Verbum – Analecta Neolatina XXIV, 2023/2

ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2023.24.2.7



Objet de réflexion depuis l’Antiquité, le visage ne cesse de soulever des questions dans les domaines les plus divers : l’art, la philosophie, l’anthropologie, la psychologie et tant d’autres disciplines s’interrogent là-dessus. Le recueil d’études Visage à voir, visage à lire n’en fait pas autrement lorsqu’il se propose de traiter, d’une manière pluridisciplinaire, le visage sous l’aspect de ses possibilités de représentation artistique et littéraire tout en réfléchissant sur le rapport entre visage et subjectivité, ainsi qu’entre identité et altérité. En d’autres termes, la problématique du visage tourne incessamment autour du fait que ce dernier est à la fois le plus évident et le plus incertain des propriétés humaines. Le visage est l’entité la plus identique chez tout individu, dans tous les sens du terme, tantôt comme élément fondamental de l’identité et particularité par excellence de l’individu, tantôt comme généralité partagée par chacun, tout le monde ayant un visage. La thématique du recueil se focalise donc sur ces observations concernant l’identité, l’altérité, le général et le particulier ; observations qui ne sont pas sans importance dans la réflexion sur l’art et la littérature qui, tout comme le visage, présentent une face (une œuvre) à la fois donnée et énigmatique, toujours à déchiffrer.

Cette dualité caractérise également la structure du recueil. Conformément à son titre, le Visage à voir, visage à lire se divise en deux parties nommées « moments » : la première thématise le visage comme entité visible, tandis que la seconde le traite comme topos littéraire, donc lisible. Par conséquent, c’est la première partie qui est consacrée aux essais portant sur les possibilités de représentation artistique du visage, tandis que le deuxième moment englobe les réflexions sur les enjeux sémiotiques et littéraires dudit motif. La structuration du Visage à voir, visage à lire fait ainsi allusion à la dialectique du sensible et du conceptuel telle qu’elle apparaît déjà chez Hegel : bien que les essais ne se réfèrent pas explicitement à la problématique du visage mentionnée dans La phénoménologie de l’esprit, l’ouvrage en question reflète, même par sa structure, le mouvement dialectique concernant le visage qui rend visible l’invisible en traduisant, par les traits concrets d’un certain mimique, un psychisme et une subjectivité irréductibles aux définitions bien arrêtées.

La pluridisciplinarité des approches appliquées dans Visage à voir, visage à lire prend en considération la thématique du visage dans sa complexité. Le premier moment effectue l’analyse des représentations artistiques du visage en douze essais divers dont chacun adopte un point de vue particulier : parmi d’autres, celui de la philosophie, de la peinture, de la cinématographie, de l’informatique ou de la chirurgie esthétique. Ces domaines divers fournissent tous un aspect particulier qui fait voir les effets de leur état actuel sur l’interprétation contemporaine du visage comme objet de représentation artistique. Quant au second moment, les approches de la représentation littéraire du visage s’inspirent, entre autres, des rapports entre textes littéraires et arts plastiques, mythologie, psychologie, philosophie et procédés stylistiques. La différence principale entre les méthodologies des deux moments de l’ouvrage consiste néanmoins dans le fait que le second moment, intitulé « Visage à lire », appréhende le motif du visage d’une manière plus réfléchie que le premier : la seconde partie du recueil examine le visage comme allégorie de la personnalité et de la subjectivité, alors que la première traite ce dernier, notamment en raison de sa thématique plus proche de la sensibilité, comme expression plus directe de la personne. En d’autres termes, les analyses du premier moment mettent l’accent sur la matérialité du visage, tandis que celles du second se focalisent sur le visage comme allégorie de la personnalité.

A part des différences, certains points communs méthodologiques peuvent s’observer entre les contributions. La méthodologie du recueil s’organise selon certains concepts partagés par la majorité des essais, tels que l’identité et l’altérité qui déterminent la problématique principale concernant le visage : questionnant les possibilités de représentation du visage, les chercheurs et les œuvres analysées se heurtent aux difficultés qui consistent à objectiver ou conceptualiser une particularité humaine par excellence insaisissable. La plupart des textes tournent autour de la question de savoir comment représenter ce qui est d’une part commun à chaque individu, d’autre part irréductible à toutes formes de systématisation.

