Verbum – Analecta Neolatina XXVI, 2025/2

ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2025.26.2.5



Abstract: We analyze the work of the French writer Maurice Genevoix (1880–1980) and we don’t only approach the First World War as a starting point in all of his work, but in the same way we establish the dichotomy between what represented the conflict of war and the inherent presence of nature as a concrete and symbolic reality. We base the methodology developed by the researcher Pierre Schoentjes about the ecopoetic dimension. We want to highlight that this unmissable author received the Goncourt prize in 1925: he was also a French academician and his prestige found new momentum from November 11, 2020 thanks to the ceremony of his pantheonization in France. This significant fact undoubtedly pushes us to reread his work, symbol of a war literature (lived and written on the front line); we have to admit that he was a great precursor of the ecopoetic movement: the environmental literature currently in vogue within the French-speaking literary world.

Keywords: Genevoix, war, nature, precursor, ecopoetics

Résumé : Nous analysons l’œuvre de l’écrivain français Maurice Genevoix (1880‒1980) et nous abordons non seulement la première guerre mondiale comme point de départ dans l’ensemble de son corpus, mais, de la même manière, nous établissons la dichotomie entre ce qui représenta le conflit de guerre et la présence inhérente de la nature tout comme une réalité concrète et symbolique. Nous utilisons la méthodologie développée par le chercheur Pierre Schoentjes sur l’esthétique de l’écopoétique. Nous voulons mettre en évidence que Maurice Genevoix, auteur incontournable, reçut le prix Goncourt en 1925 : académicien français, son prestige retrouva un nouvel élan à partir du 11 novembre 2020, grâce à la cérémonie de sa panthéonisation en France. Ce fait significatif nous pousse indubitablement à relire son œuvre, symbole d’une littérature de guerre (vécue et écrite en première ligne) et à admettre que Maurice Genevoix fut un grand précurseur du mouvement écopoétique : la littérature environnementale en vogue actuellement au sein du milieu littéraire francophone.

Mots-clés : Genevoix, guerre, nature, précurseur, ecopoétique



Introduction

Nous souhaiterions engager une lecture différentielle de l’œuvre romanesque de l’homme de lettres et académicien français Maurice Genevoix et proposer, à ce dessein, une réflexion nouvelle. En effet, souvent affublé de l’étiquette d’écrivain de guerre et du terroir, nous voulons démontrer que, s’il fut, il est vrai, un écrivain de la Mémoire grâce à son témoignage historiographique sur la Guerre de 14‒18, il offre tout aussi une écriture interdisciplinaire : civique, humaniste, voire pédagogique et essentiellement écopoétique. C’est d’ailleurs le point que nous voulons davantage cibler par une relecture de son corpus : en décrypter la dimension et l’esthétique écopoétique de sa production à travers le prisme de la sensibilité écologique contemporaine. Si nous plaçons cet auteur en contexte, nous détaillons qu’il est né à Decize en 1890 et mort en 1980 à Alicante, en Espagne. Si la Bourgogne fut son lieu de naissance, la Sologne n’en fut pas moins son lieu de prédilection puisqu’il y vécut jusqu’à la fin de ses jours et sa littérature foisonne et regorge de paysages solognots adulés. Maurice Genevoix étudia à l’École normale supérieure de Paris ; malheureusement, le tocsin sonna début août 1914 et il fut mobilisé pour le front à 24 ans. Il dut à grand regret abandonner ses études supérieures et sa prometteuse carrière d’enseignant. Après la Première Guerre mondiale, il commença à cheminer vers les sentes d’une notoriété littéraire qui le couronna, dans un premier temps, par le prix Goncourt pour son roman Raboliot, en 1925. La gloire lui ouvrit les bras et l’acclama. À la suite de sa carrière, en 1946, il fut élu membre de la prestigieuse Académie française et en resta son Secrétaire perpétuel pendant plus de 15 ans. Auteur profus, il a publié presqu’une soixantaine d’ouvrages. En 2020, grâce aux honneurs accordés par la France, ses cendres furent transférées au Panthéon de Paris, le Temple des Illustres qui rend honneur à toutes les personnalités de la République française.

