Verbum – Analecta Neolatina XXV, 2024/1

ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2024.25.1.9



Abstract: The aim of our work is to regroup and analyse several lexical and orthographic phenomena in contemporary French in a theoretical way, from the perspective of linguistic economy, one of the basic elements of language universals. As Zipf (1949) discovered, there is a natural correlation between a word’s frequent use and its brevity or simplicity, which depends on human nature and by which language can be better adapted to speakers’ needs for speed and simplicity in communication (cf. the principle of least effort). This tendency can be noted in contemporary French as well: in certain types of word formation, such as truncation or some neologisms; or in orthography, like Internet language, for example. However, it is always present simultaneously with other partially linguistic phenomena where economy is obviously not a priority, such as inclusive writing or politically correct language.

Keywords: linguistic economy, principle of least effort, lexicon, orthography, contemporary French

Résumé : L’objectif de notre travail est de regrouper et d’analyser de manière théorique plusieurs phénomènes lexicaux et orthographiques dans le français contemporain, dans l’optique de l’économie linguistique, l’un des éléments de base des universaux du langage. Comme Zipf (1949) l’a découvert, il y a une corrélation naturelle entre l’usage fréquent d’un mot et sa « simplicité » ou sa brièveté. Cette corrélation dépend de la nature humaine et adapte mieux la langue aux besoins des locuteurs qui cherchent la rapidité et la « simplicité » dans la communication (cf. le principe du moindre effort). Cette tendance peut être remarquée dans le français contemporain aussi : à propos de certains néologismes, dans certains types de formation de mots, comme la troncation, ou bien dans l’orthographe, comme le langage Internet, par exemple. Cependant, l’économie linguistique coexiste toujours avec d’autres phénomènes partiellement linguistiques où l’économie n’est pas une priorité, tels que l’écriture inclusive ou le parler politiquement correct, par exemple.

Mots-clés : économie linguistique, principe du moindre effort, lexique, orthographe, français contemporain

1 Introduction

Dans notre monde de plus en plus accéléré, une question légitime se pose : comment cette accélération se manifeste-t-elle dans la langue ? Le phénomène de l’économie linguistique, un des éléments de base des universaux du langage (Zipf 1949), pourrait être une réponse adéquate à la question. Vu que l’économie est une « gestion où l’on évite la dépense inutile1 » et qu’au sens figuré on peut parler d’ « économie de temps ou de fatigue [d’où un certain] gain2 », elle pourrait expliquer d’un point de vue linguistique nombre de changements dans la langue dus à la tendance humaine naturelle à éviter le caractère parfois trop complexe de la langue, économisant ainsi du temps et de l’énergie.

Cette hypothèse peut être approuvée, par exemple, par les recherches et par le principe de George Kingsley Zipf, philologue et linguiste américain (Bully 1969). En effet, Zipf s’appuie sur le comportement humain et sur des faits statistiques pour percevoir les dynamiques de la langue et, en 1949, ses recherches le conduisent aux constations suivantes dans son œuvre Human Behavior and the Principle of Least Effort – An Introduction to Human Ecology ‘Le comportement humain et le principe du moindre effort – une introduction à l’écologie humaine’ : il y a une corrélation naturelle entre l’emploi fréquent d’un mot et sa brièveté ou même sa simplicité, sa prononciation facile, ce qui est capable de rendre la langue plus adaptée aux besoins du locuteur cherchant la rapidité de la communication et tâchant d’éviter le caractère complexe de la langue (Bully 1969, Zipf 1949). L’économie peut être relevée dans, par exemple, différentes formes d’abréviation, c’est-à-dire dans « une réduction graphique d’un mot ou d’une suite de mots exécutée […] en vue de gagner de la place dans un texte sur papier ou tout autre support » (Faudouas 1990 : 7), ce qui n’empêche pas que cette tendance se réalise tout autant dans le discours oral et permette de « gagner du temps dans la production de la parole [aussi] » (Adegboku 2011 : 29). À la fois présente donc à l’écrit et à l’oral, l’économie linguistique touche avant tout le lexique et l’orthographe de la langue.

