Verbum – Analecta Neolatina XXVI, 2025/2
ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2025.26.2.7
Abstract: The question of moral and cultural relativism is not only one of the fundamental academic problems but also one of our everyday lives. However, during the twentieth century, ethics was relegated to the realm of art, especially by analytic philosophy, represented in the interwar period by the so-called Vienna Circle. However, using the example of the post-analytic philosopher Richard Rorty and his concept of sentimental stories which aim to increase our capacity for empathy, it seems that art can contribute to a tolerant and respectful human community. Although the types of perception of these stories may vary, according to Maryane Wolf’s conclusions supported by neurocognitive science, it is reading, specifically deep-reading, that can affect our capacity for empathy. In other words, literature can change the world and perhaps, therefore, free us from the grip of cultural relativism.
Keywords: analytical philosophy, sentimental education, cultural relativism, pragmatism, deep‑reading
Résumé : La question du relativisme moral et culturel n’est pas seulement l’un des problèmes académiques fondamentaux, mais aussi l’un des aspects de notre vie quotidienne. Cependant, au cours du 20e siècle, l’éthique a été relégué dans le domaine de l’art, en particulier par la philosophie analytique, représentée dans l’entre-deux-guerres par le Cercle de Vienne. Cependant, à l’instar du philosophe post‑analytique Richard Rorty et de son concept des histoires sentimentales qui vise à accroître notre capacité d’empathie, il semble que l’art puisse contribuer à l’émergence d’une communauté humaine tolérante et respectueuse. Bien que les types de perception de ces histoires puissent varier, selon les conclusions de Maryane Wolf, étayées par la science neurocognitive, c’est la lecture, plus précisément la lecture profonde, qui peut affecter notre capacité d’empathie. En d’autres termes, la littérature peut changer le monde et peut-être, par conséquent, nous libérer de l’emprise du relativisme culturel.
Mots-clés : philosophie analytique, éducation sentimentale, relativisme culturel, pragmatisme, lecture profonde
Dans le domaine de la philosophie morale ou du droit, la question de savoir comment traiter la question du pluralisme moral/culturel et du relativisme qui en découle se pose depuis des siècles. Il convient de noter que ce relativisme a donné lieu à de nombreux conflits, pas seulement guerriers, et qu’il nous amène nécessairement à réfléchir aux questions fondamentales suivantes : ce que je fais est‑il bon ? Pouvons-nous dire que notre système moral ou juridique est meilleur que d’autres ? Comment pouvons-nous promouvoir les valeurs de notre culture occidentale sans supprimer les valeurs d’une autre culture ? Il n’y a pas si longtemps, toutes ces questions faisaient partie de la métaphysique, en particulier pour les philosophes de la première moitié du vingtième siècle. Cette attitude s’est développée pleinement dans la philosophie dite analytique qui, malgré de nombreux changements, représente encore aujourd’hui un courant majeur de la philosophie occidentale1. Pendant la période de l’entre‑deux‑guerres, la philosophie analytique a trouvé son foyer à l’université de Vienne où un groupe de scientifiques issus de différentes disciplines (mathématiques, physique, sociologie, philosophie2) se sont rassemblés au sein de ce qu’eux-mêmes appellent le Cercle de Vienne (Wiener Kreis). Durant presque tout le 20e siècle, l’éthique, ainsi que d’autres disciplines normatives (par exemple l’esthétique), a ensuite été mise à l’écart et considérée comme faisant partie de la métaphysique susmentionnée. Toutefois, le radicalisme de ces attitudes s’est progressivement estompé à tel point qu’à la fin du 20e siècle, nous pouvons parler d’un tournant éthique. L’un des philosophes qui a réintégré la question de l’éthique dans ses réflexions est Richard Rorty qui, grâce à son pragmatisme, abandonne la primauté de la Raison et la remplace par le Sentiment. Cependant, certaines questions caractéristiques de la philosophie analytique, telles que la lutte contre la métaphysique, persistent dans son œuvre. Comme nous le verrons, les efforts de Rorty pour surmonter le relativisme moral à travers l’art sont toujours valables aujourd’hui puisqu’ils trouvent un soutien dans le domaine de la science neurocognitive ‒ c’est‑à-dire dans le domaine empirique, ce que les philosophes analytiques apprécieraient certainement. Néanmoins, pour comprendre l’œuvre de Rorty, il est nécessaire de présenter au moins brièvement ses prédécesseurs, le Cercle de Vienne.
