurs fois primé.

« Tu es arrivé sur la scène littéraire comme une véritable surprise8 », souligne Alain Mabanckou dans la préface de l’édition de poche française du premier roman Tram 83 qui, comme La Danse du Vilain, surprend, déconcerte et ébahit le lecteur avec une langue virtuose au-delà des conventions linguistiques et stylistiques et une structure qui épouse les méandres et les remous labyrinthiques du fleuve Congo. Impressionné par les harmonies, les cacophonies et l’interaction artistique de différentes voix le lecteur tend l’oreille comme l’auditeur d’un concert. L’analyse de l’aventure acoustique est au cœur de cet article consacré à l’étude des relations intermédiales dans l’œuvre de Fiston Mwanza Mujila. Comment la rumba, genre musical ancré dans la culture africaine, influence-t-elle à travers sa composition et ses structures rythmiques l’esthétique des romans ? Quelle est la fonction de cette symbiose ?

2 L’intro

Dès les premières sonorités, La Danse du Vilain emmène le lecteur dans un univers bouillonnant où la dictature du maréchal Mobutu s’effondre. Bouleversés par la tyrannie de ce souverain qui a aspiré « avec sa folie des grandeurs9 » à l’uniformité de la culture zaïroise et troublés par les répercussions économiques, les Congolais sont confrontés à un avenir incertain. En écoutant la rumba congolaise pour amenuiser leur désespoir, les visiteurs du Mambo de la Fête jettent des regards méfiants à Franz Baumgartner, écrivain autrichien portant une valise pleine de phrases inachevées. Après avoir croisé des enfants de la rue, des chercheurs de diamants, un fou à la perruque, la « Madone des mines angolaises » et la police secrète il se met à rassembler les bribes des phrases « réécrites, raturées, amochées, rafistolées […]10 » :

Franz s’assit et commença fiévreusement à gribouiller. […] Il avait le souffle coupé, transpirait, rigolait, poussait des miaulements de chat, comme s’il avait un fleuve dans le ventre, les yeux braqués sur le plafond […]11.

À l’instar d’un chaman, sous l’emprise d’un esprit divin, de drogues, dans un état fiévreux ou comme si le fleuve Congo, cette « rivière furieuse, un torrent d’une puissance infinie12 », sévissait dans ses intestins, Franz compose un roman avec ces rencontres et crée « de toutes ces histoires un univers »13. Ce processus d’écriture qui s’accompagne des réactions physiques (souffle coupé, transpirait) et des sons inattendus (miaulements de chat) ressemble aux lectures publiques de Mwanza qui ne se limite pas à la simple lecture de sa « poésie fluviale14 ». Tout au contraire il les présente en criant, hurlant, chantant, riant, bégayant, gémissant, sanglotant, hoquetant, bourdonnant, en s’inspirant de « ce fleuve-dieu15 », en improvisant avec des bruits et des sons et en adaptant sa voix au timbre de différents instruments. Avant que les mots n’apparaissent Mwanza porte en lui la conscience d’un rythme qui fait respirer son roman: « Le rythme précède le texte. Avant d’écrire je cherche un rythme, un tempo […]16 ».

Afin de décrire l’esthétique des œuvres de Mwanza je me réfère à l’approche ancrée dans la pragmatique de Rolf Klöpfer qui présuppose une triade de dimensions réunissant Mimésis, Diskurs et Sympraxis. Alors que la Mimésis, une conception développée par Aristote, analyse l’imitation du réel dans la littérature, la structure du récit est examinée au niveau de Diskurs. Regroupant les deux derniers aspects Klöpfer analyse les réactions, les sensations et les émotions déclenchées au niveau sympraxique. Empruntant ce néologisme à Novalis, Rolf Klöpfer attire l’attention sur la réception et sur les stratégies qui amènent le lecteur à réfléchir et à sentir en suscitant des attentes et de la curiosité: « Sympraxen lassen ihn [den Adressaten] selbst zum Macher werden und geben ihm als solchem Selbsterfahrung17 ». Cette interaction peut générer une « besondere Energeia18 », une expérience esthétique à laquelle contribuent, telle est mon hypothèse, les analogies musico-littéraires avec une implication de l’œil et de l’oreille.

