Verbum – Analecta Neolatina XXVI, 2025/2

ISSN 1588-4309



Une université d’été s’est tenue à Budapest en août 2024, consacrée aux communautés de la lecture1, concept élaboré par Stanley Fish en 1980 dans son ouvrage Quand lire, c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives2. Cette conception s’appuie sur la thèse selon laquelle ce sont les lecteurs qui font les livres, et que leur interprétation dépend de la communauté à laquelle ils appartiennent.

Le présent numéro spécial de VERBUM rassemble des études et des réflexions qui, à travers différentes époques, communautés et œuvres littéraires, ne se limitent pas à l’analyse des textes ou à la question de leur interprétation, mais examinent également leur contexte théorique et social, ainsi que la pluralité de leurs lectures possibles.

Cependant, une telle réflexion recèle un piège : celui de l’enfermement au sein de sa propre communauté interprétative. Les textes ‒ et tout particulièrement les textes littéraires ‒ dépassent pourtant largement leur cadre d’origine et ouvrent sans cesse de nouveaux horizons vers lesquels l’interprétation peut se diriger.

Les organisateurs de l’université d’été de Budapest ont illustré cette idée à l’aide d’une métaphore : celle du poisson rouge nageant dans un bocal transparent. Le bocal procure au poisson l’illusion d’un univers infini, alors même qu’il en constitue les limites. Cette parabole du poisson (fish, en anglais) et de son bocal offre une représentation saisissante de la « communauté interprétative » (interpretive community) et de la difficulté, pour quiconque y vit, d’imaginer un dehors. Pour le poisson, le bocal est à la fois le monde et la condition de sa protection.

Remplaçons à présent cette image de l’aquarium par celle de la bibliothèque. Les lecteurs et lectrices y plongent, non dans de l’eau douce, mais dans les livres. La bibliothèque devient alors leur bocal ‒ mais un bocal sans frontières, dont on peut sortir et revenir à volonté. Proust écrivait dans Le Temps retrouvé : « En réalité, chaque lecteur est quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci et vice-versa […]3. » Nous pourrions préciser avec Stanley Fish : le lecteur ‒ ou la lectrice ‒, lorsqu’il lit, est un poisson heureux, aventureux.

Plus concrètement, le programme intensif organisé à Budapest s’est interrogé sur la lecture littéraire comme moyen de franchir les limites de notre bocal identitaire et interprétatif. Les auteurs y proposent, à travers des études de cas, des exercices d’interprétation et de commentaire de textes, une série de stratégies et de dispositifs destinés à nous rendre capables de percevoir, depuis l’extérieur, les contours de nos communautés et de nos identités. Car derrière la cloison de l’aquarium se trouve un monde à explorer ‒ encore faut-il les bons livres et les bonnes méthodes pour y accéder.

Certains concepts semblent, par la nature arbitraire du langage, appartenir ab ovo à l’extériorité (l’« autrui ») ou à l’intériorité (le « moi intime »). Pourtant, en renversant cette opposition, on pourrait conclure que l’extériorité n’est qu’une modalité du moi, un aspect sous lequel l’autre devient familier et le sujet étranger à lui-même. Dans la littérature, le langage constitue la seule possibilité de dialoguer, de se dire et de se désigner comme sujet ; mais cette possibilité est fragile, voire illusoire. L’identité que nous saisissons, notamment dans la lecture, ne serait-elle pas elle-même une illusion de continuité ?

Le langage rend possible l’attribution d’un sens aux choses réelles, fictives ou virtuelles, afin qu’elles deviennent des signes. Or, derrière toute attribution de sens se cache une histoire, une narration ‒ voire l’acte même d’attribuer un sens constitue déjà une histoire à raconter. Paradoxalement, plus nous cherchons à saisir le sens de notre vie intérieure pour en faire le récit, plus nous nous en éloignons. Il faut renoncer au moi intime pour qu’il devienne objet d’observation, ce que Michel Foucault nomme une « extériorité sauvage4 ».

Il nous est impossible de penser le référent directement : notre perception se construit à travers la structure du système des signifiants et signifiés. Cette structure relationnelle organise le découpage linguistique du réel. Nos représentations mentales dépendent ainsi des catégories linguistiques ‒ autrement dit, notre perception du monde est tributaire du langage. Il en va de même pour la représentation du moi. Pour dépasser ce déterminisme langagier, il faut se tourner vers la nature même de la langue, car le langage, surtout littéraire, peut fonctionner en l’absence de référents. Sa fonction la plus essentielle est peut-être de désigner ce qui est absent, d’agir in absentia plutôt que in presentia.

La lecture, activité éminemment culturelle, engage des processus cognitifs complexes pour lesquels notre cerveau n’est qu’en partie préparé ‒ à la différence de la langue, capacité innée issue de l’évolution. Une chose demeure certaine : la lecture transcende toujours le texte et la langue.

Les études rassemblées dans ce numéro thématique explorent les stratégies de lecture, les méthodes d’interprétation et les dimensions textuelles, intertextuelles ou extratextuelles, interlinguistiques ou extralinguistiques, qui permettent de sortir de notre propre bocal identitaire et interprétatif. Elles invitent à parcourir ces territoires multilingues sans appartenance fixe, ces no man’s lands de la lecture, qui n’appartiennent à personne et, pour cette raison même, appartiennent à tous.

Les contributions abordent notamment : la théorie des textes possibles de Michel Charles (C. Bortier) ; l’identité communautaire bretonne à travers une politique linguistique régionale (A. Sayago) ; la symbolique de l’œil, forme de sortie du texte, dans le théâtre classique du 17ᵉ siècle français (F. Fusacchia) ; une lecture décadente de la décadence (V. Ferrety) ; une lecture écopoétique de l’œuvre de Maurice Genevoix, écrivain de guerre (A.-H. Quéméneur) ; une lecture critique du réalisme magique (C. H. Santos Chinchilla) ; et enfin, une lecture philosophique des histoires sentimentales selon Richard Rorty (J. Rutsch).

Anikó Ádám
Université Catholique Pázmány Péter


  1. Dans le cadre du projet Reading Communities, Shaping Identities – Lire ensemble (2023-1-PT01-KA220-HED-000158582).↩︎

  2. Version française: Amstermadam: Éditions Amsterdam, 2007.↩︎

  3. Proust, M. : « Le Temps retrouvé », Á la recherche du temps perdu, tome 2, Paris : Gallimard, (1913) 1919 : 70.↩︎

  4. Cf. Foucault, M. : L’Ordre du discours, Paris : Gallimard, 1971 : 36–38.↩︎