Lorsque nous parlons de philosophie analytique, nous parlons de philosophes qui souscrivent au positivisme empirique en utilisant la méthode de l’analyse logique et qui marchent sur les traces de Gottlob Frege et de Bertrand Russell. L’attitude vis‑à‑vis des questions morales est bien visible déjà chez jeune Ludwig Wittgenstein qui a renoué avec les pensées de Frege et Russel en décrivant l’éthique transcendantale dans son célèbre ouvrage, le Tractatus logico‑philosophicus3. Influencées par ces auteurs, les attitudes du Cercle de Vienne se sont cristallisées dans l’environnement de l’Université de Vienne au cours des années 20 et dans le célèbre Manifeste du Cercle de Vienne. Dans ce Manifeste, ses auteurs s’engagent dans la Conception scientifique du monde qui vise la science unitaire, rejetant la philosophie de Hegel ou de Heidegger, ainsi que les jugements synthétiques a priori kantiens, et concluant qu’« il n’y a pas de philosophie comme science fondamentale et universelle, à côté ou au-dessus des différents domaines de la seule science qui soit : celle de l’expérience »4. En même temps, dans le texte du Manifeste, nous pouvons voir que les disciplines normatives (comme l’éthique et l’esthétique) possèdent leur propre place. Elle se trouve néanmoins en dehors de la science (pour éviter la métaphysique), dans le domaine de l’art.
Rudolf Carnap, l’un des principaux membres du Cercle de Vienne, a plus tard donné un compte rendu plus détaillé de la science, de la métaphysique et de l’art en concluant que « la métaphysique, elle aussi, surgit du besoin de porter le sentiment de la vie à l’expression, qu’il s’agisse de l’attitude que l’homme adopte dans la vie, de la disposition émotionnelle et volontaire qui est la sienne vis-à-vis du monde environnant et de ses semblables, lorsqu’il affronte les tâches auxquelles il se consacre activement ou qu’il subit les coups du destin »5. Ainsi, la source de la métaphysique est précisément ce sentiment de la vie, sous lequel tombent, entre autres, nos attitudes morales et nos valeurs ‒ dans notre cas, par exemple les droits de l’homme. Mais pour Carnap, comme déjà dans le Manifeste, « l’art est le moyen d’expression adéquat et la métaphysique un moyen inadéquat, pour rendre le sentiment de la vie »6. La trichotomie entre la science, la métaphysique et l’art devient ainsi l’une des principales caractéristiques de la philosophie du Cercle de Vienne.
Le début de la Seconde Guerre mondiale peut être considéré comme une sorte de virage pour la philosophie analytique ‒ la plupart des membres du Cercle de Vienne ont été contraints d’émigrer et, avec eux, le centre de la philosophie analytique s’est déplacé, trouvant un terrain fertile aux États-Unis où il a reçu une nouvelle impulsion sous l’influence du pragmatisme local représenté par Charles S. Pierce ou John Dewey7. L’un des enfants de ce nouvel environnement philosophique est justement Richard Rorty.
La figure de Richard Rorty est assez difficile à classer car, d’une part, il est lié à bien des égards aux questions de la philosophie analytique classique, mais d’autre part, il critique nombre de leurs prémisses ‒ c’est pourquoi nous pouvons le qualifier de philosophe post-analytique8. Contrairement à Carnap et à d’autres philosophes analytiques, pour Rorty, la tentative (issue des Lumières) de trouver la vraie nature des choses, leur essence réelle ou la vérité absolue, à l’aide de la Raison fait partie de la métaphysique qu’il critique en tant qu’ironiste et pragmatiste. L’ironie de Rorty provient cependant de la façon dont nous pensons à ce que Carnap appelait le sentiment de la vie. Or, Rorty n’utilise pas le terme de sentiment de la vie mais il introduit son propre concept de vocabulaire final (final vocabulary) :
Tous les êtres humains ont avec eux un ensemble de mots qu’ils emploient afin de justifier leurs actions, leurs croyances et leur vie. Ce sont les mots dans lesquels nous chantons les louanges de nos amis et disons notre mépris de nos ennemis, formulons nos projets à long terme, nos doutes intimes les plus profonds et nos espoirs les plus hauts. Ce sont les mots dans lesquels nous racontons, tantôt prospectivement, tantôt rétrospectivement, l’histoire de notre vie. Pour désigner ces mots, je parlerai du « vocabulaire final » d’une personne9.
