Verbum – Analecta Neolatina XXVI, 2025/2
ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2025.26.2.1
Abstract: Michel Charles proposes a form of literary analysis that is not only interested in the text “as it is”, but also explores the possible texts that could have existed. We present Charles’ model and its evolution over time “in four stages”, each corresponding to the publication of one of his books.
Keywords: Michel Charles, possible texts, rhetoric, interpretation, interventionism, dynamics of reading
Résumé : Michel Charles propose une forme d’analyse littéraire qui ne s’intéresse pas uniquement au texte « tel qu’il est », mais qui explore également les textes possibles qui auraient pu exister. Nous présentons ici le modèle de Charles et l’évolution de sa pensée « en quatre temps », chacun correspondant à la publication d’un de ses ouvrages.
Mots-clés : Michel Charles, textes possibles, rhétorique, interprétation, interventionnisme, dynamique de la lecture
On a pensé pendant longtemps qu’il appartenait aux écrivains d’écrire des textes, et aux lecteurs de les lire. Mais on s’est peut-être trompé sur ce point. Ou plutôt : il y a moyen de voir les choses autrement. Le but de la présente rubrique est de « sortir du bocal », de faire bouger les idées reçues, de penser out of the box. Il existe, comme on va le voir, et pour ce qui concerne la critique littéraire, un excellent guide à ce propos. Son nom est Michel Charles, il est l’inventeur d’une « théorie des textes possibles ». Mais de quoi s’agit-il ?
En un sens notre histoire commence en 1977, avec la parution de Rhétorique de la lecture. Michel Charles propose dans ce premier livre « d’examiner comment un texte expose, voire “théorise”, explicitement ou non, la lecture ou les lectures que nous en faisons ou que nous pouvons en faire ; comment il nous laisse libres (nous fait libres) ou comment il nous contraint »1. Plus précisément, il explore, à travers une analyse qu’il appelle « rhétorique », comment un texte peut penser sa lecture. La rhétorique, qui a connu au siècle dernier une renaissance dans le sillage du structuralisme, n’est pas pour Charles un « art de parler » (ou d’écrire). Elle n’est ni normative, ni descriptive ; elle ne cherche pas à raconter le « contenu » des lectures possibles. Elle se définit plutôt comme un « art de lire » ou un « art de questionner »2 qui s’intéresse aux mécanismes textuels qui permettent d’en arriver à des lectures différentes du même texte3 : « Le métalangage rhétorique permet d’“essayer” différentes relations possibles du lecteur au texte, différentes modalités de la lecture. »4 Nous reconnaissons ici, signalons-le déjà, bien des idées qui seront reprises, avec variantes, dans les ouvrages ultérieurs.
Dans L’Arbre et la Source (1985), Michel Charles propose de distinguer entre ce qu’il appelle la lecture « courante » et la lecture « savante ». Cette opposition est centrale dans la pensée du théoricien. La lecture « courante », telle qu’elle se pratique de nos jours, est personnelle : elle se fait seule et en silence. Elle est anarchique, fragmentée en ce sens que le lecteur peut interrompre la lecture ou sauter des passages ; elle est linéaire et se fonde sur une attention variable. La lecture « savante », en revanche, est socialisée : elle tient compte des lectures précédentes faites par d’autres et cherche à démontrer sa pertinence devant un public. Elle est réglée, totalisante, car elle considère l’œuvre dans son ensemble ; elle est simultanée en ce sens qu’elle suppose une mémoire complète de l’œuvre, et repose sur une attention constante. Tout discours secondaire, soutient Charles, s’appuie sur une lecture savante5.
