Verbum – Analecta Neolatina XXIV, 2023/2

ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2023.24.2.6



Dans l’interprétation de la poésie de Maurice Carême (1899–1978), la nature est souvent mise en valeur comme une source distincte de sa création poétique. Gilbert Delahaye dans son essai sur le poète dit : « C’est en face de la nature que le poète a forgé ses plus belles images1. » David Scheinert, dans son livre Écrivains belges devant la réalité, traite explicitement du rôle de la nature sous le sous-titre « La grande maison verte2 » de Maurice Carême, faisant allusion à la maison blanche du poète à Anderlecht qui sera le titre d’un de ses recueils. Jacques Charles, dans sa monographie intitulée Maurice Carême, souligne « la prépondérance seigneuriale » de la nature dans l’œuvre du poète où les mots surgissent dans « sa maison de feuilles et de bleu horizon3 ».

Lors du colloque intitulé Maurice Carême ou la clarté profonde, organisé à Bruxelles en 1985 en l’honneur du poète, la poétesse Andrée Sodenkamp (1906–2004) met en avant les propos suivants : « On sait combien Maurice Carême fut attaché à son pays natal. On se doit de parler de communion, d’osmose pour situer la relation profonde qui l’unissait aux paysages de sa province4. » La poétesse continue par une évocation du recueil Brabant de Carême : « Une province tout entière tient dans un livre : deux cents poèmes. On y touche au végétal5. » Lors du même colloque, l’écrivain équatorien, Rigoberto Cordero y León (1916–1998) nomme Maurice Carême « le maître de la nature6 ». Marc Quaghebeur, dans les Balises pour l’histoire des lettres belges, mentionne la petite ville natale du poète, Wavre, « dont la campagne constitue l’immédiat horizon » et les cycles végétaux servent « de toile de fond à son œuvre poétique7 ». Dans une étude plus récente, dans la postface du recueil de choix anthologique, Nonante-neuf poèmes de Maurice Carême paru en 2017, la poésie du poète est caractérisée comme une « ode de la nature toujours changeante, toujours renouvelée », comme une « célébration de l’immensité d’un univers […] que seule la poésie serait capable de défricher […]8 ». L’œuvre du poète est profondément ancrée dans la nature, et plus spécialement dans le paysage brabançon ; cette région et sa nature seront en quelque sorte celles de la périphérie de son intuition, celles qui marqueront et influenceront sa pensée.

En répertoriant le vocabulaire carêmien, il s’y manifeste une prédilection pour l’environnement proche et lointain. Il y apparaît d’abord la prédominance d’une vision d’ensemble du monde, soulignant son immensité9. Parmi les éléments sémiques les plus fréquents de l’œuvre poétique, nous trouvons les mots terre, eau, ciel, air, vent, nuée, soleil, lune, étoiles. Une grande importance s’y manifeste dans le rythme naturel du temps journalier où la poésie se jouera de la nuit et du jour par les occurrences des mots : aube, aurore, matin, soir, crépuscule, couchant. La fréquence de phénomènes météorologiques dans le lexique est aussi très prégnante où figurent le vent, la pluie, la neige, le brouillard, les nuages souvent avec une attraction manifeste pour l’ambiance et pour la force qu’ils développent. La poésie de Carême est parsemée de termes évocateurs du relief paysager : coteaux, sentiers, bosquets, prairies, bois, champs, forêts, plaines, autant de substantifs imagés qui émaillent ses poèmes. La végétation luxuriante mise en valeur selon les saisons fait partie intégrante de la poésie carêmienne : le saule, le peuplier, le bouleau, le tilleul, le sorbier, la bruyère, le roseau, les fleurs de lilas, le chèvrefeuille. « Ce poète du Végétal10 » – comme Andrée Sodenkamp le nomme – parle également des effets sensoriels de cette végétation : de l’odeur de menthe, du fenouil, de la chuchoterie des hêtres, pour en citer quelques exemples.