L’attitude que nous adoptons à l’égard du vocabulaire final fait de nous soit des métaphysiciens (ce que Rorty combat), soit des ironistes (ce que Rorty revendique). Selon Rorty, l’ironiste est donc celui qui : 1. a des doutes radicaux et persistants sur son propre vocabulaire final, 2. se rend compte que l’argumentation formulée dans son vocabulaire final ne peut ni étayer ni dissiper ces doutes, 3. ne pense pas que son vocabulaire final est plus proche de la réalité que celui des autres10.
Mais l’ironiste Rorty lui-même a dû réagir à la situation concernant le relativisme culturel/éthique. Sa solution est très simple : l’ethnocentrisme. En utilisant l’analogie du bateau de Neurath, il soutient qu’en pratique, nous devons privilégier notre propre groupe11. Cette attitude hic et nunc est universellement pragmatique, évitant délibérément la question de la justification absolue qui serait pour Rorty une question métaphysique. Être ethnocentrique, c’est donc diviser les gens entre ceux à qui je dois justifier mes croyances et les autres (the others)12. À ce stade, nous pouvons aborder le concept d’éducation sentimentale (sentimental education) de Rorty.
Rorty n’aborde le concept d’éducation sentimentale que dans un seul article intitulé Droits de l’homme, rationalité et sentimentalité (Human Rights, Rationality, and Sentimentality). Rorty s’inspire ici de la terminologie du philosophe argentin Eduardo Rabossi et adopte le terme de culture des droits de l’homme (human rights culture). En même temps, il rejette avec lui le fondationnalisme rationaliste qu’il considère comme faisant partie de la métaphysique. Au lieu de la Raison, Rorty privilégie donc le Sentiment, passant ainsi du domaine purement scientifique au domaine de l’art qu’il considère comme la force motrice de la culture des droits de l’homme. De son point de vue pragmatique, l’émergence de cette culture des droits de l’homme semble ne rien devoir à une connaissance morale accrue et tout à l’écoute d’histoires tristes et sentimentales13. De plus, le pragmatisme de Rorty lui permet également d’utiliser ces histoires sentimentales (sentimental stories) ‒ c’est justement cette utilisation qu’il appelle l’éducation sentimentale : « Ce type d’éducation familiarise suffisamment les gens de différentes sortes les uns avec les autres pour qu’ils soient moins tentés de considérer ceux qui sont différents d’eux comme des quasi-hommes. L’objectif de cette manipulation des sentiments est d’élargir la référence des termes « les gens de notre espèce » et « les gens comme nous » »14. Comme nous pouvons le voir, Rorty lui-même admet qu’il s’agit essentiellement de manipulation, plus particulièrement de manipulation avec les vocabulaires finaux d’autres personnes. Par ailleurs, pour mieux comprendre le concept de l’éducation sentimentale, nous pouvons nous inspirer de la traduction tchèque de Martin Hapla qui parle d’éducation à l’empathie (výchova k empatii)15, ce qui correspond tout à fait au résultat souhaité par le programme éducatif de Rorty, car le but de sa manipulation est de persuader ceux qui écoutent ces histoires sentimentales de partager les sentiments des méprisés et des opprimés. Ainsi, nous pouvons les convertir aux opinions libérales habituelles sur l’avortement, les droits des homosexuels, même les amener à ne plus manger d’animaux16. Au lieu de justifier rationnellement la réponse à la question : « Pourquoi devrais‑je me soucier d’un étranger, d’une personne qui ne m’est pas apparentée, d’une personne dont les habitudes me dégoûtent ? », nous devrions répondre précisément par des histoires sentimentales commençant par la réponse : « Parce que c’est ce que c’est d’être dans sa situation ‒ d’être loin de chez soi, parmi des étrangers. », ou « Parce qu’elle pourrait devenir votre belle-fille. », ou « Parce que sa mère aurait de la peine pour elle17. » Ces histoires peuvent créer un pont au-dessus de l’abîme entre les cultures, en rapprochant des systèmes moraux, religieux ou juridiques complètement différents.
Cependant, le programme éducatif de Rorty comporte des écueils (quoique surmontables) et nous tenterons d’évoquer au moins trois points problématiques que nous considérons comme les plus importants ‒ la possibilité d’abus, l’absence de l’Autre et le radicalisme sentimental.