L’objectif de notre travail théorique est alors de regrouper et d’analyser certains phénomènes de la langue française contemporaine dans l’optique de l’économie linguistique et de la loi du moindre effort de Zipf (1949). Du point de vue du lexique, nous analyserons certains types de formations des mots, dont la troncation et la siglaison, ainsi que des néologismes : les anglicismes et les néologismes verbaux en -er, et du point de vue de l’orthographe, nous passerons en revue le langage Internet. Pour nos analyses, nous nous appuierons même sur un corpus que nous avons établi en 2018 et sur un sondage que nous avons préparé et analysé en 2019. Pourtant, comme il existe, bien entendu, dans le français contemporain de nouveaux phénomènes en partie linguistiques où l’économie n’est évidemment pas prioritaire, nous examinerons à la fin du présent travail l’écriture inclusive et le parler politiquement correct en tant qu’exemples possibles pour des tendances pouvant être considérées comme « complexifiantes ».

2 L’économie linguistique au niveau du lexique du français contemporain

2.1 Les types de formations des mots

Certains types de formations des mots peuvent être rapprochés d’une tendance « économisante » : les procédés de formation qui abrègent le mot ou l’expression d’origine, tels que la troncation ou bien la siglaison. Ces procédés permettent toujours d’économiser du temps et de l’énergie – soit à l’écrit, soit à l’oral – grâce à leur caractère plus court.

2.1.1 La troncation

Comme il a été évoqué, Zipf a découvert que plus un terme est court, plus son emploi est fréquent (Bully, 1969). C’est sans doute pour cette raison que l’on trouve autant de formes tronquées dans le français contemporain soit par aphérèse, c’est-à-dire par la suppression d’une ou plusieurs syllabes en début de mot : autobus > bus, piscine municipale > cipale (Bárdosi-Karakai 2008 : 9), soit par apocope, donc par la suppression d’une ou plusieurs syllabes en fin de mot : professeur > prof, cinéma > ciné (Bárdosi-Karakai 2008 : 42–43). Les mots tronqués sont fréquemment utilisés dans le langage courant, dans les conversations quotidiennes afin de gagner du temps, par exemple lorsque l’on se retrouve dans une situation de communication où il faut transmettre un message le plus vite possible (Anselme 2019). Et ces mots tronqués, vu qu’ils sont plus courts que les mots d’origine, permettent également, bien entendu, d’écrire plus rapidement. L’usage de la troncation, et surtout celui de l’apocope dans la langue française, est tellement fréquent que pratiquement chaque catégorie grammaticale peut être atteinte (cf. Tableau 1).

Tableau 1 : La répartition des sexes par rapport à l’âge entre les informateurs du sondage de 2019

Il est à remarquer dans l’analyse de Fridrichová (2012) que le nombre de substantifs tronqués (philo < philosophie) l’emporte de manière significative sur le nombre d’autres parties du discours, mais la troncation des adjectifs (hebdo < hebdomadaire) et des noms propres (Nico < Nicolas) est également fréquente. Plusieurs adverbes (perso < personnellement) et même certains verbes (je déj < déjeuner), interjections (Tain ! < Putain !) ou prépositions (un seul anglicisme trouvé par Fridrichová en 2012 : fo < for) peuvent subir la troncation. Ainsi, la productivité dudit procédé est indubitable.

Ajoutons tout de même que la troncation peut être, bien entendu, liée à la démarcation sociale aussi, étant donné que plusieurs termes sont argotiques, comme dèp < dépépédé < pédéraste (Anselme 2019), ou bien que ce procédé pourrait parfois, en quelque sorte, compliquer la langue, vu que nombre d’homonymes peuvent résulter de la troncation dans le cas desquels ce n’est que le contexte qui aide à la compréhension : radio < radiogramme, radiotélégraphiste, radionavigant, radiotélégraphie, radioscopie, radiologie ou télé < téléviseur, télévision, téléphérique, télésiège (Fridrichová 2013). Cela n’empêche pas que la forme plus courte des mots permette incontestablement d’économiser du temps et de l’énergie, alors en plus des raisons socioculturelles et/ou de « complexifications » possibles de la langue dues aux homonymes, la troncation des mots peut être aussi un bon exemple de l’économie linguistique et du principe de Zipf (1949).