Dans notre relecture, nous contribuerons à nuancer les considérations ci-dessus en mettant en lumière l’attention portée par Maurice Carême au végétal. Tout comme dans la nature de sa région, la belle végétation fait partie intégrante de la poésie carêmienne. Un vocabulaire riche en espèces végétales caractérise cette œuvre, preuve de la beauté du monde naturel. L’esthétique végétale de cette poésie et les paradigmes qui la dominent, sont les enjeux qui font l’objet de notre questionnement : la présence des images poétiques végétales dans la poésie de Carême ; la tendance au fusionnel avec le végétal ; et l’importance de la forme et de la dynamique du végétal en tant que modèle de la création.

Les images poétiques végétales

L’« épistémologie biomimétique11 » développée par Gaston Bachelard nous sert de première approche concernant l’esthétique végétale de l’œuvre de Maurice Carême. L’intérêt de représenter un milieu est, pour Bachelard, celui de créer « un espace habitable12 », de pouvoir habiter le monde, de s’y réaliser existentiellement. Comme l’écrit Jean-Jacques Wunenburger, Bachelard est « peu sensible aux espaces vides, désertifiés, immenses ; il accorde sa préférence onirique aux espaces qui accueillent un mode d’existence du sujet13 ». Dans un tel espace habitable, « l’être humain est déposé dans un être-bien, dans le bien-être associé primitivement à l’être14 ». L’intimité de ces espaces heureux et habitables joue un rôle très important dans la théorie de Bachelard. Cependant, par son attachement aux tensions entre les oppositions, Bachelard oppose à l’espace intime l’immensité du cosmos ; il développe une « cosmo-analyse15 » tout en gardant la réversibilité des deux orientations. Dans L’immensité intime (titre du 8e chapitre de son essai La poétique de l’espace), Bachelard trouve la possibilité d’une coexistence avec l’extériorité : « L’espace poétique, puisqu’il est exprimé, prend des valeurs d’expansion. Il appartient à la phénoménologie de l’ex16. »

La « phénoménologie de l’ex » nous conduit à appréhender la représentation poétique comme un passage. Dans cette théorie, deux forces sont à l’œuvre, l’une est celle de l’intériorité, de l’intimité, l’autre celle de l’extériorité, de l’expansion. L’écriture poétique mobilise les deux directions et, dans son statut d’ouverture absolue, elle traduit l’interaction intérieur-extérieur comme création et représentation du monde. Par la création, l’homme regarde le monde, approfondit l’apparence des choses, mais le monde le regarde à son tour : « […] tout ce que je regarde me regarde », – écrit Bachelard dans La poétique de la rêverie – « Le monde veut se voir, le monde vit dans une curiosité active avec des yeux toujours ouverts17. » Pour saisir ce regard, pour le comprendre, il faut dépasser la distinction constitutive entre l’objet et le sujet : « Le monde ne lui fait plus vis-à-vis. Le moi ne s’oppose plus au monde. Dans la rêverie, il n’y a plus de non-moi. Dans la rêverie, le non n’a plus de fonction : tout est accueil18. » Ce « non-moi » dans la réflexion bachelardienne devient « le bien du moi » ou davantage encore, « le non-moi mien », signe d’immersion du moi dans le monde et de fusion avec le monde : « C’est ce non-moi mien qui enchante le moi du rêveur et que les poètes savent nous faire partager. Pour mon moi rêveur, c’est ce non-moi mien qui me permet de vivre ma confiance d’être au monde19. »

Valorisant les modèles présents dans la nature, leur contemplation, selon Bachelard, est « un appel à la confiance cosmique20 ». L’espace n’est jamais l’étendu inerte, au contraire il est plein de tensions sur un axe vertical ou horizontal, il est perçu à travers l’expérience de la limite à passer, après laquelle la conscience elle-même s’élargit en participant au monde. Les images se mobilisent sur ces axes, elles vivent une sorte de rythme, « une rythmique cognitive21 » entre le dehors et le dedans, entre le dessous et le dessus, entre le centre et l’horizon, entre l’immensité et la profondeur22.