La possibilité d’abus. L’un des principaux problèmes de l’éducation sentimentale de Rorty (et du pragmatisme sur lequel elle se fonde en général) est qu’elle peut très facilement être utilisée pour promouvoir une culture qui ne partage pas nos attitudes libérales occidentales. Cela soulève la question de savoir qui devrait être l’Enseignant dans l’éducation sentimentale. Les écrivains/artistes doivent-ils jouir d’une liberté d’expression illimitée ou l’État doit‑il être le censeur suprême qui fixe la norme culturelle/éthique ? Dans le cas des droits de l’homme, les histoires sentimentales offrent certainement l’occasion de rapprocher les opposants de notre vision occidentale du monde. Mais le même processus peut-il se produire en sens inverse ? Par exemple, si une personne qui reconnaît le droit fondamental à la vie rencontre une autre personne qui ne respecte pas ce droit en raison de ses convictions religieuses/politiques (comme un nazi contre les Juifs), est-ce que ce pourrait être l’une des histoires sentimentales nazies, si nombreuses pendant la Seconde Guerre mondiale18, qui convaincrait les défenseurs des droits de l’homme ? Ainsi, si l’éducation sentimentale peut sembler adaptée à des fins vertueuses, il en est de même pour le contraire.
L’absence de l’Autre. Un autre problème de l’éducation sentimentale est le manque d’insistance sur la présence de l’Autre dans les histoires sentimentales ‒ ce problème découle de l’ethnocentrisme de Rorty et de sa tentative d’étendre la notion des gens comme nous (people like us). Cependant, si nous voulons combler le fossé entre les cultures, nous ne pouvons pas écouter uniquement les histoires qui nous concernent, mais aussi celles qui concernent ceux que nous ne connaissons pas. Pour comprendre la crise des migrants, il faut lire des histoires sur les migrants, pour comprendre le monde arabe, il faut lire des histoires de là-bas. Si nous ne connaissons que notre propre culture (même si cela n’est pas non plus évident), nous ne pourrons jamais nous mettre à la place d’une personne qui vit en dehors de celle-ci.
Le radicalisme sentimental. La dernière critique du programme de Rorty consiste en sa confiance excessive dans le sentimentalisme et son rejet inutilement radical du rationalisme. Pouvons-nous même vivre sans rationalité ? De plus, d’un point de vue pratique, ce radicalisme est un obstacle à la réalisation pratique de l’éducation sentimentale et c’est pourquoi il doit être rejeté afin que la Raison et le Sentiment puissent se soutenir mutuellement.
Si nous parlons de l’éducation sentimentale comme d’une éducation à l’empathie, il convient tout d’abord de noter que, selon Wolf, l’empathie est un ensemble très complexe de processus cognitifs, émotionnels et sociaux qui affectent les circuits neuronaux cérébraux21. De plus, Wolf réfute directement l’un des problèmes de la théorie de Rorty, le sentimentalisme radical, puisque, d’après elle « l’empathie suppose à la fois de connaître et de ressentir »22. En d’autres termes, l’éducation à l’empathie sans l’implication de la Raison, de même que du Sentiment, ne peut fonctionner ‒ à cet égard, nous pouvons dire que Rorty s’est trompé. Cependant, le contenu de ce que nous lisons est tout aussi important que la forme de la perception, la lecture profonde ‒ c’est sur cet aspect que Rorty et Wolf seraient d’accord. En effet, pendant notre lecture, une sorte de simulation de ce que nous lisons se déroule à l’aide des neurones miroirs. C’est de cette façon que Wolf, s’appuyant sur d’autres études, argumente :
Rappelons-nous simplement […] l’image d’Anna Karénine se jetant sous les roues du train. Celles et ceux d’entre vous qui ont lu le roman de Tolstoï, lorsqu’ils sont arrivés à ce passage, ont « sauté » littéralement avec elle, en activant, selon toute vraisemblance, les mêmes neurones qui interviennent lorsque l’on remue les jambes et le tronc. De nombreuses aires de leur cerveau ont ainsi été mises en mouvement par empathie envers le désespoir absolu d’Anna, désespoir qui s’est même exprimé de façon motrice dans certains neurones miroirs23.