Le modèle de Charles repose également sur une distinction entre deux « cultures », ou si l’on peut dire entre deux pratiques, ou deux manières de tenir un discours sur la littérature : le commentaire et la rhétorique. Le commentaire est la pratique qui consiste à lire pour expliquer les textes ; on vise ici « leur établissement et leur mise à jour, leur reprise, leur actualisation »6. On pourra aussi parler d’une herméneutique ou d’un « art de l’interprétation ». La rhétorique est orientée vers l’écriture : « pour elle, en effet, une culture est une machine à produire des discours : le discours antérieur n’est pas un texte que l’on consigne et relit, mais un instrument à fabriquer d’autres discours. »7 Dans L’Arbre et la Source, les deux cultures sont explorées à travers des considérations théoriques et historiques. Le titre de l’ouvrage renvoie à ces deux manières différentes d’envisager l’analyse littéraire : la source symbolise le commentaire, qui s’intéresse au texte dans sa singularité et qui tente de remonter « à la source » de l’œuvre. L’arbre renvoie à la rhétorique, activité plurielle qui vise à organiser « en arbre » les exemples repérés dans les textes8. Regardons cela de plus près.
Le commentateur s’intéresse au texte en tant qu’objet clos, il cherche à saisir sa spécificité, il est convaincu que son objet « cache » des sens occultés. Il explique les choix de l’auteur en attribuant une monumentalité au texte. Le commentaire n’est pas autonome : il est contraint de renvoyer constamment au texte dont il traite. Il est donc largement citationnel9. Le commentateur, l’herméneute, comme on pourrait l’appeler aussi, se donne pour objectif d’élucider les difficultés du texte. Celles-ci peuvent être liées à la figure de l’auteur (on s’intéresse à ses sources d’inspiration, son inconscient, son idéologie) ou à l’œuvre (on explique la langue ou l’époque dans laquelle elle s’inscrit)10. Dans tous les cas, le commentateur est convaincu que son interprétation est non seulement correcte, mais aussi essentielle pour « bien » lire le texte. Cependant, soutient Charles, la difficulté qui est censée légitimer le travail d’interprétation est, paradoxalement, toujours construite a priori par l’interprète lui-même pour illustrer une doctrine11. Par exemple, une interprétation psychanalytique de la Recherche conduit toujours à la « découverte » d’éléments psychanalytiques. Il en va de même pour une interprétation marxiste de La Comédie humaine. L’interprète trouve toujours ce qu’il cherche.
La rhétorique, quant à elle, privilégie la forme sur le contenu. Son objet n’est pas le texte, mais les modes de fonctionnement du langage12. À partir de là, le rhétoricien produit un nouveau discours : « la rhétorique […] est tournée vers la création, et n’étudie les discours que comme propédeutique à l’élaboration d’autres discours. »13 Le rhétoricien, donc, examine un discours existant pour en faire autre chose. Il s’ensuit que, contrairement au commentateur, il n’accorde pas d’autorité au texte, au point que la notion même de « texte » n’existe pas pour lui : l’objet appelé « texte » pour lui est un ensemble d’énoncés. Puisqu’il est question ici de la création d’un nouveau discours à partir d’un discours antérieur, le travail du rhétoricien se révèle à l’évidence plus autonome, plus détaché du texte premier, que celui du commentateur. On lit chez Charles : « [La rhétorique] donne un coup d’arrêt aux grands systèmes herméneutiques, mais du coup, précisément, elle cesse de « faire parler » infiniment le texte, elle cesse de s’y référer, elle casse son autorité et, au terme, le texte la sert dans son projet propre, plutôt qu’elle ne le sert. La rhétorique est, on le sait ou on devrait le savoir, le moyen le plus efficace de mettre le texte à distance14. » C’est à partir de la rhétorique, on l’a compris, que Charles développera sa théorie des textes possibles.
L’âge d’or pour le commentaire est la Scolastique, courant de pensée médiéval qui consiste en l’interprétation de textes bibliques (ou profanes) dans le but d’en tirer un savoir religieux. Le classicisme est l’exemple par excellence d’un âge rhétorique : Racine, par exemple, dans Andromaque, lit les textes de Virgile et d’Euripide pour se les approprier et en faire autre chose. Il passe d’une lecture à une écriture. Le public auquel s’adresse le dramaturge a lui aussi droit à l’initiative. Pensons aux nombreuses querelles et « cabales » qui ont marqué cette époque. Et aujourd’hui ? Nous sommes actuellement dans une culture du commentaire, une scolastique « moderne », née à la fin du 19e siècle, où règne une idéologie du texte15. Il faut noter cependant qu’il n’y a jamais de domination totale de l’une ou l’autre culture : en réalité, il y a toujours une part de rhétorique dans le commentaire (parce qu’il s’écrit) et une part de commentaire dans la rhétorique (parce que l’on vit dans une société où le texte est sacralisé). Notre attitude face aux textes dépend inévitablement de la culture dominante. Par exemple, dans la scolastique, le rhétoricien se voit obligé d’employer des instruments rhétoriques adaptés à une culture du commentaire16.