Dans l’écriture carêmienne nous trouvons en plusieurs replis cette dualité de la possibilité de l’expansion et de l’intimité. Sous une lecture résolument bachelardienne, nous pouvons relever les images dialectiques de l’œuvre de Carême, la tension sur les axes horizontaux et verticaux23. Cette dynamique, mise en valeur dans les poèmes de Carême prend souvent figure dans un environnement naturel. Le poète habite l’univers ; l’univers vient habiter sa maison. En partant du microcosme, de l’intimité rassurante de la maison, il élargit cet espace vers un macrocosme à l’infini fait de paysages naturels pleins de mystères. Par exemple, le jardin apparaît comme un abri, une extension pacificatrice, un lieu d’identification, de bonheur paisible, de fécondité. Le jardin s’attache à l’image de la maison, la complète et en fait, pour ainsi dire, partie : il protège sous ses « ombres vertes », il constitue un refuge tranquille, intime, secret tout comme la maison. Les effets sensoriels accompagnent communément l’évocation du jardin. Le jardin est plein de chants des oiseaux, de la rosée du matin, de fleurs de lilas, de parfums des fleurs. En voici quelques exemples : « Les jardins tremblaient de plaisir. / Les lilas chantaient en cachette24. » ; le jardin « damassé de lis25 », « ensoleillé26 », « soûl de bleuets27 » et « de muguets28. » ; « tout odorant de giroflées29  ». L’homme est à l’écoute des moindres bruits : « À écouter le fruit qui tombe / Dans l’ombre du jardin, / À écouter se plaindre les colombes30. » Les exemples sont nombreux, complétés par un vocabulaire riche en espèces végétales.

Dans les poèmes de Maurice Carême, les notions de « haut » et de « bas », les mouvements « ascendants » et les mouvements « descendants » s’appellent en réciprocité. La dualité de ces deux notions, qui a la vocation de pouvoir être complémentaire ou contradictoire, fait partie du lexique de l’énoncé poétique. Cette opposition que l’on retrouve dans le texte poétique crée une tension, mais les deux extrêmes ne s’excluent pas ; la contrainte est la voie vers un équilibre. Il s’agit plutôt de deux aspects de l’espace perçu selon une expérience vécue : la double polarité d’une même vie. L’homme en prenant de la hauteur croise le mouvement descendant de ce qui représente le haut et la transcendance. Les deux mouvements sur l’axe vertical, ses dynamiques mises en valeur dans les poèmes, évoque le concept de liberté, voire de l’obstacle dont il faut se dégager. Pour l’évoquer, Carême se sert des images que la nature lui offre, images très simples du milieu campagnard qui lui est plus familier : les grands peupliers, les oiseaux, les chemins évocateurs de hauteur ou les blés montant dans le soleil. Ainsi dans le poème Rien ne pouvait m’étonner dans le recueil Du ciel dans l’eau :

Derrière les hauts peupliers,
Les blés montaient dans le soleil.
Le ciel était bleu à crier,
Un ciel à se croire éternel31.

Chez Carême, la « phénoménologie de l’ex », l’expansion vers le macrocosme des paysages naturels nous rappelle la maison verte du poète déjà évoquée. Dans ma maison de feuilles, titre d’un poème de Carême du recueil En sourdine, la même intimité se profile. Une fusion s’exprime entre le poète et le paysage : « Oui, c’est là que je vis / Avec l’arbre qui parle, / Avec l’oiseau qui lit / Pour moi dans les étoiles », milieu dans lequel son langage poétique se profile : « Parfois un vol de mots / Se pose en mes branchages. / Du jeu de leurs échos / Naît un nouveau langage32. » D’une même fusion témoigne le poème Je ne savais pas… dans le recueil De plus loin que la nuit. Le poème exprime l’émerveillement devant cette fusion possible, l’entrée dans l’intimité de la nature : « Non, je ne savais pas que je pourrais entrer / Dans la maison du paysage / Et devenir verdier en suivant les nuages. » L’émerveillement se poursuit en une forme de symbiose avec la nature, d’intériorisation du langage de la nature : « Ni que j’entendrais rire en moi les lavandières / Jusqu’en ce val où la rivière / Suspend, comme des draps, les clartés disparues33. »