Par conséquent, grâce à la lecture profonde (forme) associée à des histoires appropriées (contenu), la capacité d’empathie peut en effet être renforcée. Cette capacité, bien sûr, ne peut empêcher le relativisme culturel ou éthique, mais elle peut créer un monde où les gens, malgré leurs vocabulaires finaux différents, par les mots de Rorty, peuvent se comprendre les uns les autres. La vision d’un monde où tous les peuples partagent nos valeurs est utopique. Toutefois, c’est la lecture profonde d’autres systèmes moraux ou juridiques et d’autres cultures, à l’aide d’histoires sentimentales, qui peut nous libérer de cette opinion métaphysique selon laquelle notre système est le seul juste. C’est-à-dire, lorsque Rorty a voulu élargir la notion de personnes comme nous, il s’est trompé de cible ‒ il ne s’agit pas de ce que tout le monde devienne des libéraux occidentaux, mais avant tout des ironistes mutuellement tolérants et respectueux.
Du développement de la philosophie analytique aux découvertes actuelles dans le domaine de la science neurocognitive, l’art n’est pas un moyen convenable d’exprimer la métaphysique, mais un outil efficace pour résoudre (pas seulement) les problèmes moraux. En ce qui concerne la conception de l’éducation sentimentale de Rorty et son potentiel, en guise de conclusion nous pouvons proposer trois questions qui découlent de nos observations et qui peuvent servir de tremplin à une réflexion plus approfondie (et personnelle) pour tous ceux qui les liront.
Utilisons-nous la littérature comme un outil pédagogique suffisant ? La littérature ne doit pas seulement exister dans le système scolaire pour elle-même, mais elle devrait également aider d’autres disciplines, en particulier dans les sciences humaines, comme l’histoire, la géographie, l’éthique ou les sciences de l’environnement. La fonction de la littérature en tant qu’outil pédagogique ne doit pas être considérée comme marginale.
Les systèmes scolaires mettent-ils l’accent sur l’enseignement de la littérature étrangère (non nationale) ? Cette question est principalement liée à la présence de l’Autre dans les œuvres sélectionnées pour les canons nationaux de chaque pays, c’est-à-dire au contenu de nos lectures. En tant que citoyens de l’Union européenne, nous devrions connaître non seulement notre propre littérature nationale, mais aussi les littératures des autres pays de l’Union européenne, et bien sûr en dehors de celle-ci. Bien que cette question soulève d’autres problèmes, comme celui de savoir qui devrait choisir ces livres, nous ne pourrons jamais devenir empathiques envers les autres cultures sans essayer de trouver une réponse à cette question, puisque la littérature nous offre la possibilité de voyager à travers le monde depuis le confort de nos maisons ‒ et un tel avantage n’est certainement pas négligeable.
Apprenons-nous à nos enfants à lire de manière appropriée ? Cette dernière question se rattache au concept de la lecture profonde de Wolf. Comme la capacité à lire n’est pas innée mais acquise, elle doit être développée en permanence tout au long de notre vie. Or, c’est déjà chez les enfants que nous posons les bases de leur rapport à la lecture qui est aujourd’hui de plus en plus influencée par les technologies modernes. Si nous voulons que la lecture produise les résultats demandés, il faut l’entretenir et l’affiner.
Le 21e siècle est marqué par des changements sans précédent dans de nombreux domaines de la vie auxquels nous ne savons pas comment réagir. En même temps, c’est aussi une période pleine de possibilités inouïes qui peuvent nous remplir d’optimisme. Il ne tient qu’à nous de décider de rendre notre monde commun meilleur, ne serait-ce qu’en lisant un livre, ou attendre que les choses changent d’elles-mêmes. Ainsi, quel sera notre choix ?
Carnap, R. (2010) : Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage. In : A. Soulez (dir.) Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits : Carnap, Hahn, Neurath, Schlick, Waismann sur Wittgenstein. Paris : Librairie philosophie J. Vrin. 104‒123.
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Hahn, H., O. Neurath & R. Carnap (2010) : La conception scientifique du monde. In : A. Soulez (dir.) Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits : Carnap, Hahn, Neurath, Schlick, Waismann sur Wittgenstein. Paris : Librairie philosophie J. Vrin. 149–171.
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Peregrin, J. (2005) : Kapitoly z analytické filosofie. Praha : Filosofia.