À partir de la rhétorique ancienne, ou pratique, celle de l’orateur, Charles développe une rhétorique « spéculative », qui est celle du théoricien. Elle partage avec la rhétorique pratique l’importance accordée à la maîtrise du discours, mais, contrairement à la version ancienne, elle ne cherche pas à produire un discours au premier degré. La rhétorique survit aujourd’hui dans une culture dominée par l’idéologie du texte. Elle se voit donc obligée de parler du texte, qui, comme nous venons de le voir, est normalement le terrain du commentaire. La rhétorique spéculative ou, si l’on veut, la « rhétorique de la lecture », version « faible » de la rhétorique, s’adapte au commentaire. Elle travaille sur le texte, non pour l’interpréter, mais pour l’analyser dans une perspective rhétorique. Cette « rhétorique du commentaire », tournée vers l’analyse textuelle, est la seule forme de rhétorique qui puisse exister dans une culture du commentaire17.
En 1995 paraît Introduction à l’étude des textes. Ce troisième livre est, écrit Michel Charles, « la suite proprement méthodologique »18 de son précédent ouvrage, « une Rhétorique de la lecture bis revue à partir des hypothèses théoriques et historiques de L’Arbre et la source »19. L’idée est ici, comme dans les ouvrages précédents, d’analyser le texte dans une perspective rhétorique et cela au sens que nous venons de donner à ce mot. Le nouvel ouvrage cherche à élaborer les règles méthodologiques pour une rhétorique spéculative.
C’est dans l’Introduction à l’étude des textes que Charles développe pour la première fois en détail sa théorie des textes possibles. Le théoricien retient de la rhétorique la perception du texte réel comme un possible parmi d’autres. Il renvoie aux propos de Paul Valéry sur l’arbitraire du genre narratif et au fameux exemple qu’André Breton, on s’en souvient, attribue à Valéry dans le Premier Manifeste du Surréalisme : « la marquise sortit à cinq heures ». Reprenons les mots de Valéry :
Peut-être serait-il intéressant de faire une fois une œuvre qui montrerait à chacun de ses nœuds, la diversité qui s’y peut présenter à l’esprit, et parmi laquelle il choisit la suite unique qui sera donnée dans le texte. Ce serait là substituer à l’illusion d’une détermination unique et imitatrice du réel, celle du possible-à-chaque-instant, qui me semble plus véritable. Il m’est arrivé de publier des textes différents de mêmes poèmes : il en fut même de contradictoires, et l’on n’a pas manqué de me critiquer à ce sujet. Mais personne ne m’a dit pourquoi j’aurais dû m’abstenir de ces variations20.
Charles est d’accord avec l’auteur du cours de poétique au Collège de France pour dire que tout récit est entouré de possibles qui auraient pu être écrits. Il ajoute que « l’arbitraire du récit, qui est évidemment un cas particulier de l’arbitraire du texte, n’est jamais que le sentiment de la perte des possibles »21. Toujours sur l’idée que le texte aurait pu être autre, Charles se réfère en outre à Julien Gracq, qui introduit dans Lettrines l’idée des « textes fantômes » : ce sont, pour Gracq, les pistes abandonnées par l’auteur, et elles méritent tout autant d’être explorées par le critique, par le lecteur22. Charles soutient que la recherche en littérature ne devrait pas seulement s’intéresser aux « fantômes » de textes que peut mettre au jour la critique génétique, mais également aux développements possibles que le lecteur imagine au fil de la lecture. En d’autres termes, il s’agit de révéler « non seulement des possibles de l’écriture, mais aussi et surtout des possibles de la lecture, ou des possibles que la lecture attribue à l’écriture »23.