A l’opposition de la distinction de la musique et de la langue qui représentent pour les sciences culturelles occidentales deux phénomènes sonores à priori disparates, la tradition africaine repose sur une connexion étroite des deux codes de communication humains. Ludovic Ibarrondo met en avant « (l)a transmission du savoir [qui] a longtemps été principalement orale19 » et le reste jusqu’à aujourd’hui dans les langages tambourinés et les langues sifflées. Dans son poème An die Musik Rainer Maria Rilke conçoit l’art sonore comme une « langue où prennent fin les langues20 » et pour Leonard Bernstein la musique représente un langage métaphorique et une capacité universelle qui permet d’exprimer des états d’âme et des émotions, « certainly the deepest universals we all share21 ». Il est indéniable que la littérature et la musique se rapprochent et s’entrelacent dans les œuvres du romancier subsaharien. Pour discerner l’emprunt des éléments stylistiques au jazz et à la rumba congolaise, la systématisation des relations intermédiales de Werner Wolf se révèle être enrichissante. L’interaction de l’expression langagière et acoustique peut être décrite avec la distinction entre la référence explicite à la musique, que Wolf désigne telling, et avec l’imitation implicite de la musique et des parallèles structurels, sémantiques et esthétiques, qu’il dénomme showing. Les deux formes reposent sur une homogénéité médiale : « […] intermedial reference exclusively operates on the basis of the signifiers of the dominant « home » or « source » medium22 ». Admettant que les catégories, « theoretische Abstraktionen23 », peuvent être combinées, l’étude de la littérature subsaharienne contemporaine peut mener à une différenciation plus précise des stratégies intermédiales.

Non seulement cette „intermediale Referenz durch altermediale Imitation24 », mais aussi les postulats de la Neue Ästhetik de Gernot Böhme s’avèrent fructueux pour l’analyse de la réception d’un texte littéraire, « der zuallererst selbst etwas ist, eine eigene Wirklichkeit besitzt25 ». Selon ce dernier, les écrivains provoquent des atmosphères avec les « Ekstasen des Dings26 » qui procurent une chair de poule, qui font rire, s’épancher sur les larmes ou éprouver une sensation de bien-être. Cet article est consacré à l’analyse des stratégies stylistiques qui provoquent les « extases » des romans de Mwanza. Pourquoi le lecteur se sent-il emporté par leur élan et leur rythme ? Quel rôle les relations intermédiales jouent-elles pour le contenu émotionnel ? Je me propose de présenter dans les prochains paragraphes l’aventure acoustique de La Danse du Vilain qui se déploie dans l’imagination du lecteur avec un telling des références explicites et un showing des analogies musicales.

3 « […] ils dansent et dansent la merveilleuse danse du vilain27 » : Un telling et un showing des analogies musico-littéraires dans La Danse du Vilain

L’ouverture vibre aux « longues tirades28 », aux « galipettes29 » et aux « incantations30 » de Tshiamuena que les creuseurs zaïrois appellent « la Madone des mines de Cafunfu31 » grâce à sa bienveillance et sa générosité. Les descriptions de « sa voix rocailleuse32 » jalonnent les chapitres dans lesquels cette « conteuse hors pair33 » omnisciente parle de l’eldorado angolais en « susurr[ant]34 » et en « hurl[ant]35 » quand elle souligne dans ses « soliloques36 » et ses « vociférations37 » les conséquences de la chasse aux diamants sur l’économie du pays limitrophe de la République démocratique du Congo. D’un naturel lunatique elle « grogn[e]38 » avant de s’éclater dans « un rire bruyant39 » dans l’instant qui suit et quand elle philosophe sur la chance, elle « pleur[e]40 ». Dès qu’elle se met à « s’égossill[er]41 » cette femme âgée de plusieurs siècles et atteinte de fantasmagorie fait oublier les catégories temporelles et spatiales. Sa voix solennelle et vibrante emmène les Zaïrois dans un univers transcendant loin de la misère, les paralyse et les « hypnotisait dès qu’on croisait ses yeux42 ». Les exclamations, telles que « Ah ! la Madone !43 » ou « Quelle femme !44 », montrent l’enchantement des creuseurs pour cette égérie vénérée et redoutée à la fois. Selon une légende, Tshiamuena a sauvé ses parents d’un incendie avec les larmes qui ont pris « la mesure du fleuve (zaïrois)45 » au début de sa « vie incendiaire46 ».