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H. J. Glock: Qu’est-ce que la philosophie analytique ?, Paris : Gallimard, 2011 : 19.↩︎
Parmi les membres figuraient par exemple le physicien et philosophe Moritz Schlick, le mathématicien et philosophe Hans Hahn ou le sociologue Otto Neurath.↩︎
L. Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus, Paris : Gallimard, 1993 : 110.↩︎
H. Hahn, O. Neurath & R. Carnap : « La conception scientifique du monde », in : A. Soulez (dir.) : Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits : Carnap, Hahn, Neurath, Schlick, Waismann sur Wittgenstein. Paris : Librairie philosophie J. Vrin, 2010 : 104–123, p. 122.↩︎
R. Carnap : « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage », in : A. Soulez (dir.) : Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits…, op.cit. : 149–171, p. 168.↩︎
Ibid. : 169.↩︎
J. Peregrin : Kapitoly z analytické filosofie. Praha : Filosofia, 2005 : 252.↩︎
Ibid. : 255.↩︎
R. Rorty : Contingence, ironie et solidarité. Paris : Armand Colin, 1993 : 111.↩︎
Ibid. : 111–112.↩︎
R. Rorty : Objectivity, Relativism, and Truth, Cambridge : Cambridge University Press, 1991 : 29.↩︎
Ibid. : 30.↩︎
R. Rorty : « Human rights, rationality, and sentimentality », in : S. Shute (dir.) : On human rights : The Oxford Amnesty Lectures, New York : Basic Books, 1993 : 111–134, pp. 118–119.↩︎
« That sort of education sufficiently acquaints people of different kinds with one another so that they are less tempted to think of those different from themselves as only quasi-human. The goal of this manipulation of sentiment is to expand the reference of the terms “our kind of people” and “people like us”. » Ibid. : 122–123.↩︎
Hapla, M. : Lidská práva bez metafyziky : legitimita v (post)moderní době. Brno : Masarykova univerzita, 2016 : 124.↩︎
R. Rorty : Human rights, rationality, and sentimentality, op.cit. : 126–127.↩︎
Ibid. : 133–134.↩︎
Cependant, ces histoires ont également été utilisées par d’autres propagandes d’État, comme l’histoire fictive d’un jeune soviétique, Pavlik Morozov.↩︎
« Sentimental education only works on people who can relax long enough to listen. » Voir R. Rorty : Human rights, rationality, and sentimentality, op.cit. : 128.↩︎
Il est évident que certaines formes d’art combinent d’autres formes de perception, mais cela n’a pas d’importance pour la suite de notre réflexion.↩︎
M. Wolf : Lecteur reste avec nous ! : un grand plaidoyer pour la lecture, Genève : Rosie & Wolfe, 2023 : 70.↩︎
Ibid. : 73.↩︎
Ibid. : 71.↩︎
Comment percevoir les histoires sentimentales ?
En ce qui concerne la forme de perception des histoires sentimentales, Rorty se contente de mentionner que « l’éducation sentimentale ne fonctionne que sur les personnes qui peuvent se détendre suffisamment longtemps pour écouter »19. La perception sonore, cependant, n’est certainement pas la seule manière possible de percevoir les histoires sentimentales, ni, comme nous le verrons, la plus efficace. Sur la base de nos sens, nous pouvons proposer une liste non exhaustive de formes de perception des histoires sentimentales, avec des exemples démonstratifs20: perception sonore (narration orale, audiolivre, musique, etc.), perception audio-visuelle (film, théâtre, etc.), perception visuelle (tableau, sculpture, etc.), perception textuelle (livre, faire du théâtre, livre numérique, etc.).
Pour notre propos, pourtant, c’est la perception textuelle qui est la plus importante et qui, du point de vue de la science neurocognitive, semble être la plus puissante, comme l’affirme également Maryanne Wolf ‒ neuroscientifique, spécialiste du développement de l’enfant et de l’activité cérébrale pendant la lecture ‒ dans son livre intitulé Lecteur reste avec nous ! : un grand plaidoyer pour la lecture. La spécialiste, sur la base des résultats obtenus dans le domaine des sciences neurocognitives, conclut qu’au cours de la lecture sont activés divers procédés cérébraux susceptibles de modifier notre perception de la réalité. En même temps, la lecture de Wolf n’est pas une lecture ordinaire, mais la lecture profonde (deep‑reading) au sein de laquelle les processus d’évocation (la fabrique d’images, l’empathie, le bagage émotionnel et culturel), analytiques (l’analogie et l’inférence, l’analyse critique) et génératifs interviennent. Jusqu’à présent, nous avons examiné l’influence des sentiments dans un cadre purement philosophique, mais l’affirmation de Wolf, tout à fait indépendante de Rorty, dans le domaine de la science neurocognitive, apporte un soutien empirique à son utilisation des histoires sentimentales. Ainsi, parmi les processus susmentionnés qui interviennent au cours de la lecture approfondie, nous nous intéresserons plus particulièrement au processus d’empathie auquel l’éducation sentimentale fait appel.