2.1.2 La siglaison

Comme il a été mentionné, la siglaison – « Formation de sigles à partir des premiers éléments (lettres, noms des lettres, syllabes) des mots d’un syntagme. »3 – est également un procédé de formation abrégeant les mots à la fois à l’écrit et à l’oral. En n’utilisant que les lettres ou syllabes initiales des mots d’un syntagme, on économise, bien évidemment, du temps et des caractères. Par exemple, au lieu de dire ou d’écrire Pacte civil de solidarité, on emploie PACS, ce qui est en parfaite harmonie avec la théorie de Zipf (1949). De surcroît, il en va de même pour la lexicalisation des sigles. En effet, les sigles lexicalisés contribuent également à un gain de temps : se pacser ou bien dépacser sont plus courts, plus simples et, de fait, plus rapidement utilisables que se lier par un PACS ou dissoudre un PACS, voire dissoudre un Pacte civil de solidarité.

Dans ces cas, l’abrègement pourrait être associé à la découverte de Zipf (1949), car le caractère plus court des termes contribue à leur usage fréquent.

2.2 Les néologismes

Certains néologismes, c’est-à-dire des mots nouveaux ou des mots préexistants ayant un sens nouveau4, seraient également dignes d’être examinés dans l’optique de l’économie linguistique, vu que leur forme courte et simple ou leur conjugaison régulière peuvent aboutir à un gain de temps ou d’effort. De nombreux anglicismes et les néologismes verbaux en -er en seraient de bons exemples.

2.2.1 Les anglicismes

Pour le présent travail nous avons réutilisé un corpus – contenant 319 anglicismes, c’est-à-dire des emprunts d’origine anglo-américaine, avec leurs équivalents officiellement recommandés – que nous avions établi en 2018 à partir du dictionnaire Le Petit Robert de la langue française et des noms propres en ligne. L’édition numérique du Petit Robert, grâce à une recherche avancée pour l’expression « recommandation officielle », avait listé les 319 anglicismes en question, mais il est nécessaire de souligner que ce ne sont que les anglicismes dont les recommandations officielles, c’est-à-dire les équivalents français créés et recommandés en tant que substituts pour les anglicismes, avaient été enregistrées à l’époque. Les éléments de cette liste exhaustive avaient été rassemblés dans le tableur Excel et analysés d’un point de vue morphologique et morphosyntaxique. Ce qui mériterait réflexion dans notre propos, c’est que la grande majorité des anglicismes rassemblés sont plus courts et plus simples que leurs équivalents français officiellement recommandés : spot contrairement à message publicitaire ou bien bipasse/bypass contrairement à dispositif de contournement. La figure suivante montre la répartition du nombre de syllabes des anglicismes et de leurs recommandations officielles.

Figure 1 : La répartition du nombre de syllabes entre les anglicismes et leurs recommandations officielles françaises dans le corpus établi à partir du Petit Robert

Force est de constater que la grande majorité des anglicismes sont dissyllabiques et que le diagramme témoigne bien de la tendance évoquée ci-dessus, c’est-à-dire que les anglicismes sont presque toujours plus courts que leurs équivalents français. Il est à noter qu’à partir des mots trisyllabiques le nombre d’anglicismes commencent à baisser radicalement, contrairement aux équivalents français ou francisés qui sont bien plus nombreux. Ajoutons quand même que les équivalents français disyllabiques sont, bien entendu, très fréquents aussi, mais cette fréquence semble être minuscule par rapport aux anglicismes dissyllabiques. Ces anglicismes sont beaucoup plus courants dans le langage quotidien que leurs équivalents français (Bouchard 1989), sans doute grâce à leur caractère plus simple et plus court si l’on tient compte du principe de Zipf (1949).

