Verbum – Analecta Neolatina XXIV, 2023/2

ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2023.24.2.8



Dépourvue d’axiomes et de théorèmes au sens classique du terme, la pensée de Jacques Derrida s’avère fort difficile à aborder. Les concepts du philosophe, comme la différance, la trace, ou l’écriture ne permettent pas tant l’affirmation positive de quoi que ce soit, que l’observation des apories inhérentes aux thèses philosophiques antérieures. D’où la position paradoxale de la pensée derridienne : la pleine liberté conceptuelle n’exclut pas l’axiome selon lequel « il n’y a pas de hors texte ». En principe, ladite liberté permet à l’individu de concevoir le monde sans contraintes schématiques, alors que le texte, auquel il n’y a rien d’extérieur, texte qui englobe toute la pensée, s’impose comme schéma ultime. Autrement dit, le texte au sens derridien du terme, composé des articulations spatio-temporelles produits par le dynamique et le fait-même de la différence, suppose la continuité des transpositions qui contraint l’individu à repenser ses manières de s’énoncer, puisque chaque affirmation se décompose dans la différance. Ainsi, la déconstruction se définit comme l’attitude d’esprit du doute radical qui requiert de ses représentants la fidélité infidèle dans l’application de ses principes. Le recueil d’études sur Derrida, Dons et résistances se propose de mesurer l’actualité de cette pensée, notamment dans les domaines « de la métaphysique et l’épistémologie, de la politique et l’éthique, ainsi que de l’art et de la littérature » (8).

Ces trois thématiques principales se divisent en cinq chapitres dans le volume : le premier, « Résistance à la métaphysique » questionne, dans le paradigme derridien, le cogito cartésien et les conceptions de la transcendance et de l’espace. Le second, « Dons de l’écriture », examine le concept de l’écriture de Derrida et son influence sur la philosophie et l’art. Le troisième, « Force de la musique », rend compte d’un discours peu traité dans la philosophie en question, celui de la musique. Le quatrième, « Pharmacologie, hospitalité, performativité », se concentre sur l’aspect éthico-politique de la pensée derridienne. Enfin le cinquième, « Plus qu’une œuvre », comprend les articles qui traitent l’œuvre de Derrida en s’interrogeant sur les conditions de possibilité de l’écriture biographique, ainsi que sur l’influence derridienne sur la postérité. Le recueil aspire donc à passer en revue la quasi-totalité de la pensée du philosophe ; et vu que la philosophie de Derrida n’admet pas de substances autonomes, la division en chapitres séparés de la totalité en question sert plutôt la lisibilité du recueil et l’orientation du lecteur qu’un choix méthodologique nécessité par la thématique elle-même. En d’autres termes, la métaphysique, l’éthique, la politique ou les arts, aux yeux de Derrida, n’étaient pas des domaines strictement séparables. Comme Zsolt Bagi le mentionne, « En outre, je lui [à Derrida] suis obligé comme pensée théorique, mais aussi comme pensée politique et éthique, qui n’étaient jamais, pour lui, des domaines séparés ou absolus » (29).

Dès le premier chapitre s’observe la méfiance face aux séparations. L’étude de Jean-Luc Nancy souligne, à partir du débat entre Foucault et Derrida concernant L’histoire de la folie, que la lecture derridienne de la Première méditation de Descartes s’oppose à celle de Foucault en ce qu’elle ne voit pas la distinction entre raison et folie comme l’exclusion de cette dernière, mais considère la folie comme le doute essentiel inhérent à la raison même. « Voilà comment il [Derrida] devait en conséquence épouser cette folie au sein de laquelle la raison sombre ea ipsa lorsqu’elle parvient à s’identifier – à moins que l’inverse ne soit vrai, c’est-à-dire à moins que Derrida ait dû venir à la philosophie, poussé par une folie en lui qui s’y destinait de manière forcenée » (15–16). Un peu plus loin, Zsolt Bagi entame sa réflexion sur le même débat en posant la question de savoir pourquoi ne pas appliquer et la lecture foucaldienne et l’interprétation derridienne de la Méditation. Car, d’après Bagi, c’est la réduction dans le texte de Descartes que les deux philosophes conçoivent différemment : « Pour caractériser la différence de l’interprétation de la Méditation première de Descartes, je dirais que là, où Derrida voit une réduction (ou plus précisément une réduction phénoménologique en tant que déconstruction, comme doute hyperbolique et démoniaque), Foucault y voit un assujettissement. Mon hypothèse sera très simple : pourquoi ne pas y voir une réduction comme assujettissement ? » (souligné par l’auteur, 31). Le point de départ de Bagi suit donc la logique de non-exclusivité basée sur la généralité de la raison en s’appuyant sur l’argumentation derridienne (cf. 30). De même, Eszter Horváth insiste sur la non-séparation du corps (du toucher) et du sens comme produit de la signifiance : « Avec le toucher, le réel ne sera plus pensé comme présent (auto)réflexif, le sensible selon le toucher défie l’auto-affection du penseur – pour toucher il faut être dehors, « se toucher dehors », qu’on ne touche jamais un « soi ». Le toucher défie toute clôture du (en) savoir : c’est de l’exploration, de l’invention » (44). Enfin Anikó Radvánszky met en question la séparation conceptuelle de l’espace et du temps : « […] nous pouvons également dire que dans le processus du sens, le maître de la déconstruction [Derrida] s’intéresse essentiellement à saisir comment le temps devient espace et comment l’espace devient temps… [souligné par l’auteure] » (59). Vu les extraits du premier chapitre, se révèle donc une certain méfiance face aux procédés de séparation sur le plan métaphysique, ce qui veut dire, dans le cas de la pensée derridienne, méfiance envers la métaphysique tout court.