L’eau et le feu sont omniprésents non seulement dans l’ouverture, mais aussi à la fin de La Danse du Vilain. Le roman se ferme sur un poème intitulé La cadence dans lequel les enfants des rues, aux paupières incendiées par la colle, se passionnent pour les diamants avec un océan d’images incandescentes. Comme la cadence, une « formule mélodico-harmonique47 », conclut une pièce musicale avec l’enchainement de l’accord de dominante à l’accord de tonique, ce poème crée une impression d’harmonie avec des allitérations en position initiale dans réservoir de rêves et les sons homophones à l’intérieur de mots ou à la fin des vers ; les voyelles [i] et [u] dans gamins avachis roupillent et dans bouche ouverte en sont des exemples. Les expressions récurrentes et la reprise de syntagmes dans les derniers vers (des gamins, des gamins, ils dansent et dansent la merveilleuse danse du vilain) matérialisent l’aspiration vaine et désespérée à la richesse. Sur l’entrelacement des éléments, des médias et des continents repose le roman cadencé La Danse du Vilain dans lequel les frontières entre l’eau et le feu, l’oralité et l’écriture, l’Afrique et l’Europe s’estompent.

3.1 Un telling des références explicites

Au Mambo de la fête les noctambules écoutent Youyou aleli Veka de Wendo Kolosoy, « un des morceaux de rumba les plus mélancoliques48 ». Accompagné par le battement saccadé sur une conga, par l’entrechoc régulier des claves, par des accords d’un guitariste virtuose et par deux choristes qui rejoignent sa voix d’une tessiture exceptionnelle, Wendo émet des lamentations avec de longues notes graves avant de s’abandonner à des aigues presque inaccessibles. Avec ses changements rapides de registres, ce « précurseur de la musique congolaise moderne49 » entonne un Jodler en passant de la voix de tête à la voix de poitrine. A cette chanson inspirée par les traditions musicales du pays natal de Franz s’ajoute un éventail de grandes stars de la musique africaine. Dans l’imagination du lecteur Mwanza fait entendre le saxophone d’un Manu Dibango, la trompette d’un Hugh Masekela et le chant énergique d’un Papa Wemba. Avec une large impatience et « une énorme euphorie50 » la « foule en furie51 » attend la prestation du dernier musicien alors que la voix suave de Tabu Ley Rochereau dans Adios Tété résonne dans la radio de la voiture de Monsieur Guillaume. Le Mambo de la fête doit son nom à l’œuvre musicale éponyme de la chanteuse japonaise Misora Hibari que Mwanza voulait « immortaliser dans ce roman52 », la voix lisse et perçante de Lucie Eyenga fredonne : « Il nous reste que la rumba, notre rumba nationale53 » et un chanteur mis à la porte par son futur beau-père se plaint de « l’amour impossible54 » pour sa bien-aimée dans le « massive hit55 » Marie-Louise de Wendo et du guitariste Bowane.

Les instruments de musique et la description de leur interaction jalonnent le texte. Mwanza décrit les solos extatiques d’un saxophone, « les riffs psychédéliques de guitares hawaïennes56 » et l’accordéon joué à la manière de Camille Feruzi, le premier artiste à avoir introduit cet instrument à clavier dans la musique congolaise. Les cordes de la cora « portée à l’apothéose57 » par le griot sénégalais Soriba Kouyaté vibrent, la peau de chèvre qui recouvre la conga frémit dans une « bouillante polyrythmie58 », les trombones, le tuba et la trompette prennent le pas sur le piano à queue et les contra-basses avec leur timbre cuivré et tonitruant et les percussions jouées à la façon du batteur allemand Günther Baby Sommer donne une pulsation constante à La Danse du Vilain. Les idiophones traditionnels appelés ngungi donnent leur nom au héros du roman alors que sanza, son compagnon et rival, se réfère à un piano à pouce, « […] perhaps the most important of all [instruments] to Congo music59 ». Dans la Note de l’auteur à la fin du roman Mwanza, ce « poète-musicien60 » qui adopte le jazz et la rumba comme référents esthétiques, rend l’inspiration musicale explicite : « Ces pages ont été écrites souvent la nuit, bercées par le jazz sud-africain […] et la rumba zaïroise […]. Ce roman est aussi celui de ces musiciens61 ».