Notons quand même que certains anglicismes peuvent être utilisés par snobisme (Bouchard 1989), parce qu’on les considère comme plus chics ou parce que, par exemple, on s’est habitué à leur usage dans son entourage. De fait, l’emploi des anglicismes ne peut pas non plus être lié uniquement à l’économie linguistique, d’autres raisons peuvent également, bien entendu, entrer en ligne de compte.

2.2.2 Les néologismes verbaux en -er

Le corpus mentionné ci-dessus contient six paires de verbes au total, mais ces six paires montrent un phénomène déjà bien connu : la productivité du premier groupe verbal. En effet, tous les verbes d’origine anglaise sont entrés dans la langue française avec la terminaison verbale -er : booster, briefer, se crasher, customiser, digitaliser et poster. De surcroît, les six recommandations officielles françaises visant à les remplacer appartiennent également, à une exception près, au premier groupe verbal : booster – relancer, se crasher – s’écraser, customiser – personnaliser, digitaliser – numériser et poster – publier. La seule exception est le verbe instruire, la recommandation officielle pour l’anglicisme briefer. Les verbes en -er sont donc préférés même parmi les équivalents recommandés.

La productivité des verbes en -er pourrait être associée à l’économie linguistique et à la loi du moindre effort de Zipf (1949), le premier groupe verbal étant le plus régulier et, de fait, le plus simple et le plus rapide à utiliser. Notons aussi que la création de néologismes en -er afin de les substituer à des verbes irréguliers français (solutionner à la place de résoudre ou même, à des siècles précédents, tomber à la place de choir) renforce notre constatation sur la productivité et la popularité des verbes du premier groupe verbal, de même que le lien avec l’économie linguistique, surtout que ceci n’est même pas un phénomène nouveau (Bárdosi-Karakai 2008 : 109).

3 L’économie linguistique au niveau de l’orthographe du français contemporain

3.1 Le langage Internet

Le langage Internet est un langage très particulier et étroitement lié au langage SMS, autrement dit langage texto. Il se caractérise par une multitude d’abréviations à caractère souvent ludique et par une certaine « absence » de règles orthographiques normatives, étant donné qu’il est basé sur la phonétique, sur la prononciation des mots ou des phrases : ght ‘j’ai acheté’, kestudi ‘qu’est-ce que tu dis’, CT ‘c’était’. Souvent, on n’emploie que les lettres initiales de l’expression (cad ‘c’est-à-dire’, raf ‘rien à faire’) ou bien on utilise la forme tronquée (dac ‘d’accord’, aprem ‘après-midi’). En outre, les différents chiffres sont préférés pour les similitudes phonétiques : a2m1 ‘à demain’, C mal1 ‘c’est malin’, et les caractères + (plus) et – (moins) sont également souvent utilisés : de – en – ‘de moins en moins’, a+ ‘à plus’. Ces exemples témoignent donc d’une grande créativité, d’une certaine ludicité et d’une grande richesse concernant la nature des abréviations, qui mènent tous à une économie de la langue. En effet, ces formules ont été créées au départ afin d’utiliser la moindre lettre possible, car les SMS ont été limités en caractères (Bárdosi-Karakai 2008 : 497–498). Ces SMS sont presque des textes « codés », en voici un exemple avec les formes complètes données par Adegboku (2011 : 35) :

« Slt cv ? m jvb. (salut, ça va ? moi je vais bien)
Oui, jt rap, A+ (oui, je te rappelle, à plus tard) »

Ces abréviations étaient donc nécessaires à l’époque si l’on voulait écrire tout ce que l’on souhaitait dans un seul message. Ensuite, probablement grâce à la rapidité et la simplicité de leur utilisation, elles se sont vite répandues et, aujourd’hui, les locuteurs emploient ce langage sur Internet aussi pour économiser du temps – ce dont témoigne un sondage que nous avons préparé en 20195.