Fusion avec le végétal

Chez Carême, l’homme vit dans une harmonie parfaite avec la nature, il se confond avec elle, il vit l’expérience que Miches Collot nomme « l’appréhension indistincte d’une même profondeur de présence34 ». Le poète du principe en est un témoin dont les références sont nombreuses dans l’œuvre de Carême. Voici quelques citations : « Et lentement je me confonds / Avec le temps aux pas légers, / Avec l’espace aux bras profonds35. » ; « Me voici seul à seul avec toi, mon Brabant, […] Et si parfaitement mêlé à tes ombrages / Que je ne sais plus bien où finit mon visage36. » Souvent se révèle dans ses poèmes, un processus d’anthropomorphisation de l’étendue et de naturalisation du sujet.

Dans l’extrait suivant, le poète s’identifie de façon absolue avec son entourage : « Je suis campagne, je suis blé, / Je suis brise, je suis bateau, / Je suis fleuve quand il le faut37. » Par le biais d’un ensemble de métaphores in praesentia juxtaposées, introduites par le verbe « être », le poète donne une définition, il énonce une vérité irréfutable. C’est une manière de se retrouver sous le couvert de l’ouverture au monde, d’être entre soi mais dans une scène multiple voire, comme l’exprime Maurice Merleau-Ponty, dans une participation au « tissu du monde38 ».

Parmi les nombreux exemples d’expression d’une unification entre « corps et espace » chez Maurice Carême, nous citons entièrement deux poèmes. Le premier, Paysage, est tiré du recueil Brabant, livre qui selon Andrée Sodenkamp, « nous dit magnifiquement l’union physique d’un homme et d’une terre39 ». Ce poème fait valoir la matérialité significative de la « voix », du langage poétique, cette force par laquelle l’expérience du paysage est vécue de façon déterminante :

Les semeurs s’avançaient jusqu’à l’orée du monde.
Le Brabant dérivait au milieu des colombes.
  
Tout était large et haut. Une allée de sorbiers,
Dans le soleil, buvait du ciel à plein gosier.
  
Le jeune blé était d’un vert si merveilleux
Qu’il aurait pu servir de tapis pour les dieux.
  
Plus remuant et plus furtif que ses furets,
Un sentier trottinait le long de la forêt,
  
Et l’on voyait partout, tranquilles, sur leurs branches,
Des vergers étaler sans fin des bâches blanches.
  
Déjà ma voix avait dressé comme une échelle
Où se précipitaient à l’envi des voyelles,
  
Et je ne savais plus si j’étais une odeur,
Un scarabée, une étincelle ou une fleur40.

Le poème intitulé L’ombre d’un arbre dans le recueil Entre deux mondes traduit l’abolition de toute frontière entre le sujet et le monde. L’identification complète se fait par métamorphose : l’homme abattant un arbre ne se débarrasse pas de son ombre et ses pieds prennent racine. C’est un processus que nous situons entre perception et intellection, une manière de faire apparaître un lien, d’établir une cohérence et une représentation des sentiments complexes liés à la fixation, à l’ombre et à l’appréhension de soi-même.

Ce n’était que l’ombre d’un arbre
Entrant à midi dans la chambre,
L’ombre candide d’un érable,
    Une ombre d’or et d’ambre.
  
    Pourquoi eut-il si peur
Quand elle vint heurter la table ?   
D’où provenait cette lueur ?
Tout paraissait inexplicable.
  
Un matin, il abattit l’arbre.
    Il se crut délivré.
À midi, l’ombre de l’érable
Rampa lentement vers ses pieds.
  
Lorsqu’il tenta de se lever
Pour fuir dans la chambre voisine,
Il resta stupéfait : ses pieds
    Avaient pris racine41.