Soyons plus précis encore. L’idée que le texte baigne dans un ensemble de possibles, selon Charles, peut s’exprimer de plusieurs façons24. La première renvoie aux interventions critiques que l’on pratiquait typiquement à l’âge classique. Le lecteur à ce moment n’hésite pas à affirmer que le texte aurait pu ou dû être différent, et que, par exemple, Mme de Clèves aurait mieux fait de ne pas avouer à son mari son amour pour le duc de Nemours, auquel cas…, etc. La deuxième formulation s’inscrit dans le domaine de la poétique. On parle ici du fameux principe de « la case vide » que l’on retrouve notamment chez Gérard Genette25. Il s’agit de mettre en place un classement où non seulement les combinaisons empiriquement observées soient prises en compte, mais aussi de prévoir des catégories « blanches » pour les cas théoriquement concevables.
Charles ajoute un troisième élément, qui est en rapport avec la dynamique de la lecture. Le texte, lors d’une lecture dite « courante », avance par une succession linéaire de structures locales et provisoires. Le lecteur « ordinaire » projette sur lui une cohérence et une organisation présupposées. Il en résulte que deux structures différentes se chevauchent : celle du texte et celle que le lecteur lui impose26. Ce doublage de structures, Charles l’appelle un « dysfonctionnement », défini comme « l’inévitable tension que produit la rencontre entre une saisie globale du texte, et une saisie partielle, effectuée dans une pratique de lecture dynamique, entre l’image que l’on a intuitivement du tout (et que nous appelons un peu vite les structures du texte) et les accidents qui l’affectent »27. En d’autres termes : le lecteur voit un texte différent dans le texte. Cela se produit en particulier à des moments où il semble y avoir hésitation dans le texte entre plusieurs programmes possibles, ou lorsque le lecteur perçoit ce qu’il considère comme une bévue ou une incohérence dans le texte. Charles donne l’exemple de Fabrice dans La Chartreuse de Parme, blessé lors de la bataille de Waterloo à la cuisse, puis quelques pages plus loin au bras droit28. À chaque doublage du texte, le lecteur doit ajuster son parcours et laisser derrière lui les textes possibles qu’il avait pourtant vu apparaître et a donc pris en compte. C’est à partir des dysfonctionnements que Charles propose de mettre au jour les virtualités du texte. Les possibles abandonnés au fil de la lecture laissent d’ailleurs des traces dans la mémoire du lecteur. Il s’agit de ce que le théoricien, reprenant le mot de Gracq, appelle des « éléments fantômes »29.
Charles propose ensuite de décrire les opérations de lecture que l’on peut effectuer sur le texte analysé pour évoquer ses « possibles ». Parmi les exercices d’intervention qu’il passe en revue dans Introduction à l’étude des textes, nous trouvons notamment : le découpage du texte, la substitution d’un élément à un autre, ou encore la substitution du texte à un autre, ou le remplacement d’une conjonction par une autre (par exemple remplacer un « et » par un « mais »), l’inversion de l’ordre des éléments, la construction d’un texte possible à partir de l’assemblage de plusieurs textes existants, la modification de la focalisation, le changement du statut du texte (lire un texte littéraire comme un texte référentiel, ou un texte critique comme un texte romanesque, ou l’inverse), etc.30 Attention : le but de l’analyse n’est pas de rivaliser avec le texte premier, ni de transformer l’analyse littéraire en une critique de jugement (du type : « le texte aurait été meilleur si… »). On estime plutôt que c’est en explorant les possibles d’un texte, c’est-à-dire en le pluralisant, que l’on comprend mieux son fonctionnement. Charles écrit :
Faire varier un contexte, pour voir ce qui se passe, se demander comment on analyserait le texte si… Et si telle phrase se terminait plus tôt ? et si l’on ne savait rien de tel personnage ? et si l’on avait oublié que, cent pages plus haut, il a été dit telle ou telle chose ? Plus fortement, il est parfaitement possible de pluraliser un texte, de le doubler par d’autres, de le multiplier par la seule variation du regard qu’on lui porte… Nous avons peut-être sept ou huit versions de Bérénice, six ou sept clochers de Martinville, etc. Le texte peut et doit sans doute être un espace d’expériences et, si un peu de théorie nous éloigne de lui, beaucoup nous y ramène31.