3.1.1 L’analyse d’un sondage sur les habitudes des locuteurs natifs liées au langage Internet

Le sondage que nous avons préparé et analysé en 2019 a été partagé dans des groupes destinés aux francophones sur Facebook, et parmi les élèves du Lycée Gustave Eiffel de Budapest dans l’intention de connaître les habitudes et le comportement des locuteurs natifs vis-à-vis du langage Internet. L’enquête se compose de questions fermées avec des choix multiples concernant l’emploi des abréviations et des émoticones, ainsi que de questions ouvertes focalisées sur l’opinion des locuteurs francophones sur le langage Internet, le rôle des abréviations et des émoticones et sur les impacts potentiels de ce langage sur l’expression écrite et orale dans la vie quotidienne.

Nous avons analysé les réponses de 111 informateurs francophones avec cinq tranches d’âge. Le tableau suivant montre la répartition des sexes par rapport aux tranches d’âge entre les informateurs.

– 15 ans 15–18 ans 18–25 ans 25–45 ans 45+ ans
Femme 17 19 14 5 7
Homme 14 7 4 11 13

Tableau 2 : La répartition des sexes par rapport à l’âge entre les informateurs du sondage de 2019

Il est à noter que la répartition des sexes par rapport à l’âge n’est pas toujours équilibrée : il y a plus d’informateurs adultes et plus d’informatrices adolescentes. Nous leur avons posé d’abord des questions « de base » avec des réponses à cocher :

1. Est-ce que vous utilisez des abréviations sur Internet ?
   a. Oui, parfois / b. Oui, souvent / c. Non, jamais.
2. Est-ce que vous utilisez des émoticones quand vous écrivez des messages à vos amis, par exemple, sur Internet ?
   a. Oui, parfois / b. Oui, souvent / c. Non, jamais.
3. Est-ce que vous employez à l’oral certaines abréviations utilisées sur Internet ?
   a. Oui, parfois / b. Oui, souvent / c. Non, jamais.
4. Le langage utilisé sur Internet influence négativement l’expressivité des jeunes.
   a. Je suis complètement d’accord avec cette affirmation.
   b. Je ne suis pas du tout d’accord avec cette affirmation.
   c. Il y a de la vérité dans l’affirmation, mais je ne suis pas tout à
   fait d’accord.

   d. Je ne peux pas décider si l’affirmation est vraie ou non.

Le Tableau 3 montre la répartition des réponses données aux questions fermées par les informateurs.

Tableau 3 : La répartition des réponses données aux questions fermées selon le sexe et les tranches d’âge des informateurs

Ensuite, nous avons posé aux informateurs des questions ouvertes liées à leurs opinions personnelles :

5. Pourquoi vous utilisez des abréviations / pourquoi non ?
6. Pourquoi vous utilisez des émoticones / pourquoi non ?
7. Que pensez-vous du langage utilisé sur Internet ?
8. Que pensez-vous du rôle de l’utilisation des émoticones ?
9. Est-ce que vous employez à l’oral certaines des abréviations utilisées sur Internet ? Si oui, pourquoi et quelles abréviations utilisez-vous ? Donnez quelques exemples.
10. « Le langage utilisé sur Internet influence négativement l’expressivité des jeunes. » Expliquez pourquoi vous avez coché telle ou telle réponse pour cette affirmation.

Par la suite, nous nous proposons de mentionner nos constatations principales déduites du sondage, toujours du point de vue de l’économie linguistique :

  1. Concernant l’utilisation des abréviations, très peu de différences peuvent être observées par rapport à l’âge et par rapport au sexe aussi : elles sont très fréquemment utilisées pour la vitesse, uniquement quinze informateurs ont dit qu’ils n’en utilisaient jamais. La rapidité joue donc un rôle essentiel dans la popularité du langage Internet, ce dont on pourrait déduire que ce langage sert, entre autres, à économiser du temps.