3.2 Un showing des analogies musico-littéraires

Un écrivain idéaliste, un bar grouillant, l’aspiration au diamant « qui fait perdre la raison62 », un « système entre mines et marchandises63 » et une diva mystérieuse ; dans le deuxième roman le lecteur réel retrouve des motifs déjà à l’œuvre dans Tram 83. Enveloppé par une mousse de mots qui voltigent et tournoient dans une danse débridée et épuisé par un flot d’impressions, il a tendance, tel un danseur pris de vertige après s’être tourné sur lui-même à plusieurs reprises, à perdre l’orientation pendant la lecture de La Danse du Vilain. Le lecteur reconnait l’« énergie du conteur effervescent64 », la liberté et la désinvolture de son écriture qui se reflètent dans les dialogues interrompus d’une manière imprévue, dans les énumérations interminables et dans des idées juxtaposées privées de cohérence apparente. Au fil des pages on découvre des paroles de chansons, des poèmes, des remarques ironiques et cyniques et des passages se caractérisant par un style élaboré et neutre. Dans une énumération à en prendre le souffle scandée par la reprise en anaphore du conjonction que Mwanza décrit les observations de Ngungi qui connait par cœur les habitudes des riverains : « Comme tous les gamins de la rue, ils savaient que les agents de la Banque du Zaïre avaient une pause de deux heures et […] que les enseignants du lycée Imara touchaient leur salaire le deuxième jour du mois, que tous les Libanais ouvraient leurs échoppes à 10 heures et qu’ils étaient solidaires jusqu’à imposer le même tarif […] sur les produits dans leurs boutiques […]65 ».

À l’instar d’un compositeur qui crée des mélodies en associant des notes et des accords aux indications de tempo et de nuances, Mwanza combine les lettres, les mots et les phrases : « Les mots sont des notes […]. J’écris comme si je composais une partition de musique et vois le résultat de mon travail comme un concert66 ». Dans la partition de La Danse du Vilain les mélodies de rumba se mêlent aux passages solistes et au brouhaha des visiteurs du Mambo de la fête. Les chapitres dans lesquels les héros prennent tour à tour la parole précèdent les sections dissonantes qui matérialisent avec une cacophonie de différentes voix superposées simultanément l’agitation frémissante dans la capitale cuprifère du Haut-Katanga ; la conversation entre Franz et d’autres opposants au régime qui envisagent de peindre en rouge les façades du commissariat en est un exemple. Comme s’ils voulaient oublier le danger de cette action subversive ils soulignent avec enthousiasme l’importance de la bière et de la rumba, ces « sœurs jumelles67 », en coupant la parole à leurs interlocuteurs et en les interrompant. Ce vacarme empêche le lecteur de distinguer la voix de Franz des propos de Sanza, de Leandro ou de Magellan. Les questions posées à l’écrivain, « […] dans ton pays, on danse aussi la rumba ?68 », succèdent pêle-mêle aux descriptions des préférences musicales, « Tu ferais mieux de t’occuper du reggae69 », et aux explosions de colère : « Il [Monstre, le chien de Sanza] m’a pissé dessus, Monstre m’a pissé dessus70 ».

Dans cette composition polyphone Mwanza parvient à imiter la spontanéité de la rumba profondément ancrée dans l’oralité des musiques africaines. La voix humaine joue un rôle primordial dans cette « civilisation de la parole71 » qui s’est développée grâce à la transmission orale des mythes. La modification du timbre de la voix du conteur et le rajout de nouveaux adjectifs et des expressions originales rendent toutes les présentations uniques bien qu’elles soient focalisées sur la même légende. L’improvisation et la variation « orientent [la] forme72 » des traditions musicales congolaises et inspirent les artistes de rumba qui répètent « dans la recherche de transe73 » une cellule rythmique de façon obsessionnelle en soumettant la mélodie initiale « à divers traitements techniques et expressifs, d’ordre ornemental, harmonique, contrapuntique, tonal74 ». A l’instar des musiciens Mwanza recourt au thème principal suivant à maints endroits du roman pour décrire les visiteurs du Mambo de la fête amoureux de l’accumulation des biens matériels :

Les clients – de sexe masculin et de sexe féminin – préféraient dix mille fois tomber amoureux, avoir le béguin, s’amouracher, s’envoyer en l’air ou sortir avec une personne laide mais riche – le mot est d’eux – que de glander avec Miss Monde ou le plus bel homme de la planète75.