Le texte, on le voit, est considéré comme tout aussi intéressant pour ce qu’il est que pour ce qu’il laisse de côté, pour ce qu’il aurait pu être.
Composition (2018) est à ce jour le dernier ouvrage de Michel Charles. Le théoricien y revient d’une autre façon sur une série d’idées développées dans ses précédents travaux, notamment sur les textes possibles, la dynamique de la lecture et la distinction entre description et interprétation. On observe toutefois un léger déplacement par rapport aux propositions formulées dans Introduction à l’étude des textes. Le « modèle » de Charles a bougé.
Une hypothèse nouvelle est avancée. Plutôt que d’admettre qu’un même texte peut donner lieu à plusieurs lectures, Charles soutient que le texte est un agencement de textes possibles et que chaque « interprétation » actualise, ou sélectionne, l’un de ces textes virtuels. En d’autres mots : « il n’y a pas plusieurs lectures d’un texte, mais, virtuellement, plusieurs textes dans le “texte” »32. Ces textes virtuels font partie d’un même ensemble, que Charles appelle le réseau textuel. Les lecteurs construisent ainsi les textes possibles via la lecture, c’est-à-dire sans changer la lettre du texte33. Charles précise qu’il n’existe pas de « vrai texte » à partir duquel les textes possibles seraient dérivés : « Le “vrai texte” n’est que l’ensemble des possibles […]. Dire que le “vrai” texte est l’ensemble des possibles revient évidemment à lui donner un statut strictement virtuel. C’est en ce sens qu’il n’“existe” pas. Il est le réseau des possibles »34. Charles définit « le texte » plus précisément comme un ensemble d’énoncés que l’on peut décomposer de la manière suivante : 1) le texte idéal : c’est l’ensemble des signes auxquels on peut reconnaître une existence pleinement « objective », identique dans tous ses exemplaires, quelle que soit la bibliothèque où l’œuvre est conservée ; 2) le réseau textuel, qui englobe l’ensemble des textes possibles ; 3) les textes possibles, c’est-à-dire les différents textes que l’on peut produire à partir du réseau textuel35. Selon Charles, l’analyse littéraire doit s’intéresser au réseau textuel dans le but d’identifier les textes possibles qui peuvent être actualisés.
Comment se fait-il que deux lecteurs différents puissent faire apparaître deux textes différents au sein du même réseau textuel ? La sélection de tel ou tel texte virtuel se fait à travers des opérateurs de lecture que Charles appelle des « filtres ». Ils permettent au lecteur d’hiérarchiser, de mettre en lumière, de reconfigurer certains énoncés selon un intérêt personnel, un programme littéraire ou une doctrine36. Ainsi, un critique qui prétend avoir une certaine « lecture » d’un texte dit en réalité : « le réseau textuel a été éclairé de telle ou telle manière, il y a eu une opération de mise en relief, d’emphase, d’accentuation au terme de laquelle j’ai obtenu un texte, à la lettre identique, mais différent de celui de tel ou tel autre critique qui conteste ma lecture. Le réseau a été parcouru différemment. En d’autres termes, il est fait des mêmes éléments, mais j’en ai modifié l’organisation37. »
Charles distingue, plus précisément, entre trois aspects du possible en littérature38. Le premier est le texte du critique : toute interprétation finalisée actualise un texte virtuel au sein du réseau textuel. Pour examiner cet aspect du possible on se demande quel filtre herméneutique a permis au critique de construire son texte. Le deuxième aspect concerne les textes du rhétoricien. Ce sont les interventions critiques qui confrontent le texte à ce qu’il aurait pu être. On invente, par exemple, des variantes de La Princesse de Clèves où l’héroïne ne confesse pas à son mari son amour pour le duc de Nemours. Ici, on fait interagir le réseau textuel avec d’autres réseaux. Les textes du premier lecteur constituent le troisième aspect du possible et concernent la dynamique de la lecture dite « courante ». Le lecteur qui lit un texte pour la première fois invente au fil de la lecture une multitude de développements possibles. Ces textes possibles se succèdent et s’effacent à mesure que le texte avance, et chacun d’entre eux peut à son tour donner lieu à d’autres textes possibles. Ces deux derniers aspects du possible proviennent d’une même opération de lecture : « Le lecteur ordinaire fait, sous une forme pure (sans souci d’une norme), l’expérience première du rhétoricien ou, à l’inverse, ce dernier donne à l’expérience du lecteur ordinaire une forme élaborée, savante (et, dans l’histoire, souvent normée). »39 Charles avance que c’est dans la dynamique de la lecture que les textes possibles se manifestent le mieux, et c’est cette dynamique qu’il vise à décrire40.