  2. Il y a, en revanche, une différence remarquable quant à l’emploi des émoticones : les femmes en utilisent bien plus que les hommes pour éviter les malentendus potentiels, pour renforcer ou même remplacer certains mots ou phrases (« si on oublie un mot, on peut le décrire avec un émoticone », comme le confie l’une des informatrices). Ce remplacement pourrait être lié à une économie d’énergie et de temps dans la mesure où il est plus simple et plus rapide d’ajouter un émoticone que d’écrire le terme ou de trouver le mot qui convient le mieux à un contexte donné.

  3. L’emploi du langage Internet à l’oral n’est pas, bien entendu, fréquent : 70 informateurs ne l’utilisent jamais, par contre certains l’ont déjà intégré à leur usage quotidien de la langue à l’oral. D’après les exemples donnés par les informateurs, on dit par exemple mdr ou lol à la place de marrant ou drôle. Ceci pourrait témoigner d’une économie linguistique, lorsque le terme appartenant au langage Internet est plus simple et rapide à prononcer que la forme standard, mais ce n’est pas toujours le cas : slt [ɛsɛlte] serait plus long que salut [saly] à l’oral, de fait, il s’agirait souvent d’une simple habitude, vu que les abréviations sont très fréquentes dans l’usage écrit.

  4. Les opinions sur le langage Internet et ses impacts possibles sont très divergentes : beaucoup d’informateurs pensent que ce langage a une influence négative sur l’orthographe normative et qu’il peut influencer même l’expression orale, par exemple : « à un moment j’ai remarqué qu’elles [les abréviations] affectaient ma manière de parler dans la vraie vie et aussi mes notes de dictée ». Certains trouvent que son impact sur l’expression orale est également négatif, comme l’a dit ce garçon de la tranche d’âge 15–18 ans qui a donné une réponse digne d’être citée, puisqu’elle témoigne d’un grand écart entre deux générations relativement proches l’une de l’autre concernant l’emploi du langage Internet et même le comportement vis-à-vis de ce langage :

« Prenons l’exemple de mon petit frère et ses amis. Ils se parlent entre eux de manière incompréhensible, quand je leur demande qu’est ce que ça veut dire par exemple « p » ils me disent c’est « pote ». Je trouve que c’est de l’harcèlement oral de la langue française. Donc cette génération d’enfant de 11 ans est très influencé[e] par ce langage, […] ils l’utilisent comme un vocabulaire de tous les jours. Alors que nous, on utilise jamais ou hyper rarement. ».

Mais la grande majorité pense que le langage Internet est efficace, car il permet d’écrire plus vite dans ce monde accéléré, par exemple : « Nous sommes dans l’ère de l’informatique, de la rapidité, il faut un langage qui contribue à la rapidité. ».

Alors, on peut en déduire que le langage Internet fait polémique parmi les informateurs, mais la plupart le préfèrent pour sa brièveté, sa simplicité et vu qu’il permet d’écrire plus vite avec moins de complexité orthographique, il peut être étroitement lié à l’économie linguistique.

4 Des tendances « complexifiantes » possibles dans le français contemporain

4.1 L’écriture inclusive

Il existe, bien entendu, d’autres phénomènes en partie linguistiques qui prennent plutôt le contre-pied de l’économie linguistique. L’écriture inclusive en serait un bon exemple qui a pour but d’insister sur l’égalité des hommes et des femmes au niveau langagier par le moyen de points médians : un•e ami•e, le•la journaliste, de parenthèses : les ami(e)s, de tirets : les ami-e-s, de majuscules : les amiEs ou bien de barres obliques : les ami/e/s (Charaudeau 2018). Cependant, en indiquant dans tous les cas possibles les deux genres grammaticaux par n’importe lequel des moyens évoqués, on n’économise évidemment ni de caractères ni de temps, au contraire. Donc ce phénomène pourrait compliquer la langue, ou plutôt l’écriture et la lecture de textes. En effet, il ne peut pas se parler, comme l’a souligné Alain Rey aussi, l’ancien rédacteur en chef des Éditions Le Robert : « L’écriture inclusive est vouée à l’échec. […] Un texte en écriture inclusive ne peut pas se parler. C’est donc une complication ridicule et inutile […] »6. L’Académie française partage cette opinion négative sur l’écriture inclusive qui, selon elle, crée de la confusion et rend la lecture trop difficile : « [L’écriture inclusive est] un péril mortel pour la langue française » qui « aboutit à une langue désunie, disparate dans son expression, créant une confusion qui confine à l’illisibilité »7. Par conséquent, l’écriture inclusive pourrait être considérée comme un phénomène qui va à l’encontre de l’économie linguistique en compliquant ou complexifiant l’usage de la langue.