Un autre exemple est pris du recueil L’envers du miroir, réalisé en commun avec le peintre belge surréaliste, Marcel Delmotte (1901–1984). Dans cette œuvre le dessin et poésie transmettent réciproquement des sensations de corporalité et/ou de métamorphose corporelle. Le corps humain se dilate jusqu’à se faire paysage, ou l’inverse, c’est l’anthropomorphisme du paysage. Marcel Delmotte – selon Georges Waldemar, spécialiste de l’artiste – est « le peintre fou de valeurs tactiles42 », dont l’art « placé sous le signe des métamorphoses » est un art fantastique43 ; ses figures singulières, les « figures-paysages44 » témoignent d’une imagination de merveille. Le poème de Carême, Ce que nul n’avait prévu est une déclaration du pouvoir artistique : le marbre informe (matériau de prédilection de Delmotte) forme un arbre qui se métamorphose dans une femme dont le visage reflète le paysage. Le dessin de Delmotte qui accompagne le poème est un portrait de femme dont les mèches ressemblent à des rinceaux végétaux.

Figure 145

D’un modeste débris de marbre,
Il arrivait qu’il fît un arbre.
[…]
Comme cet arbre avait une âme,
Il en fit, un jour, une femme.
  
Il n’eut pas à s’en repentir,
Car elle avait, dans son sourire,
  
Le vent bleu, le ciel du printemps,
Le soleil, charmeur de bruants,
  
Et, ce que nul n’avait prévu,
La colombe sur son poing nu46.

Le poème Elle avait peur est tiré d’un autre recueil intitulé Figures réalisé en commun par les artistes. Le dessin ainsi que le poème font s’entremêler l’espace et l’homme. Le début du poème contraste le dedans de la chambre : « dont on avait fermé les portes » et le dehors cauchemardesque : « Contre la fenêtre, au dehors, / Glissaient des feuilles mortes » ; « Au loin, montait une rumeur / De biches aux abois », qui reflète la sensation de la peur projetée dans l’espace pour en arriver à l’intériorisation de l’effroi. Voici les deux dernières strophes du poème :

Était-ce en elle
Que des pas approchaient,
En elle que cette chandelle
Mourait en vains reflets ?

La nuit coulait des murs.
La table même paraissait
Triste tel un enfant perdu
Au fond de la forêt47.

Le dessin juxtaposé fait écho à la comparaison évoquée dans les deux derniers vers : comparaison entre la tristesse et l’effroi de l’enfant perdu au fond de la forêt. Sur le dessin, la figure au milieu des arbres, une chandelle en flamme dans les mains, se confond dans l’espace, ses cheveux comme des branches d’arbres ébouriffés. Le peintre suit les formes, des mouvements végétaux. La métamorphose se réalise par un geste créatif, par la maîtrise du matériau.

Figure 248

Le modèle végétal de la création

Chez Bachelard, l’attachement aux matières élémentaires et aux mouvements fondamentaux, l’expérience sensori-motrice, les activités corporelles élémentaires, sont des composantes importantes qui en font une sorte de perception du « faire corps » avec le monde, une manière de participer à sa cosmologie. Soulignant l’importance des forces élémentaires dans l’imaginaire, Bachelard parle d’une poétique du corps-cosmos ; ainsi dans L’air et les songes : « La tâche du poète est de pousser légèrement les images pour être sûr que l’esprit humain y opère humainement, pour être sûr que ce sont des images humaines, des images qui humanisent des forces du cosmos. Alors on est conduit à la cosmologie de l’humain. Au lieu de vivre un naïf anthropomorphisme, on rend l’homme aux forces élémentaires et profondes49. » Bachelard élabore une théorie de « homo faber », l’homme entre l’action et la vision qui avec ses mains connaît la matière dans son intimité50. Le tactile, l’observation visuelle prennent leur importance dans le contact en profondeur entre l’homme et le monde, contact qui passe par le geste. Il s’agit bien d’un geste, d’une « modulation d’existence51 », d’un « geste du corps52 », pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty.