Il y a là, précisons-le, un changement par rapport à l’Introduction à l’étude des textes. D’abord, l’accent se déplace de la distinction entre rhétorique et herméneutique vers un intérêt plus marqué pour l’ontologie du texte et la dynamique de la lecture. Nous constatons également, avec Thomas Conrad, une différence en ce sens que Charles distingue, dans Composition, entre les textes du premier lecteur (« rhétorique de la lecture ») et les textes du rhétoricien (« rhétorique interventionniste »)41. Nous avons vu que Charles propose dans l’Introduction à l’étude des textes des exercices d’interventionnisme. Le lecteur peut, pour ne donner qu’un exemple, changer l’ordre chronologique des textes dans les Lettres portugaises pour obtenir un autre cadrage de l’ensemble42. En revanche, dans l’hypothèse du « réseau textuel » avancée dans Composition, il s’agit de décrire les textes possibles suscités par la lecture, par un acte d’interprétation ; ils « ne s’opposent à aucun texte réel »43. Ici, on n’intervient pas dans le texte premier : « en principe, tous les lecteurs vont puiser les énoncés dans le même ensemble, ils ne vont rien ajouter […], ils ne vont rien retrancher […]. Sans forcer le paradoxe, on pourrait soutenir que la diversité des textes est invisible, que leurs différences sont occultées44. » Charles prend du recul par rapport à la rhétorique interventionniste proposée dans l’Introduction à l’étude des textes. Il se montre en quelque sorte plus « textualiste ».
En guise de bilan provisoire : s’il existe un « modèle » Michel Charles, et si c’est bien à ce théoricien que nous devons l’idée et la méthode des textes possibles, ce modèle, de toute évidence, a évolué, et peut-être va évoluer encore. La chose intéressante à observer est alors que l’évolution que l’on constate dans les travaux de Michel Charles est en ce sens un retour presque paradoxal au « texte ». L’interventionnisme est tempéré, Charles a mis des garde-fous45. Rhétorique de la lecture introduit l’analyse rhétorique du texte, L’Arbre et la Source explore la distinction théorique et historique entre commentaire et rhétorique, l’Introduction à l’étude des textes introduit la théorie des textes possibles, Composition, enfin, revendique une pluralisation du texte tout en cherchant à rester près de la lettre du « texte ».
Un dernier mot encore. Nous avons présenté le modèle de Charles en « quatre temps ». Est-il permis de rêver d’un « cinquième temps » possible et à ce à quoi celui-ci pourrait ressembler ? Un passage du « post-scriptum » de Composition mérite de ce point de vue toute notre attention :
Il m’est apparu peu à peu que le « commentaire rhétorique » idéal pourrait essayer de se passer de commenter, tenter de se réduire à n’être plus qu’une sorte de copie du texte étudié, présentée dans une disposition différente, agrémentée de discrets soulignements, de signes divers indiquant des décrochages, déviations, doublages, inflexions, accentuations, accélérations, etc., qui en feraient une sorte de partition. Je n’ai pas eu l’audace de me lancer dans un « commentaire » dont l’instrument principal fût la typographie, mais il est permis de rêver.46
Il y a là peut-être un avenir pour le modèle de Charles, avenir qui est à la fois très « textes possibles » et, ajouterions-nous, très « texte ». Mais c’est un avenir radical : l’analyste copie le texte, se contente de quelques soulignements, de quelques accentuations seulement. On transcrit ce qui est là déjà, et par le simple fait de transcrire, de copier le texte, on le réécrit, on le réinvente, et donc, on le « commente ». Bouvard et Pécuchet étaient copistes, et ce sont des personnages de Flaubert ; Pierre Ménard a « écrit » à sa façon le Quichotte et il est une création borgésienne. Bouvard, Pécuchet, Menard (Pierre), trois figures potentiellement emblématiques pour une théorie des textes possibles de la nouvelle génération, pour un « cinquième temps » chez Michel Charles ? Histoire à suivre.