Maurice Genevoix porté au pinacle des écrivains de guerre

Mettons en exergue que Genevoix a essentiellement été connu pour son récit emblématique Ceux de 141 (publié en 1949) qui rapporte son expérience martiale sur le front de la Grande Guerre. En effet, il agence des notes prises sur un carnet dans le répit des combats ; le jeune Genevoix, promu lieutenant amorce la rédaction de son vécu et celui de ses fantassins, les poilus qu’il a sous son égide. Tous ensemble côtoient la mort, ennemie insidieuse et implacable :

Voilà deux mois, nous valions quelque chose. Nos épaules étaient fortes à porter toute la peine du monde ; et les fibres rompues achevaient de saigner, qui nous liaient à notre propre vie : comme ceux d’entre nous qui sont morts, en vérité, nous l’avions toute donnée. Hélas ! Nous sommes des survivants humiliés. Toute cette grandeur s’en est allée de nous. Une guerre sordide nous ravale à son image : comme sien nous aussi, sous une bruine de tristesse et d’ennui, s’élargissaient des flaques de boue (Genevoix, 20182 : 481‒482).

Ceux de 14, ouvrage poignant expose non seulement la brutalité et l’aberration des batailles mais aussi l’aliénation des combattants. Genevoix sera donc porté au pinacle des écrivains de guerre avec cet ensemble d’archives psychologiques de premier ordre. Il prône un témoignage mémorialiste, scrupuleux et particulièrement honnête : le lecteur apprend sur la vie des tranchées, les inclémences du temps, la boue, la peur qui tenaille et de surcroît, la déshumanisation des soldats marqués par le traumatisme :

On entre. Cela commence insidieusement : deux levées de terre molle qui s’évasent, de chaque côté des mêmes dalles rocheuses […] Brusquement le sol manque, une marche sournoise s’incline vers la boue, les parois rapprochées se dressent : on est pris […] Il n’y a plus, au-dessus de ma tête, qu’une saignée de terne lumière, sans profondeur, presque incolore : une bande de lumière plate déroulée sur le boyau 122, collée sur les bords du boyau. Cela n’éclaire pas, cela existe juste assez pour fermer la prison où je suis englouti, d’un mur à l’autre, de la boue à la boue. Ce ne sont pas des murs. C’est une seule masse monstrueuse, sans forme, sans reliefs, sans contours : le boyau rampe au travers, d’une allure visqueuse et pesante (Genevoix, 2018 : 624).

Ce conflit barbare sera aussi dénommé « guerre industrielle » car il s’agit de la première véritable guerre de masse orchestrée grâce à une quantité inouïe de machines et de munitions, avec de nouvelles techniques de communication et des armes inconnues jusqu’alors. Il détaille, en outre, que les soldats, en général, écrivaient beaucoup dénotant l’effet sous-tendu des réformes mises en œuvre par la Troisième République, notamment de l’école obligatoire instaurée par Jules Ferry. On y perçoit les effets d’une France en plein essor. L’écrivain nous accorde donc un puissant document et un apport important sur cette inflexion dans une période historique et cruciale pour la France.

C’est une première interprétation à la fois historique et surtout humaniste puisqu’il n’a de cesse de célébrer le courage des hommes en nous transmettant leurs émotions les plus intrinsèques, leur camaraderie, leur solidarité, leur civisme paradoxalement à la guerre : tout ceci révèle le paroxysme de la fraternisation dans cet environnement hostile. Ses références sont devenues une source scripturaire, patriotique et testamentaire et nous octroient cette dimension mémorielle à la fois collective et individuelle mais qui nous le voyons proposent également d’autres interprétations textuelles au-delà des barbaries. La littérature de guerre de Genevoix sème au gré des pages les débâcles et à ceci s’ajoute, l’emphase pointée sur l’altération physique et psychique que les luttes guerrières provoquent inéluctablement ; la volonté affichée est de ne plus masquer la dure réalité : la compassion et la miséricorde n’existent plus face à l’ennemi ; le soldat dépité et aliéné se voit seul face à sa capacité de résistance morale. Ainsi, les tyrannies de ce conflit mondial vont l’exhorter rapidement à chercher une réconciliation avec le monde au creux de la nature et des paysages.