Il semble, dès lors, intéressant de prendre en considération cette gestualité qui va de pair avec une certaine idée de maîtrise du matériau. Les formes de la végétation et sa dynamique prêtent des modèles perceptibles, visuels de la création. Le poète comme le peintre travaille avec ce matériau, il utilise sa forme et sa force. Le végétal est toujours un mode d’être en devenir. En dehors de sa signification allégorique, le végétal porte une fonction organique en donnant forme et force aux images poétiques. C’est le cas du recueil Petite Flore, une des premières œuvres de Carême parue en 1937. En guise d’œuvre botanique, où chaque poème porte le nom d’un végétal, le poète s’en sert pour exprimer ses pensées existentielles. Selon le concept de la poésie antique, la poésie peut être comparée à un jardin ou à un champ plein de fleurs. Le poète, qui est aussi le jardinier, prend soin des fleurs, les sélectionne, les collectionne, puis les noue en bouquets. Le poète, créateur d’un florilège y devient jardinier. Dans les poèmes, Carême interpelle les plantes, il exploite leurs couleurs, leurs formes, leurs dynamiques, il y évoque un « silence vert53 », un « dieu végétal54 », les jeux de lumières. Les végétaux servent de modèles dont le poète reproduit les formes, les modulations pour « se forger un langage55 », pour garder « une enluminure aux pages d’un grimoire56 ».

À titre d’exemple nous citons deux poèmes du recueil. En premier lieu, le poème Fuchsias :

Les fenêtres s’ouvrent sur l’abîme.

À quoi se raccrocher ?

Il n’y a pas de dieu
Pour les étoiles filantes,

Il n’y a pas de pardon
Pour tant de solitude

Et l’âme peut tomber si bas
Sans qu’une feuille ne tressaille57.

Le poème fragmenté en monostique et distique, sans rimes, exprime graduellement la chute (abîme, étoiles filantes, tomber si bas) dont le danger passe par les fenêtres ; celles-ci figurent en tant que point de départ de ce précipice vers le bas, mouvement descendant qui suit la ligne fléchie des fuchsias.

Dans cet autre poème intitulé Myriophylles, dédié au poète Edmond Vandercammen (1901–1980), les mains et les doigts approchent plusieurs éléments matériels.

Quand un monde couleur de fable
Se disperse comme du sable
Entre les doigts bleus de l’aurore,
Il flotte encor sur le sommeil
Des mains qui vont à la dérive,
Des mains pêcheuses de merveilles,
Des mains mourantes qui s’obstinent
À renouer sous les eaux pâles
La chevelure de nos songes58.

Myriophyllum aquaticum en tant que modèle végétal suggère un monde flottant et onirique. Les myriophylles comme « la chevelure de nos songes » est une image qui va insensiblement intégrer « un complexe d’Ophélie59 », le sentiment de la finitude, de la dissolution finale. Les éléments matériels solides, liquides (le sable, les eaux pâles) donnent le cadre de la déchéance où les mains, reprises trois fois en tête de vers, « s’obstinent », résistent à la dissolution finale. L’anaphore renforce davantage l’importance des mains dans cette résistance : l’acte de « renouer » propre aux mains est un acte de secours, d’alliance, de création. L’« homo faber » décrit par Bachelard passe au stade de l’action ; par ses mains, il « touche au végétal », la matière lui devient intime dans le processus de création.

Diffuse mais généralisée dans ses écrits, la sensibilité de Carême est une constante à l’intérieur de toute son œuvre pour que l’homme soit à la place qui lui revient dans l’univers en général, et dans celui immédiat de son quotidien, en particulier dans la nature. Nous avons pu l’expliciter tantôt par les images poétiques, par la fusion avec le végétal, par les affinités qui se sont exprimées entre le corps et les éléments matériels, tantôt par la proximité de la nature dans laquelle il est présent, tantôt par les mouvements ou les gestes journaliers qui illustrent jusque dans les détails la cohabitation de l’homme avec son environnement. Chez Maurice Carême, l’expression poétique en est le témoin. Non seulement le corps trouve ainsi toute sa place dans le grand univers où il s’intègre physiquement comme un élément de l’harmonie générale mais il a un rôle particulier à y remplir : rendre le monde perceptible, se faire découvrir lui-même comme élément du monde et affirmer son art en communion avec la nature.