Charles, M. (1977) : Rhétorique de la lecture. Paris : Éditions du Seuil.
Charles, M. (1984) : Proust d’un côté d’autre part. Qu’est-ce qu’un dysfonctionnement ? Poétique 59 : 267–282.
Charles, M. (1985) : L’Arbre et la Source. Paris : Éditions du Seuil.
Charles, M. (1995) : Introduction à l’étude des textes. Paris : Éditions du Seuil.
Charles, M. (1998) : Le sens du détail. Poétique 116 : 387‒424.
Charles, M. (2018) : Composition. Paris : Éditions du Seuil.
Charles, M. (2010) : Trois hypothèses pour l’analyse, avec un exemple. Poétique 164 : 387‒417. https://doi.org/10.3917/poeti.164.0387
Conrad, T. (2019) : Composition, description, transition. Acta fabula 20(1). https://doi.org/10.58282/acta.11933
Fish, S. (2007) : Quand lire c’est faire : l’autorité des communautés interprétatives. trad. Étienne Dobenesque, Paris : Les Prairies ordinaires.
Genette, G. (1983) : Nouveau discours du récit. Paris : Éditions du Seuil.
Gracq, J. (1967) : Lettrines. Paris : Éditions Corti.
Minzetanu, A. (2018) : La « rhétorique spéculative » de Michel Charles. Critique 858 : 929‒946. https://doi.org/10.3917/criti.858.0929
Noille, C. (2007) : Le commentaire rhétorique classique : un modèle de microlecture non herméneutique. Fabula-LhT 3. https://doi.org/10.58282/lht.952
Noille, C. (2012) : Sur un exemple de Michel Charles ou comment composer (avec) des textes. Poétique 169 : 97‒115. https://doi.org/10.3917/poeti.169.0097
Noille, C. (2015) : La forme du texte : rhétorique et/ou interprétation. Fabula-LhT 14. https://doi.org/10.58282/lht.1521
Valéry, P. (1957) : Œuvres. t. I, éd. Jean Hytier. Paris : Gallimard.
M. Charles : Rhétorique de la lecture, Paris : Éditions du Seuil, 1977 : 9.↩︎
Ibid. : 79.↩︎
Ibid. : 63.↩︎
Ibid. : 118.↩︎
M. Charles : L’Arbre et la Source, Paris : Éditions du Seuil, 1985 : 106‒109.↩︎
Ibid. : 12.↩︎
Idem.↩︎
Ibid. : 13. Voir aussi C. Noille : « La forme du texte : rhétorique et/ou interprétation », Fabula-LhT 14, 2015.↩︎
M. Charles : L’Arbre et la Source, op.cit. : 74.↩︎
Ibid. : 71‒72.↩︎
Ibid. : 73.↩︎
Ibid. : 29.↩︎
Ibid. : 51.↩︎
Ibid. : 52.↩︎
Ibid. : 125 et suite.↩︎
Ibid. : 100‒101.↩︎
Ibid. : 51‒60. Voir aussi A. Minzetanu : « La “rhétorique speculative” de Michel Charles »,Critique 858, 2018 : 929‒946, pp. 933‒934 ; C. Noille : « Le commentaire rhétorique classique : un modèle de microlecture non herméneutique », Fabula-LhT 3, 2007.↩︎
M. Charles : Introduction à l’étude des textes, Paris : Éditions du Seuil, 1995 : 13.↩︎
Idem.↩︎
P. Valéry : « Fragments des mémoires d’un poème », in : Œuvres, t. I, Paris : Gallimard, 1957 : 1467.↩︎
M. Charles : Introduction à l’étude des textes, op.cit. : 113.↩︎
J. Gracq : Lettrines, Paris : Éditions Corti, 1967 : 27‒29.↩︎
M. Charles : Introduction à l’étude des textes, op.cit. : 108.↩︎
Ibid. : 102.↩︎
Voir notamment G. Genette : Nouveau discours du récit, Paris : Éditions du Seuil, 1983 : 108. Le théoricien refuse de donner une synthèse générale de ses recherches en narratologie « parce qu’un tel achèvement, outre le ridicule, et l’impossibilité matérielle, serait sans doute plus stérilisant que stimulant : une grille doit toujours rester ouverte. »↩︎