Malgré cette expérience adverse et abjecte, Maurice Genevoix dévoile toujours une sensibilité particulière au contact de l’environnement. La nature suppliciée et mutilée par les bombardements y est décrite avec une acuité remarquable et incarne presque un personnage à part entière. La splendeur persistante de l’espace naturel pourtant sévèrement châtié par les combats finit par l’emporter : la nature met du baume au cœur dans les calvaires endurés et endosse toute son expression cathartique.

En ce point, notre lecture distincte suggère une dualité dans Ceux de 14 puisque la nature devient un témoin feutré et silencieux des atrocités humaines, et puis, une source de résilience et de réconfort.

La nature axiale chez Maurice Genevoix

Graduellement, l’auteur entame une transition et progression vers des thèmes plus souples ; après de longs mois passés sur le front, il retrouve la paix et la sérénité parmi la nature, en Sologne où il est venu s’installer. L’enjeu majeur de ses narrations devient subséquemment l’espace naturel. Il arbore la Loire et ses fluctuations, les forêts, les lisières, les grèves, les étangs et les marécages solognots. D’ailleurs, Raboliot, précité, narre les tribulations d’un braconnier de Sologne, un paria symbolisant la liberté et la résistance face aux restrictions d’une société trop rigide. Dans le roman, l’écrivain explore la relation parfois complexe entre l’homme et son milieu. La nature y est prégnante, vibrante et cabalistique et nous découvrons déjà le penchant de Maurice Genevoix pour l’écologie et le milieu naturel qui l’ont toujours accompagné. Le livre obtint un succès retentissant car le personnage, on le suppose tacitement, anime les lecteurs à en faire une légende ; il est traqué comme une bête et nous inspire une certaine nostalgie du retour aux sources. Citons un extrait de Raboliot qui démontre excellement la symbiose et l’interpénétration entre l’homme et son espace végétal :

Le soleil déclinant traînait sous la ramée d’une nappe fluide et vermeille. Elle s’épandit plus largement, d’une coulée pleine, unie, que Raboliot sentit sur son corps comme un bain. Il s’aperçut qu’il touchait la lisière, découvrit devant lui la plaine. Elle resplendissait toute sous la lumière vespérale. Raboliot s’allongea au-dessus du fossé de lisière, légèrement en retrait, sur la contre-pente du talus. Ses guenilles ternes, d’un gris sourd et brunâtre, se confondaient avec les nuances des branches et du sol. Il s’était étendu à plat ventre et pressait le sable de ses coudes. Immobile, les yeux ouverts, il s’abîma dans la contemplation de la plaine (Genevoix, 2022 :257).

Inconditionnel des délices que lui procure la Terre Nourricière, Maurice Genevoix en devient son chantre et s’émerveille non seulement devant les espaces végétaux, mais aussi devant la diversité de la faune. Il se profile en écopoète en attestant la valeur d’une interaction constante avec les paysages qui l’entourent et la nécessité d’une attention urgente à la biodiversité : il prophétise déjà la vulnérabilité écologique vécue actuellement. Ce qui caractérise essentiellement l’écriture de l’académicien, c’est qu’il croit fermement que l’homme et la nature doivent former un Tout : c’est par conséquent, le postulat posé d’une écopoétique personnelle et d’avant-garde. Genevoix anticipe déjà que l’espace est transgressif, qu’il n’est pas fixe, mais qu’il fluctue et qu’il est happé par des forces qui provoquent son inconstance et sa versatilité. Voici bien l’idée maîtresse développée par l’écrivain : tout élément naturel contrôlé par l’homme refuse de se soumettre et se révolte. Les agitations flexueuses et ondées de l’eau engendrent le mouvement cinétique abreuvant les divers textes de cette esthétique écopoétique : « Donne ton épaule : nous allons nous asseoir au bord de la Loire […] Son bras tendu montrait la Loire, vers l’occident. Plus de couleurs ; rien que les lignes, les belles lignes. La Loire glisse dans ses berges sinueuses, avec quelle force harmonieuse et pure ! (Genevoix, 1922 : 20). »