La Danse du Vilain est parsemé de nombreux portraits des clients – de sexe masculin et de sexe féminin- qui se répètent comme un leitmotiv et dépeignent une société privée de valeurs éthiques dans laquelle l’avidité, la quête du profit et la corruption règnent. Au lieu de recopier ce motif mot pour mot, Mwanza le modifie dans les réitérations et y ajoute des variations et de nouvelles caractéristiques des fêtards qui sont des illustrations par excellence de ce « chacun pour soi existentiel76 ». Il est difficile de satisfaire « l’appétit glouton des clients – de sexe masculin et de sexe féminin77 », « les clients du Mambo – de sexe masculin pour la plupart – honniss[ent] les paumés78 » et méprisent les démunis et les marginaux, et les vêtements fastueux et élégants permettent aux « clients – de sexe masculin et de sexe féminin – en manteaux de fourrure, costumes-cravates, robes de mariée, […]79 » de montrer leur réussite.

L’affinité étroite avec la musique permet à Mwanza « d’aller au-delà des notions qu’[il a] de la littérature80 ». Sur l’ingéniosité, une qualité chère à l’écrivain et aux musiciens de rumba qui renoncent à la notation de leurs chansons « emerging first from the composer’s imagination, then arranged by the group and memorized81 » reposent les moments extatiques où tous les « musiciens » de la partition, les protagonistes, les clients du bar et le grand orchestre qui « électris[ait] la salle82 », semblent être portés par le même élan. Dans l’instant tant attendu où les doigts de l’instrumentiste commencent à surfer sur le manche de la « guitare majestueuse83 » envoûtant les auditeurs avec ses sonorités expérimentales dans un solo appelé le sebene « where most of the dancing occurred84 », les tables et les chaises sont renversées, les auditeurs hypnotisés par les cordes qui « vibr[ent] de plaisir, rayonn[ent] de bonheur85 » se lèvent, se précipitent vers la piste de danse et chaloupent comme des épileptiques, l’esprit happé par la musique. La Danse du Vilain déchaine les corps des danseurs enfiévrés en plein égarement qui oublient les soucis en s’admirant dans le reflet des miroirs et en débordant de joie dans une « ivresse des pieds86 ». Cette « fièvre rumbera87 » se reflète dans une langue virtuose qui fait fi des règles grammaticales, s’inspire du potentiel de subversion de la rumba et atteint son paroxysme dans de nombreuses répétitions et énumérations, comme la reprise en anaphore du pronom on traduisant l’exaltation des danseurs à bout de souffle en témoigne: « On se tenait debout […]. On avançait d’un pied […] ; on accomplissait la même chose pour le pied suivant ; ensuite on sautait avec les deux pieds en avant, on reculait avec les deux pieds en arrière. On relevait sa tête […]88 ». 

A la fin du poème Pour saluer le Tiers Monde Aimé Césaire rappelle : « Notre Afrique, c’est une main droite, la paume devant et les doigts bien serrés89 ». Avec la métaphore d’une main tendue disposée à l’échange et au partage cet écrivain qui a lutté pour la revalorisation des valeurs du monde noir met en avant l’hospitalité, une qualité chère à la société africaine. Le souvenir des misères et de la souffrance de « toutes les mains blessées du monde90 » est au cœur du poème que Césaire a dédié à Léopold Sédar Senghor, père fondateur du mouvement littéraire et politique de la Négritude. Dans la postface de son recueil de poèmes Éthiopiques Senghor souligne la musicalité de la poésie de son compatriote :

Quoi d’étonnant qu’il [Aimé Césaire] se serve de sa plume comme Louis Armstrong de sa trompette ? Ou, plus justement peut-être, comme les fidèles du Vaudou, de son tam-tam ? Il a besoin de se perdre dans la danse verbale, au rythme du tam-tam pour se retrouver dans le Cosmos91.

L’œuvre de Mwanza, cet « homme qui danse avec les mots92 », fait écho à l’héritage des poètes de la Négritude en insufflant l’énergie et l’impulsivité de la rumba congolaise dans la danse verbale du roman La Danse du Vilain.