En vue de saisir ou au moins circonscrire le visage, l’essai de François Soulage, ouvrant le premier moment de l’ouvrage, apporte une proposition de solution fertile sous forme du concept « intervisage » (19). Ce dernier révèle le caractère essentiellement communautaire du visage qui, selon le philosophe, n’existe qu’en rapports intersubjectives. « Le visage, écrit Soulages, est interactif, mieux, interpersonnel ; il est le fruit d’une interaction entre au moins deux personnes […] » (16). Ce constat réapparaît plus ou moins explicitement tout au long du Visage à voir, visage à lire, comme par exemple dans l’analyse Marie-Gersande Raoult qui rend compte d’un aspect important de l’œuvre de la photographe Claude Cahun : l’artiste concevrait une sorte d’autogenèse artistique se décidant à « s’échapper à soi-même, se rendre et se percevoir insaisissable, déplacer finalement le « je » vers d’autres entités, d’autres sujets, d’autres identités, pour arriver à l’ultime questionnement » (45). Un peu plus loin, Biagio d’Angelo souligne, dans l’analyse d’Avec le temps de Giorgione, que « hors de moi, il y a le Temps ; hors de moi, il y a aussi un Être, un Être-moi qui, dès que je Le reconnais, me permet que je puisse dire Moi » (58). Le photographe Gilles Picarel, rendant compte de son projet Résidant, constate également que « faire une image photographique du visage de l’autre met souvent en jeu un « faire-ensemble », au cœur d’une situation où chacun est étranger vis-à-vis de l’autre » (67). Sophie Armache Jamoussi, en réfléchissant sur les projets de la performatrice ORLAN, met en lumière que l’artiste en question, lorsqu’elle recourt à la chirurgie esthétique pour créer son visage comme artefact, mène un projet par lequel « en partant d’elle-même, ORLAN parle en réalité de la condition humaine : l’autre, qui est aussi le même » (92). Les principes de l’intervisage sont explicités majoritairement dans le premier moment du recueil ; il y a néanmoins de l’intérêt à observer, dans le second moment de l’ouvrage, quelques constatations d’Anikó Ádám qui suggèrent certaines affinités entre le concept de l’intervisage et celui du masque : « Le masque ne cache rien, il révèle (figure et visage) ; sa lisibilité, la maîtrise du code qu’il suppose, considère le spectateur comme un lecteur capable de tout voir et de tout comprendre. Ainsi, le sens se révèle-t-il sous nos yeux » (160). Ces réflexions sur le masque sont d’autant plus révélatrices pour l’appréhension de l’intervisage qu’elles portent sur une stratégie d’écriture de Marcel Proust souffrant d’un disfonctionnement spécifique qui l’empêche d’identifier les visages. Par la construction des masques caricaturaux ou abstraites, l’auteur peut arriver, malgré sa condition, de créer et de mémoriser des personnages. Proust fournit ainsi une preuve flagrante de l’intersubjectivité du visage que le masque n’entrave pas forcément, mais bien au contraire, il peut la faciliter. Edit Bors, dans sa lecture des tragédies de Racine, constate, en s’appuyant sur le concept de l’effet de sourdine de Léo Spitzer, que ce dernier fonctionne comme un « masque invisible » (123) qui atténue, d’une part, les énonciations des personnages, mais qui augmente, d’autre part, leur tension intérieure, l’intensité de leur caractère : « […] les personnages raciniens font souvent preuve d’ « égarement » ou d’ « aliénation » dont les symptômes, le désordre de la face visible et les troubles du langage semblent contrarier le pouvoir des masques qui non seulement cachent mais révèlent des passions secrètes (souligné par nous) » (132). D’après les analyses citées ci-dessus, le caractère intersubjectif du visage s’avère fort important : même les projets artistiques les plus individuels ne peuvent se comprendre sans interactions avec la communauté environnante.