Il puise dès lors la sève littéraire grâce à la matière remuante et mouvante et c’est ce qui prouve sa particularité industrieuse de nous prendre à témoin de ces flux et reflux, de ces variations concomitantes des éléments biologiques et organiques. Ainsi le relève le chercheur Schoentjes dans une étude sur les perceptions de la nature chez Maurice Genevoix : « Il s’agit là d’une caractéristique essentielle de l’écriture de Genevoix, original dans sa manière de dynamiser le paysage. Il donne aux éléments un rôle agissant et insiste sur les transformations (Schoentjes, 2020 : 80). »

À l’aune de notre lecture ou relecture de son œuvre romanesque, le subterfuge littéraire de l’écrivain est de décentrer l’être humain afin de centrer et resserrer l’écriture sur le non-humain. Ces quelques observations préalables, nous poussent donc vers la revisitation de ses récits et nous nous interrogeons : Genevoix, ne serait-il pas désormais le précurseur, le visionnaire de la littérature dite environnementale, en vogue actuellement au sein des littératures francophones ? Comme observé antérieurement, l’auteur a principalement été accolé de l’image d’un écrivain du terroir ou régionaliste, mais nos recherches déterminent que sa vénération pour les paysages allait bien au-delà de la Sologne et de la France. Effectivement, il voyagea autour du monde, invité à de nombreuses conférences et désireux de vulgariser la langue française. Ses tribulations le portèrent loin de l’Hexagone et lui permirent d’exalter des horizons transfrontaliers tels que le Canada. Maurice Genevoix explique ainsi : « Si, de tous les pays où j’ai porté mes pas de voyageur, c’est le Canada qui m’a le plus séduit et retenu, je crois en apercevoir la raison. Il m’a certes dépaysé, par son ampleur, par la beauté de ses vallées, de ses montagnes, de ses forêts, l’étrangeté, l’abondance de sa faune, la pureté de ses lacs sous la lumière particulière du Nord, si pure, si bellement transparente (Luneau & Tassin, 2019 :134). »

Il découvrit l’Europe centrale puis le continent africain qu’il loue et vante dans Fatou Cissé, publié en 1966. Il rappelait, par exemple, la beauté du Rhin et de l’Allemagne dans Lorelei, publié en 1978. Il disait d’ailleurs à ce propos :

Régionalisme, réalisme, naturalisme, symbolisme, animisme, unanimisme, je ne récuse rien. Pourquoi ? Tout est bon, tout est légitime si le mot est docile, le ton juste, la phrase exacte ; et si le mot, le ton, la phrase sont, enfin et surtout, les nôtres. Le fleuve, l’arbre, l’animal, autant que l’homme m’ont dicté les miens. Leur patience et la mienne ont fait, à la longue, amitié. Promeneur familier de la forêt, enfant, adolescent, soldat meurtri devenu écrivain, j’ai été d’abord, par les routins herbus et les layons de la forêt orléanaise, pareil au peintre que le motif arrête, qui plante son chevalet et qui peint ce qu’il a sous les yeux, ce qui vient de s’offrir à lui et qu’il ambitionne de « rendre » (Genevoix, 1980 : 209).

Ce qu’il nous semble important de retenir, c’est que Genevoix embrassait des perspectives beaucoup plus vastes que la Sologne et que sa littérature s’inscrit pleinement dans une relation intemporelle à l’espace et aux paysages. C’est son roman Rémi des Rauches, publié en 1922 qui marque déjà le tournant littéraire décisif de l’auteur. Rémi, le personnage central, c’est un peu Genevoix qui voue une adoration entière à la Loire, aux tumultes des flots. Il condamne les prémisses de la mécanisation, du capitalisme et de l’industrialisation de la grande ville face à la vie naturelle et sauvage.