4 La cadence

Convaincu que l’eau influence l’état d’âme de l’homme et permet d’accéder au subconscient et aux morts qui demeurent « avec nous, près de nous, en nous93 », le philosophe Gaston Bachelard s’abandonne à sa propre rêverie au bord d’un fleuve : « En rêvant près de la rivière, j’ai voué mon imagination à l’eau […]. Je ne puis m’asseoir près d’un ruisseau sans tomber dans une rêverie profonde94 ». Un fleuve pourrait être, avec sa souplesse et son dynamisme, une métaphore existentielle de Fiston Mwanza Mujila, un artiste cosmopolite qui vit dans un entredeux culturel. « Mon roman [Tram 83] est comme un fleuve […] il peut aller au-delà des frontières comme un fleuve qui traverse des pays. Tout est en mouvement95 », souligne Mwanza qui, en écrivant, communique avec les divinités et les ancêtres, comme s’il était « dans une prière, une vocation, […]96 ».

Reposant sur la théorie d’intermédialité de Werner Wolf, sur la terminologie de Rolf Klöpfer et sur la Neue Ästhetik de Gernot Böhme, les réflexions de cet article ont révélé que les analogies musicales contribuent à l’expérience esthétique et à l’« extase » du roman en émouvant le lecteur au niveau sympraxique. Telle une chute d’eau qui emporte tout sur son passage, l’écriture de Mwanza se libère des ornières esthétiques et des conventions formelles et génériques avec un showing et un telling des parallèles musico-littéraires. Aux références explicites, telles que la description des instruments typiques de l’Afrique subsaharienne, de leur timbre et de leur interaction et la présentation des musiciens africains, asiatiques et européens, s’ajoute l’emploi des techniques musicales et des structures rythmiques de la rumba. Des paragraphes polyphones et dissonants, les répétitions et les variations d’un thème, la transgression des normes et l’improvisation qui atteint son paroxysme dans des énumérations interminables privées de signes syntaxiques font succomber le lecteur aux rythmes trépidants de La Danse du Vilain. Dans les rues de Lubumbashi, au Mambo de la fête, dans les pieds des fêtards, dans les doigts des guitaristes et des saxophonistes, dans les corps en balancement constant et dans le roman de Mwanza tout est en mouvement. Comme la musique, un « art du moment97 » qui capture l’instant, l’écriture de Mwanza se déploie dans la mobilité et la spontanéité.


  1. F. Mwanza Mujila : La Danse du Vilain, Paris : Métailié, 2020 : 253.↩︎

  2. Ibid. : 171.↩︎

  3. C. Ossinonde : L’histoire de la Rumba cubano-congolaise, Paris : Edilivre, 2012 : 30.↩︎

  4. F. Mwanza Mujila : La Danse du Vilain…, op.cit. : 106.↩︎

  5. Ibid. : 171.↩︎

  6. S. Tchak : « La Danse du Vilain. Fiston Mwanza Nasser Mujila », in: http://www.littafcar.org/livres/305/la-danse-du-vilain [consulté le 10.04.2021].↩︎

  7. N. Vanhauwaert : « Tram 83. Fiston Mwanza Mujila », in: critique de “Tram 83”, dernier livre de Fiston MWANZA MUJILA – onlalu [consulté le 10.04.2021].↩︎

  8. A. Mabanckou : « Préface », dans : F. Mwanza Mujila : Tram 83, Paris : Métailié, 2014 : 9–11, p. 10.↩︎

  9. I. Rüf : «Fiston Mwanza Mujila, l’homme qui danse avec les mots », in: https://www.letemps.ch/culture/fiston-mwanza-mujila-lhomme-danse-mots [consulté le 10.04.2021].↩︎

  10. F. Mwanza Mujila : La Danse du Vilain…, op.cit. : 120.↩︎

  11. Ibid. : 253.↩︎

  12. G. Clavreuil : « Les mots du fleuve », Notre librairie 92–93. Littérature congolaise, 1988 : 26–29, p. 26.↩︎

  13. H. Wiener: « Entretien avec Fiston Mwanza Mujila », Graz, 25.11.2020.↩︎

  14. Idem.↩︎

  15. A. Manda Tchebwa : Sur les berges du Congo on danse la Rumba, Paris: L’Harmattan, 2012 : 21.↩︎

  16. Traduction de la citation originale : « Der Rhythmus geht dem Thema voran. Um zu schreiben, muss ich zuerst einen Rhythmus suchen, ein Tempo […]» : F. Mwanza Mujila: « Literarische Selbstgespräche. Von und mit Fiston Mwanza Mujila », Fixpoetry online, 2014, in: https://tinyurl.com/3tbnx7nz [consulté le 10.04.2021].↩︎