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  1. G. Delahaye : Maurice Carême, Tournai : Unimuse, 1969 : 59.↩︎

  2. D. Scheinert : « Les sources de la joie chez Maurice Carême », in : D. Scheinert, Écrivains belges devant la réalité, Bruxelles : La renaissance du livre, 1964 : 71.↩︎

  3. J. Charles : Maurice Carême, Paris : Seghers, 1965 : 37.↩︎

  4. A. Sodenkamp : « Maurice Carême et le Brabant », in : Maurice Carême ou la clarté profonde, (Colloque 22–24 novembre 1985), Bruxelles : Commission communautaire française de la Région de Bruxelles-Capitale, 1992 : 103.↩︎

  5. Idem.↩︎

  6. R. Cordero y León : « La nature et Maurice Carême », Ibid. : 208.↩︎

  7. M. Quaghebeur : Balises pour l’histoire des lettres belges, Bruxelles : Labor, 1998 : 263.↩︎

  8. R. Demaeseneer, Ch. Libens & R. Rosi : « Postface », in : M. Carême : Nonante-neuf poèmes, Bruxelles : Espace Nord, nº361, 2017 : 140.↩︎

  9. Cf. : A. Ádám : « Espace fini, espace infini. La poétique de la contemplation dans le Génie du christianisme de Chateaubriand », Acta Universitatis Szegediensis 19, 1999 : 79−83.↩︎

  10. A. Sodenkamp : « Maurice Carême et le Brabant », in : Maurice Carême ou la clarté profonde, op.cit. : 107.↩︎

  11. J.-J. Wunenburger : « Bachelard, une phénoménologie de la spatialité. La poétique de l’espace de Bachelard et ses effets scénographiques », Nouvelle revue d’esthétique 20, 2017 : 108.↩︎

  12. G. Bachelard : La poétique de l’espace, (1957), Paris : Presses Universitaires de France, 3e éd., 1961 :137.↩︎

  13. J. J. Wunenburger : « Bachelard, une phénoménologie de la spatialité, La poétique de l’espace de Bachelard et ses effets scénographiques », Art. cit. : 108.↩︎

  14. G. Bachelard : La poétique de l’espace, op.cit. : 26.↩︎

  15. G. Bachelard : La poétique de la rêverie, (1960), Paris : Presses Universitaires de France, 4e éd., 1968 : 21.↩︎

  16. G. Bachelard : La poétique de l’espace, op.cit. : 183. (En italique dans l’original.)↩︎

  17. G. Bachelard : La poétique de la rêverie, op.cit. : 159.↩︎

  18. Ibid. : 144. (En italique dans l’original.)↩︎

  19. Ibid. : 12. (En italique dans l’original.)↩︎

  20. G. Bachelard : La poétique de l’espace, op.cit. : 102.↩︎

  21. J.-J. Wunenburger : « Bachelard…», op.cit. : 107.↩︎

  22. Cf. : Á. Tóth : « Relire Gaston Bachelard : vers une théorie de l’imagination poétique », in : L. Németh, I. Petkova & E. Salamon (eds.) : Contributi Alle Ricerche Romanze : Contributions À La Recherche Des Études Romanes : Contribuciones a La Investigación De Los Estudios Románicos 2. Pécs : Pécsi Tudományegyetem Bölcsészet- és Társadalomtudományi Kar Romanisztika Intézet, 2023 : 135–141.↩︎