Si le concept d’intervisage permet de penser approximativement le visage, la crise du visage est également thématisée dans le recueil. Cette crise consiste, selon François Soulages, dans le fait que le visage, toujours difficile à saisir, se caractérise par la présence qui « se distingue, voire s’oppose à la représentation ; or, d’un visage, nous avons soit une expérience incommunicable, soit une, voire des représentations – la pluralité apparaissant d’abord comme un progrès, mais se révélant, bien vite, comme cause de difficultés : un visage n’est jamais une combinaison de représentations ; une philosophie du visage n’est pas tant phénoménologique qu’existentielle » (17). En réfléchissant sur cette problématique, Soulages pose la question de savoir si l’art peut représenter le visage sans le réifier. La crise de la réification s’annonce d’une manière flagrante dans l’essai de Vincent Duché, portant sur les logiciels capables de reconstruire le visage sans la présence du sujet, ainsi que sur les projets artistiques (comme FACES (2014) ou Profile (2016)) qui font recours à ces techniques. Duché constate qu’ « avec la doublure numérique, l’individu n’est plus un élément constitutif de sa représentation, et ce au point d’en être complètement évincé » (107). Cette conclusion met donc en question la thèse de Soulages selon laquelle le visage impliquerait forcément la présence. Ainsi se produit la « rupture indicielle » (105.) qui accentue considérablement la crise du visage.

A part de l’intervisage et de la crise, c’est la notion de mystère qui surgit de temps en temps dans l’ouvrage en question. En un certain sens, les essais se concentrant sur l’irréductibilité et sur le caractère insaisissable du visage formulent l’antithèse de la crise mentionnée : ces caractéristiques sont les garants de l’identité et de la subjectivité de l’individu. Conformément à la subjectivité radicale du visage, Soulages clôt son essai avec un vers en prose adressé au visage humain (22–24). Il se trouve néanmoins des essais qui tentent de décrire la subjectivité du visage d’une manière moins lyrique : dans son essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas concernant le visage, Anikó Radvánszky part de l’hypothèse selon laquelle « la structure conceptuelle de l’idée de l’infini s’exprime dans le visage (souligné par l’auteure) » (170). Le visage apparaît ici comme l’infiniment autre en son originalité radicale. Dans un autre écrit, Ágnes Tóth analyse les nouvelles Médua et Nausica de Maurice Carême, interprétées à travers le mythe de la Méduse. Le mythe et les deux nouvelles amènent l’auteure à conclure qu’ « un boucle-miroir tenu par Persée signifie l’espace de recul pour voir l’Autre, l’autre moi ; la tête détachable révèle le passage au figurable, au représentable, au maîtrisable » (200–201). L’évocation de l’Autre, de la nécessité du recul et de la décapitation de la Méduse suggèrent une quête identitaire qui ne se complète pas : l’identité de soi ne s’atteint que par le recul, par un certain renoncement d’y accéder définitivement. « L’autre moi » doit être décapité pour le connaître et maîtriser, sinon le sujet risque la pétrification identitaire. L’identité, comme le visage de la Méduse, n’est jamais complètement accessible et, en tant que telle, elle s’avère un mystère par excellence.

Le recueil Visage à voir, visage à lire soulève donc de graves questions concernant la représentabilité du visage et, à travers celui-ci, de l’identité humaine. L’ouvrage propose des réflexions qui s’inscrivent dans le paradigme des notions traités ci-dessus : celle de l’intervisage ou le visage comme champ d’interaction entre individus ; celle de la crise provoquée par les tendances à évincer la présence du sujet lors de la représentation ; enfin celle du mystère garanti par le caractère hautement paradoxal du visage qui oscille incessamment entre identité et altérité. Les questions posées dans Visage à voir, visage à lire sont loin d’être résolues. Néanmoins, l’ouvrage fournit des concepts et des notions fort utiles pour la réflexion sur la représentation artistique et littéraire du visage.


  1. Paris : L’Harmattan, 2023, 228 pp.↩︎