Dans la Boîte à pêche, publié en 1926, nous nous attardons encore sur les berges de la Loire au son des oseraies et des saules. Rien de plus normal que son attrait pour les plaines et les vallées qui le grisaient, pour les sous-bois qui le troublaient ; la pureté de l’eau limpide des étangs de la Sologne l’attirait et l’ensorcelait. Tous les éléments acquièrent une dimension imposante à la fois surprenante et sensible chez Genevoix. Les bêtes sont libres et sauvages dans leur habitat loin des effets liberticides de la société humaine. L’écrivain désire fortement que le monde rural puisse rester au contact des réalités intemporelles et que la civilisation sache évoluer naturellement loin de la modernité pressante. Ainsi renforce Benoît Fidelin l’image écologiste de Genevoix : « Et puis il montre que l’homme peut être poreux à ce qui l’entoure, aux animaux, aux choses vivantes, aux arbres, aux saisons. Et cette porosité à la nature, pour Genevoix, donne à l’homme un sens à la vie. Il y a là une spiritualité qui va beaucoup plus loin que la simple admiration (Fidelin, 2020, entretien France Culture). »

Ainsi le définit le chercheur belge Pierre Schoentjes, spécialiste en écopoétique :

Ce qui distingue Genevoix des nombreux écrivains de la nature et qui le place sur le tout devant de la scène, c’est que loin des anthropisations, le lecteur s’abîme voluptueusement et se fond dans le naturel qui l’absorbe. Sa nature procure de la douceur, mais aussi de l’impétuosité puisqu’il ne veut désincarner l’homme de la réalité : « une réalité extérieure, mais qui réside dans un rapport, celui que les personnages nouent avec l’environnement et que les lecteurs sont invités à explorer à leur suite » (Schoentjes, 2023 : 12).

Il en ressort, par conséquent, que l’écrivain cristallise les relations d’accord entre l’homme et la nature puisqu’il intronise un hymne à la vie qui l’accueille de nouveau après les années terribles de la guerre. La nature deviendra le facteur crucial à sa ressuscitation. Une fois encore, ces relectures nous font détecter la concorde établie continuellement et le respect mutuel entre la faune, la flore et l’homme. Pour Genevoix, la vie est une jouissance, et une profession de foi, mais surtout un engagement.

Il appert également que ses récits relatent continûment la défense du patrimoine et qu’il devient le dépositaire d’un message particulièrement bienfaisant. Dans La Dernière harde, publié en 1938, il capte à la perfection le comportement décimaux et des cycles naturels. Il décrit avec panache la noblesse des bêtes et préconise, le besoin impérieux de respecter notre écosystème pour une coexistence équilibrée. Sa sensibilité écologique s’enflamme dans Un jour, publié en 1976 ; il déplore les préjudices portés à l’environnement et met sérieusement en avant les périls encourus par les usages irréfléchis des hommes. Sans nul doute, c’est son corpus le plus engagé où les réflexions se montrent plus acérés et affutées. Dans ce roman, Genevoix assiste au « massacre » d’une forêt par les hommes du « progrès » ; rappelons qu’il se promène dans les pinèdes avec son ami Fernand d’Aubel et qu’au détour d’un chemin, ils découvrent la dévastation naturelle de pins séculaires abattus en quelques heures par les tronçonneuses. La promenade se termine donc par un cri du cœur, le déchirement total de deux hommes devant un tel écocide. Nous savons que l’écrivain est viscéralement attaché aux forêts de la Sologne et la dégénérescence de tel labeur l’emporte dans une forte colère. Voici le passage qui décrit le saccage :