4.2 Le parler politiquement correct

Outre l’écriture inclusive, le parler politiquement correct pourrait également être traité comme une tendance lexico-sémantique « complexifiante » possible dans le français contemporain. Le politiquement correct « se dit d’un discours, d’un comportement d’où est exclu tout ce qui pourrait desservir socialement un groupe minoritaire (v. 1990. calque de l’anglais américain ‘politically correct’) »8. Cette définition montre les deux caractéristiques essentielles du phénomène : d’une part, il envisage d’éviter d’offenser différents groupes ethniques, religieux, culturels ou sociaux et, d’autre part, le berceau de ce mouvement ou comportement se trouve aux États-Unis (cf. calque de l’anglais américain). Régis Debray (2017), dans son œuvre intitulée Civilisation : Comment nous sommes devenus américains, fait référence au parler politiquement correct issu du positivisme américain en écrivant les lignes suivantes d’un ton assez ironique : « Les handicapés sont rebaptisés personnes à mobilité réduite ; et les guerres, opérations extérieures. On ne meurt plus, on vous quitte ou on s’en va. Pour nous ôter « le trouble de penser et la peine de vivre », notre modèle a mieux que du génie, le sens pratique » (Debray 2017 : 138). Il est à noter à partir des exemples donnés par Debray que les expressions politiquement correctes sont souvent bien plus longues et complexes que les expressions « politiquement incorrectes », telles que personne à mobilité réduite à la place de handicapé. Malgré l’idée noble qu’inclut cet usage, on pourrait dire que le parler politiquement correct contient une multitude de néologismes qui paraissent parfois exagérés, comme demandeur d’emploi à la place de chômeur ou bien hygiéniquement contestable à la place de sale (pour d’autres exemples voir Merle 2011).

Ces termes vont souvent à l’encontre de l’économie linguistique : ils sont plus longs que les expressions standard, courantes. Dans ce sens, le parler politiquement correct montrerait plutôt une tendance à la complexification du français contemporain au niveau lexico-sémantique. Par conséquent, la fréquence des expressions politiquement correctes dans la vie de tous les jours et dans les conversations quotidiennes serait fort douteuse, ce qui approuverait la thèse de Zipf (1949), étant donné que plusieurs de ces termes ne se répandent pas, possiblement à cause de leur caractère plus long et plus complexe.

5 Conclusion

Force est de constater que l’économie linguistique, phénomène faisant partie des universaux du langage, est très productive dans le lexique et l’orthographe du français contemporain : certains procédés de formations des mots, tels que la troncation ou bien la siglaison, de nombreux néologismes, comme des anglicismes ou les néologismes verbaux en -er, ainsi que le langage Internet en sont tous de bons exemples. Ils peuvent tous être rapprochés du principe du moindre effort de Zipf (1949) selon lequel la fréquence de l’utilisation des termes dépend, avant tout, de leur longueur et de leur simplicité : plus un mot est bref et simple, plus il a de chances d’être fréquemment et plus préférablement employé par les locuteurs qui cherchent à économiser du temps et de l’énergie au niveau langagier tout en évitant les éléments parfois trop complexes de la langue. Un corpus contenant plus de 300 anglicismes et équivalents officiellement recommandés que nous avons établi et examiné en 2018, ainsi qu’un sondage sur le comportement des locuteurs natifs vis-à-vis du langage Internet que nous avons préparé et analysé en 2019 justifient également nos hypothèses. En effet, le corpus ne contient que des verbes qui, à une exception près, appartiennent au premier groupe verbal, ce qui s’accorde aux constatations antérieures selon lesquelles le caractère régulier de la conjugaison est préféré dans l’usage de la langue visant à l’économie, sans parler du fait que les anglicismes couramment utilisés sont presque toujours plus courts que leurs équivalents recommandés. Et le sondage – avec 111 informateurs francophones – prouve que le langage Internet est préféré pour sa brièveté et, de fait, parce qu’il est capable de rendre l’écriture plus rapide au moyen de divers abréviations et émoticones, ce qui pourrait être associé à la théorie de Zipf (1949). Néanmoins, il faut tout de suite souligner que l’économie linguistique est toujours présente en parallèle avec des phénomènes en partie linguistiques où le caractère économique n’est, bien entendu, pas primordial, tels que l’écriture inclusive au niveau orthographique ou bien le parler politiquement correct au niveau lexico-sémantique, par exemple.