Le second chapitre, « Dons de l’écriture », insiste également sur le déni des séparations strictes des domaines. C’est ce dont témoigne l’écrit de Michel Lisse qui fait allusion à L’université sans condition de Derrida lorsqu’il s’interroge sur la possibilité d’une écriture ni philosophique, ni littéraire, tout en fusionnant les deux. L’enjeu de cette écriture consisterait en ce qu’elle pourrait permettre de mener un discours essentiellement libre et inconditionné. Paraphrasant L’université sans condition, Michel Lisse écrit que « L’université, doit être sans condition, inconditionnée, en ce qu’il est nécessaire qu’on puisse mener, en son sein, toutes les recherches dans tous les domaines du savoir, des arts… » (69). Les fondements théoriques de ce tendance libérateur et généralisateur de la philosophie derridienne sont formulés, selon Jolán Orbán, dans De la grammatologie. Dans sa contribution, Orbán part des théories développées dans l’ouvrage mentionné afin d’analyser les relations entre Derrida et certains artistes, comme Valério Adami ou Simon Hantaï. Pour s’approcher de la complexité de ces rapports inspirateurs, l’auteure souligne que « L’écriture pluri-dimensionnelle, délinéarisée, à plusieurs voix, à plusieurs genres, tracée par Derrida, est non seulement une construction philosophique, une constellation théorique, mais aussi un mode d’écriture pratiqué par lui, produisant des événements textuels si étranges au discours philosophique et si proches des textes littéraires et de l’activité artistique » (84). La pluridimensionnalité de la pensée de Derrida s’observe également dans sa contribution à la culture du visuel, examinée par Anna Keszeg à partir du concept Khôra, terme platonicien fondamental dans l’œuvre derridienne qui décrit la spatialité comme « réceptacle », espace neutre qui donne lieu à tout ce qui apparaît en son sein. C’est à l’aide de ce concept que Keszeg peut arriver à la conclusion que « Khôra de Derrida s’avère être une expression et une catégorie fondamentale des cultures de la transmission contemporaines […] » (109). De nouveau, il se révèle une pensée dans laquelle la transmission, la médiation et le dépassement des frontières s’avère un principe prioritaire.

La troisième partie, « Force de la musique » comprend trois études sur les affinités entre l’écriture derridienne (à la fois dans le sens du concept philosophique et dans celui de la pratique d’écriture) et la musique. Dans le premier texte, Marie-Louise Mallet met en lumière les aspects de la pensée de Derrida qui ont permis de nouvelles approches à la musique : « […] la déconstruction derridienne de cet intuitionnisme de la présence pleine, de ce logocentrisme du rassemblement sous la configuration unifiante du concept, lève bien des obstacles et permet à la pensée une approche de la musique que la philosophie, en tant qu’ontologie, en tant que phénoménologie même, est presque nécessairement vouée à manquer » (120). En effet, la notions de la trace, de l’espacement ou de la différance mettent en question la linéarité de la musique d’une manière analogue à ce qu’elles ébranlent la conception linéaire de l’écriture. Anikó Radvánszky, dans son étude, constate également que « Derrida, en déconstruisant la notion de la voix telle qu’elle existait dans la tradition philosophique, a déplacé la hiérarchie de l’écriture et de la parole de manière à justifier, grâce aux conclusions imprimées au fond de son écriture et tirées justement à propos de la nature scripturaire de la musique, la voix de l’accusation du logo-phonocentrisme » (148). Enfin l’écrit d’Adrián Bene thématise l’affinité entre l’écriture de Nietzsche et celle de Derrida du point de vue de la musicalité et de la polyphonie, voire de la danse : « Pour Nietzsche et Derrida, écrire est se mettre à tourbillonner, penser est bouger » (156). Ces trois contributions ayant pour thème la conception derridienne de la musique aident à dissiper l’idée reçue selon laquelle la musique avait une importance moindre dans la philosophie de Derrida. Ces textes prouvent en effet le rôle considérable que la musique joue soit comme objet de réflexion, soit comme inspiration dans la philosophie de Derrida.