Il n’y avait plus de pinède. De part et d’autre du ballast, les vestiges d’une double haie épineuse s’apercevaient encore parallèlement aux rails. Des broussailles foisonnaient au-delà, des ronces épaisses, de grêles rejets d’acacias. Et, au-delà encore, un massacre. Les bulldozers étaient partis, les fardiers avaient débardé les grumes. Autour des souches mutilées, de larges plaques d’écorce, des rameaux arrachés gisaient pêle-mêle entre des ornières boueuses, regorgeant d’une eau verte et croupie. Un relent fade, exhalé d’une litière d’aiguilles fanées, offensait l’odeur des résines. Cette litière, par endroits, atteignait une épaisseur incroyable : toutes les hautes branches, naguère encore baignées de ciel, s’étaient ruées, affalées sur le sol à la chute des arbres tranchés. Les unes, ayant éclaté de leur long, dressaient des échardes blafardes où la sève s’était figée. D’autres disparaissaient sous le faix de leur feuillage. Fané ? Ce n’est pas assez dire. Blême, comme s’il s’agissait d’un visage. Ou exsangue, comme après un meurtre. En vérité, l’endroit sentait le meurtre. Les hommes qui avaient sévi là s’étaient hâtés, avaient précipité leurs coups, aveuglément pour que tout fût fini, accompli, qu’il n’y eût plus à y revenir. Vendue, livrée, condamnée, abattue : une pinède morte (Genevoix, 1976 : 155‒156).

Son rejet des méfaits de la société industrielle et de la consommation excessive, puis du modernisme destructeur prennent naturellement place dans ce dernier livre cité. Le récit interpelle sur la destruction des espaces verts par des entrepreneurs avides de gains. Il pensait que les hommes réagiraient avant l’an 2000 et que l’humanité aurait alors renoué avec la nature : L’horloge du genre humain ne lui a pas donné raison. Après la panthéonisation de son grand-père, Julien Larere-Genevoix accorde de nombreux entretiens dans lesquels il n’hésite pas à rappeler que l’écrivain fut considéré, au lendemain de sa mort, comme l’un des premiers écologistes français. Nous en déduisons bien qu’il devient l’annonciateur d’une écologie moderne et dénonce un monde de plus en plus urbain et technique de telle sorte que le lien avec la nature devient très souvent arachnéen.

Conclusion

En termes conclusifs, nous soulignons que la prégnance environnementale est perceptible et réelle chez Genevoix. Il nous a laissé indubitablement dans un premier temps un témoignage historique et sourcilleux de la guerre de 14‒18 avec en filigrane, toutes les valeurs subjacentes civiques, humanistes, mémorialistes. Dans un second temps, la relecture plus approfondie de ces ouvrages, en font un auteur incontournable et un fervent défenseur des droits de la nature. Il nous présente une vision singulière de la manière dont l’environnement naturel et les imaginaires écologiques peuvent influencer la perception et l’expression artistique et littéraire. Sa production bien circonscrite nous rappelle que l’écosystème remet incontestablement en question nos manières de penser et nous rapproche des mondes alternatifs oubliés. La dimension écopoétique de l’écrivain encourage à éviter la fragmentation des univers et stimule l’interdépendance et l’interconnexion des éléments dans notre environnement naturel : c’est la grande idée qui sous-tend ses romans. Genevoix lance une réflexion dépourvue d’atours et clame avec lucidité que la préservation de la nature, notre bien universel représente le moyen le plus sûr de garantir nos propres valeurs et notre propre liberté individuelle.

Somme toute, Genevoix, altruiste, aimait les hommes et il aimait la vie. Il a parlé, il a écrit et sa parole a été le chant de la Terre ; son héritage littéraire nous invite à réfléchir sur le devenir de la planète.

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  1. Nous détaillons notamment que Ceux de 14 sont cinq récits de guerre publiés entre 1916 et 1923 qui dépeignent sans complaisance les huit mois que Maurice Genevoix a passés sur le front. La pentalogie se regroupe ainsi : Sous Verdun (1916), Nuits de guerre (1917), Au seuil des guitounes (1918), La Boue (1921) et Les Éparges (1923). La publication définitive sera en 1949.↩︎

  2. Remarquons en ce point que nous utilisons la dernière édition de Flammarion de 2018.↩︎