L’économie linguistique et le principe du moindre effort de Zipf (1949) pourraient être examinés même dans des domaines autres que le lexique ou l’orthographe du français contemporain, comme la phonétique – avec le relâchement phonétique, par exemple – et, vu qu’il s’agit d’un phénomène faisant partie des universaux du langage, ils pourraient être étudiés dans d’autres langues et même dans d’autres époques, non seulement dans le français contemporain.

À part ces constatations, ajoutons que certains des phénomènes linguistiques traités dans le présent travail sont anciens, mais l’approche dans laquelle ils ont été abordés et analysés est actuelle et personnelle. Il va également de soi qu’ils ne sont pas toujours et uniquement liés seulement à l’économie linguistique ; d’autres perspectives peuvent également entrer en ligne de compte lors de leur analyse.

Références

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Sitographie

https://www.academie-francaise.fr/actualites/declaration-de-lacademie-francaise-sur-lecriture-dite-inclusive (consulté le 23 mai 2021)

https://www.enalyzer.com/home/#sidemenu=areamenu\|area=survey (consulté le 18 décembre 2019)

http://www.lefigaro.fr/langue-francaise/actu-des-mots/2017/11/23/37002-20171123ARTFIG00015-alain-rey-l-ecriture-inclusive-est-vouee-a-l-echec.php (consulté le 23 mai 2021)

https://www.lejdd.fr/Societe/ecriture-inclusive-lacademie-francaise-denonce-un-peril-mortel-pour-la-langue-francaise-3476099 (consulté le 23 mai 2021)

Le Petit Robert de la langue française et des noms propres (2021). Dictionnaires Le Robert. Édition en ligne. : https://petitrobert.lerobert.com/robert.asp (consulté le 24 mai 2021)


  1. https://petitrobert.lerobert.com/robert.asp (consulté le 23 mai 2021)↩︎

  2. https://petitrobert.lerobert.com/robert.asp (consulté le 23 mai 2021)↩︎

  3. https://petitrobert.lerobert.com/robert.asp (consulté le 24 mai 2021)↩︎

  4. https://petitrobert.lerobert.com/robert.asp (consulté le 25 mai 2021)↩︎

  5. https://www.enalyzer.com/home/#sidemenu=areamenu\|area=survey (consulté le 18 décembre 2019)↩︎

  6. https://www.lefigaro.fr/langue-francaise/actu-des-mots/2017/11/23/37002--20171123ARTFIG00015-alain-rey-l-ecriture-inclusive-est-vouee-a-l-echec.php (consulté le 23 mai 2021)↩︎

  7. https://www.academie-francaise.fr/actualites/declaration-de-lacademie-francaise-sur-lecriture-dite-inclusive et https://www.lejdd.fr/Societe/ecriture-inclusive-lacademie-francaise-denonce-un-peril-mortel-pour-la-langue-francaise-3476099 (consultés le 23 mai 2021)↩︎

  8. https://petitrobert.lerobert.com/robert.asp (consulté le 24 mai 2021)↩︎