  17. R. Klöpfer : Ästhetik in der Werbung. Der Fernsehspot in Europa als Symptom neuer Macht, Frankfurt am Main: Fischer, 1991 : 91.↩︎

  18. R. Klöpfer : « Narrative Kooperation – Semiotische Anmerkungen zum ästhetischen Genuss », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 100, 1990 : 138–153, p. 147.↩︎

  19. L. Ibarrondo: « Des airs de parole : du son et du rythme aux représentations symboliques de la musicalité intrinsèque à la langue », Savoirs en Prisme 4 : Langue et musique, 2015, s.p., in : https://savoirsenprisme.files.wordpress.com/2017/12/numero-4-integral.pdf.↩︎

  20. Traduction de la citation originale: « Sprache, wo Sprachen enden » : R.M.Rilke: « An die Musik », in: E.Zinn (ed.) : Sämtliche Werke 2, Frankfurt am Main: Insel-Verlag, 1975 : 111.↩︎

  21. L. Bernstein : The Unanswered Question. Six talks at Harvard, Cambridge: Harvard University Press, 1976 : 15.↩︎

  22. W. Wolf : « The Relevance of Mediality and Intermediality to Academic Studies of English Literature », in: W. Bernhart (ed.) : Selected Essays on Intermediality by Werner Wolf (1992–2014), Leiden: Brill Rodopi, 2018: 127–152, p. 141.↩︎

  23. W. Wolf : « Musik in Literatur: Showing », in: N. Gess (ed.) : Handbuch Literatur & Musik, Berlin: Walter de Gruyter, 2017 : 95–113, p. 98.↩︎

  24. Ibid. : 95.↩︎

  25. G. Böhme : Atmosphäre, Frankfurt am Main: Suhrkamp, 1995 : 23.↩︎

  26. Ibid. : 33.↩︎

  27. F. Mwanza Mujila : La Danse du Vilain…, op.cit. : 261.↩︎

  28. Ibid. : 13.↩︎

  29. Ibid. : 16.↩︎

  30. Ibid. : 14.↩︎

  31. Ibid. : 11.↩︎

  32. Ibid. : 66.↩︎

  33. Ibid. : 15.↩︎

  34. Idem.↩︎

  35. Ibid. : 25.↩︎

  36. Idem.↩︎

  37. Ibid. : 26.↩︎

  38. Ibid. : 27.↩︎

  39. Ibid. : 30.↩︎

  40. Ibid. : 178.↩︎

  41. Ibid. : 25.↩︎

  42. Ibid. : 12.↩︎

  43. Ibid. : 16.↩︎

  44. Ibid. : 13.↩︎

  45. Ibid. : 17.↩︎

  46. Ibid. : 11.↩︎

  47. J.-C. Baertson : « Un nouveau regard sur la modulation classique », Revue belge de Musicologie 65, 2011 : 223–237, p.224.↩︎

  48. Ibid. : 208↩︎

  49. C. Ossinonde : L’histoire de la Rumba cubano-congolaise…, op.cit. : 42.↩︎

  50. F. Mwanza Mujila : La Danse du Vilain…, op.cit. : 171.↩︎

  51. Ibid. : 106.↩︎

  52. H.Volle : « Entrez dans la danse de l’écrivain Fiston Mwanza Mujila », 2020, in : Entrez dans la danse de l’écrivain Fiston Mwanza Mujila (pan-african-music.com) [consulté le 10.04.2021].↩︎

  53. F. Mwanza Mujila : La Danse du Vilain…, op.cit. : 199.↩︎

  54. Ibid. : 136.↩︎

  55. G.Stewart: Rumba on the River. A history of the popular music of the two Congos, London: Verso, 2000: 28.↩︎

  56. F. Mwanza Mujila : La Danse du Vilain…, op.cit. : 106.↩︎

  57. Idem.↩︎

  58. C. Ossinonde : L’histoire de la Rumba cubano-congolaise…, op.cit. : 36.↩︎

  59. G. Stewart : Rumba on the River. A history of the popular music of the two Congos…, op.cit. : 14.↩︎

  60. A. F. Dupaigre : « À l’écoute des poètes-musiciens : une pratique d’analyse musico-littéraire à l’épreuve des textes », Revue de la littérature comparée 308, 2003 : 483–490, p. 488.↩︎