Le quatrième chapitre s’interroge sur les applications éthico-politiques possibles de la déconstruction, notamment en ce qui concerne les concepts de la trace, de l’hospitalité et de la performativité. Dans sa contribution, Bernard Stiegler critique la notion de trace qui serait insuffisante en elle-même à décrire le processus d’individuation. Pour complexifier la notion de la trace, elle-même s’appliquant à la dynamique de rétention et de protention husserliennes, l’auteur se propose d’introduire la rétention tertiaire désignant les conditions porteuses d’informations antérieures à l’individuation : « […] l’on serait tenté de penser […] que la formation de la conscience intentionnelle est le versant psychique (comme stade de son individuation) de la formation technique des rétentions tertiaires que sont les systèmes d’écriture au sens étroit » (169). Stiegler souhaite ainsi contribuer à l’élaboration d’une nouvelle critique de l’économie politique, le concept de rétention tertiaire étant utile pour de nouvelles analyses de l’aliénation. Dans un autre écrit, Lóránt Kicsák se penche sur la notion de l’hospitalité inconditionnelle de Derrida en réfléchissant sur les conditions de possibilité de celle-ci. L’auteur, malgré les difficultés considérables, arrive à formuler d’après Derrida que « L’accueil inconditionnel ne tolère aucune condition, aucun calcul, aucun échange qui empêcheraient et la rencontre et l’accueil au sens propre en réduisant la relation à l’autre à un rapport économico-juridique » (196). Cette forme d’inconditionnalité revient dans la deuxième contribution de Kicsák où il examine la performativité de la pensée déconstructive ; performativité, voire événementialité qui consiste dans cette inconditionnalité : « Car en déconstruisant les institutions, elle [la déconstruction] détruit les conditions institutionnelles de son propre déploiement, et elle ne peut s’appuyer ainsi que sur elle-même : elle doit garantir son activité toujours singulière, ce qui lui exige toujours une démarche performative » (230). Le quatrième chapitre comprend encore l’essai de Fernanda Bernardo qui thématise également l’inconditionnalité de la déconstruction qui, par cette caractéristique, serait capable d’ouvrir de nouveaux horizons dans la pensée politique et philosophique. S’appuyant notamment sur L’université sans condition de Derrida, l’auteure souligne que « C’est seulement à la lumière de l’affirmation de cette « souveraineté inconditionnelle » que l’Université pourrait effectivement devenir l’ultime ressource de résistance et le foyer d’invention » (217). Ces contributions se concentrent donc sur les potentialités philosophico-politiques de la pensée derridienne, soulignant que cette pensée, déconstruisant ses propres conditions de possibilité, peut s’imposer comme acte performatif.

Le cinquième et dernier chapitre s’interroge sur l’héritage de la vie et de la pensée de Derrida. Les deux premières contributions du chapitre examinent la possibilité d’écrire une biographie derridienne qui consisterait dans la mise en doute de la distinction nette entre la vie et la pensée du philosophe. En effet, l’écrit de Benoît Peters déclare que « Ce qui manque souvent le plus à la biographie d’une grande figure, ce sont les choses mêmes qui donnent à sa vie tout son prix : la création, la pensée ou l’amour en tant que tels » (259). János Boros continue la réflexion de Peters en arrivant à la conclusion que nombre de faits biographiques de telle sorte étant inaccessibles, « l’éthique de la biographie est de reconnaître l’impossibilité de connaître un sujet, comme il est en soi, et comme il s’affecte. La seule possibilité est de décrire comment il affecte les autres sujets, et la langue commune » (270). Eszter Horváth, quant à elle, pose la question de savoir si Derrida a fait école, et comment cette école se rapporte-t-elle à la vérité ? L’auteur conclut que « dénonçant toute possibilité de présence réelle, il [Derrida] professe pourtant l’événement Réel qui disloque la réalité, qui diffère, qui fait la différence […] » (277). S’il y a donc une école derridienne, elle consiste dans une pensée hypercritique qui participe à la quête de vérité en questionnant la notion de vérité-même, ce qui peut contribuer à l’élaboration de philosophies multiples et radicalement nouveaux.

Les études compris dans Dons et résistances mettent donc en lumière une pensée qui est loin de s’épuiser dans la déconstruction des idées traditionnelles. La philosophie de Derrida est une pensée en acte, une pensée événementielle qui cherche à ouvrir de nouvelles horizons dans les questions philosophiques, éthiques, politiques et artistiques. Elle est capable de s’imposer tout en critiquant ses propres conditions de possibilité et, en cela, la déconstruction est une pensée inconditionnelle qui résiste à toute récupération réductrice. En effet, elle s’avère don et résistance en même temps.


  1. Budapest : L’Harmattan, 2019, 284 pp.↩︎