Il convient cependant de rappeler encore une fois que pour le rhétoricien « le texte » n’existe pas : la structure du « texte » est aussi une construction du lecteur.↩︎
M. Charles : Introduction à l’étude des textes, op.cit. : 135. Voir aussi du même auteur : « Proust d’un côté d’autre part. Qu’est-ce qu’un dysfonctionnement ? », Poétique 59, 1984 : 267‒282.↩︎
M. Charles : Introduction à l’étude des textes, op.cit. : 130.↩︎
Ibid. : 168 et suite.↩︎
Ibid. : 380‒381.↩︎
Ibid. : 380.↩︎
M. Charles : Composition, Paris : Éditions du Seuil, 2018 : 21.↩︎
Ibid. : 33. Il s’agit d’une hypothèse que Charles avait déjà avancée dans « Trois hypothèses pour l’analyse, avec un exemple », Poétique 164, 2010 : 387‒417. Christine Noille était la première à commenter l’article : « Sur un exemple de Michel Charles ou comment composer (avec) des textes ». Poétique 169, 2012 : 97‒115.↩︎
M. Charles : Composition, op.cit. : 22.↩︎
Ibid. : 22‒23.↩︎
Ibid. : 34, 71, 309‒54. Voir aussi du même auteur : « Le sens du détail », Poétique 116, 1998 : 387‒424.↩︎
M. Charles : Composition, op.cit. : 34.↩︎
Ibid. : 36‒38.↩︎
Ibid. : 38. Les textes possibles imaginés au fil de la lecture laissent des traces dans l’imagination du lecteur. Il s’agit des « éléments fantômes » que nous avons vus plus haut.↩︎
Nous dirons donc, comme le suggère Andrei Minzetanu, que le modèle de Charles s’inscrit dans un « constructivisme soft ». Le constructivisme est une théorie de la lecture qui part du principe que le texte n’est pas « proposé » par l’auteur, mais, au contraire, « construit » par le lecteur. Pensons à Stanley Fish, qui soutient que ce ne sont pas les qualités formelles « déjà présentes dans le texte » qui font qu’on l’interprète d’une certaine manière, mais que c’est, au contraire, notre regard sur le « texte » qui fait apparaître les qualités formelles. On trouve des échos des propositions de Fish chez des critiques dont le travail s’inscrit dans le sillage de Charles, notamment Marc Escola, Sophie Rabau et Franc Schuerewegen. Le projet de Charles, écrit Minzetanu, est « plus modéré ». A. Minzetanu : « La “rhétorique spéculative” de Michel Charles », art.cit. : 930. S. Fish : Quand lire c’est faire : l’autorité des communautés interprétatives, Paris : Les Prairies ordinaires, 2007.↩︎
T. Conrad : « Composition, description, transition », Acta fabula 20(1), 2019.↩︎
M. Charles : Introduction à l’étude des textes, op.cit. : 196‒201.↩︎
M. Charles : Composition, op.cit. : 32.↩︎
Ibid. : 33.↩︎
Cela pourrait s’expliquer par le fait qu’entre la parution d’Introduction à l’étude des textes et Composition, certaines pratiques interventionnistes plus radicales se sont développées dans le sillage des propositions de Charles, notamment sous les plumes de Marc Escola, Sophie Rabau en Franc Schuerewegen. On peut risquer l’hypothèse qui reste à vérifier que le théoricien a peut-être cherché, en 2018, à se démarquer de cet interventionnisme plus prononcé.↩︎
M. Charles : Composition, op.cit. : 418.↩︎