  61. F. Mwanza Mujila : La Danse du Vilain…, op.cit. : 264.↩︎

  62. Ibid. : 98.↩︎

  63. F. Mwanza Mujila : Tram 83, Paris: Métailié, 2014 : 13.↩︎

  64. H. Artus : « Le mambo des déshérités », in: https://www.monde-diplomatique.fr/2020/10/ARTUS/62305 [consulté le 10.04.2021].↩︎

  65. F. Mwanza Mujila : La Danse du Vilain…, op.cit. : 168.↩︎

  66. P. Lepidi : « Fiston Mwanza Mujila, le musicien des mots », in : Fiston Mwanza Mujila, le musicien des mots (lemonde.fr) [consulté le 10.04.2021].↩︎

  67. F. Mwanza Mujila : La Danse du Vilain…, op.cit. : 157.↩︎

  68. Ibid. : 156.↩︎

  69. Ibid. : 157.↩︎

  70. Idem.↩︎

  71. H. Wiener : « Entretien avec Fiston Mwanza Mujila », Graz, 25.11.2020.↩︎

  72. C. Ossinonde : L’histoire de la Rumba cubano-congolaise…, op.cit. : 19.↩︎

  73. Ibid. : 18.↩︎

  74. C. Goubault : Vocabulaire de la musique à l’aube du XXe siècle, Paris: Minerve, 2000 : 198.↩︎

  75. F. Mwanza Mujila : La Danse du Vilain…, op.cit. : 51.↩︎

  76. Ibid. : 62.↩︎

  77. Ibid. : 53.↩︎

  78. Ibid. : 117.↩︎

  79. Ibid. : 207.↩︎

  80. France24 : « Fiston Mwanza Mujila, le musicien de mots », 2014, in : https://www.youtube.com/watch?v=FqS3ZtWLP7I&t=1s [consulté le 10.04.2021].↩︎

  81. G. Stewart : Rumba on the River. A history of the popular music of the two Congos…, op.cit. : 76.↩︎

  82. F. Mwanza Mujila : La Danse du Vilain…, op.cit. : 51.↩︎

  83. Ibid. : 126.↩︎

  84. G. Stewart : Rumba on the River. A history of the popular music of the two Congos…, op.cit. : 29.↩︎

  85. A. Manda Tchebwa : Sur les berges du Congo on danse la rumba, Paris : L’Harmattan, 2012 : 65.↩︎

  86. Ibid. : 67.↩︎

  87. Ibid. : 71.↩︎

  88. F. Mwanza Mujila : La Danse du Vilain…, op.cit. : 52.↩︎

  89. A. Césaire : « Pour saluer le tiers monde », Poésie française classique et contemporaine, in: https://www.poesies123.com/v2/poeme-pour-saluer-le-tiers-monde-aime-cesaire/ [consulté le 10.04.2021].↩︎

  90. Idem.↩︎

  91. L. S. Senghor : Œuvre poétique, Paris : Édition du Seuil, 1990 : 165.↩︎

  92. I. Rüf : « Fiston Mwanza Mujila, l’homme qui danse avec les mots », in: https://www.letemps.ch/culture/fiston-mwanza-mujila-lhomme-danse-mots [consulté le 10.04.2021].↩︎

  93. G. Bachelard : L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris: Librairie José Corti, 1981 : 96.↩︎

  94. Ibid. : 12.↩︎

  95. Traduction de la citation originale: « Mein Roman ist wie ein Fluss, […] er kann über Grenzen fahren, wie ein Fluss durch Länder fließt. Alles ist in Bewegung » : J.Schafferhofer : « Fiston Mwanza Mujila. Ein Fluss braucht kein Visum », 2017, in:

    https://www.kleinezeitung.at/kultur/buecher/5257217/Interview_Fiston-Mwanza-Mujila_Ein-Fluss-braucht-auch-kein-Visum [consulté le 10.04.2021].↩︎

  96. France Inter : « Fiston Mwanza Mujila, écrivain: J’écris avec mon père, ma mère, le fleuve Congo et toute ma généalogie », 2020, in: https://www.franceinter.fr/emissions/une-journee-particuliere/une-journee-particuliere-27-septembre-2020 [consulté le 10.04.2021].↩︎

  97. A. Schaeffner: Variations sur la musique, Paris: Fayard, 1998, 61.↩︎