  23. Cf. : Á. Tóth : « Emblèmes de l’espace dans la poésie de Maurice Carême », Verbum 13, 2012 : 539–552.↩︎

  24. M. Carême : « Le douze mai », in : Souvenirs, Lausanne : Éd. de L’Âge d’Homme, 2011 : 12.↩︎

  25. M. Carême : « Les deux enfants de roi », in : La flûte au verger, Bruxelles : Les Éditions Ouvrières, 1960 : 33.↩︎

  26. M. Carême : « J’embrassais follement ma mère », in : Souvenirs, op.cit. : 86.↩︎

  27. M. Carême : « Il se souvint », in : Défier le destin, Bruxelles : Éditions Vie Ouvrière, Collection « Pour le plaisir », 1987 : 58.↩︎

  28. M. Carême : « Je m’en allais en ce temps-là », in : Souvenirs, op.cit. : 17.↩︎

  29. M. Carême : « Dès qu’on suit un jardin tranquille… », in : Brabant, (1967), Bruxelles : Les Éditions Ouvrières, 3e éd., 1976 : 195. Un autre exemple : « Et, quand nous évoquions l’entrée de son jardin, / Une si pénétrante odeur de giroflées / Flottait autour de nos fronts unis que, déjà, / Pour en toucher les fleurs, nous étendions les doigts. » « Notre maison », in : La maison blanche, Paris : Éditions Bourrelier et Colin, 1949 : 9.↩︎

  30. M. Carême : « Le houx », in : De plus loin que la nuit, Bruxelles : Éd. Vie Ouvrière, 1992 : 45.↩︎

  31. M. Carême : « Rien ne pouvait m’étonner », in : Du ciel dans l’eau, Lausanne : Éditions de L’Âge d’Homme, 2010 : 45.↩︎

  32. M. Carême : « Dans ma maison de feuilles », in : En sourdine, Bruxelles : Éditions du Verseau, 1964 : 60.↩︎

  33. M. Carême : « Je ne savais pas… », in : De plus loin que la nuit, op.cit. : 43.↩︎

  34. M. Collot : La poésie moderne et la structure d’horizon, Paris : Presses Universitaires de France, 1989 : 28.↩︎

  35. M. Carême : « Béatitude », in : La maison blanche, op.cit. : 71.↩︎

  36. M. Carême : « Printemps », Ibid. : 132.↩︎

  37. M. Carême : « Je suis campagne, je suis blé », in : Et puis après…, Paris : Éditions Arfuyen, 2004 : 56.↩︎

  38. M. Merleau-Ponty : L’œil et l’esprit, Paris : Éditions Gallimard, 1964 : 19.↩︎

  39. A. Sodenkamp : « Maurice Carême et le Brabant », in : Maurice Carême ou la clarté profonde, op.cit. : 111.↩︎

  40. M. Carême : « Paysage », in : Brabant, op.cit. : 34.↩︎

  41. M. Carême : « L’ombre d’un arbre », in : Entre deux mondes, (1970), Paris : Fernand Nathan, 4e éd., 1979 : 12.↩︎

  42. G. Waldemar : Le monde imaginaire de Marcel Delmotte, Paris : Édition Max Fourny, 1969 : 30.↩︎

  43. Ibid. : 46.↩︎

  44. Ibid. : 64.↩︎

  45. Ibid. : 119. Dessin de Marcel Delmotte.↩︎

  46. M. Carême : « Ce que nul n’avait prévu », in : L’envers du miroir (1973), Jersey : Gecibis, 4e éd., 1993 : 118.↩︎

  47. M. Carême : « Elle avait peur », in : Figures, Paris : Fernand Nathan, 1977 : 54.↩︎

  48. Ibid. : 55. Dessin de Marcel Delmotte.↩︎

  49. G. Bachelard : L’air et les songes – Essai sur l’imagination du mouvement (1943), Paris : Le Livre de Poche, 2001 : 55.↩︎

  50. G. Bachelard : L’eau et les rêves – Essai sur l’imagination de la matière (1942), Paris : Librairie José Corti, 25e éd., 1997 : 145. G. Bachelard : La terre et les rêveries du repos – Essai sur les images de l’intimité (1948), Paris : Librairie José Corti, 18e éd., 1982 : 1.↩︎

  51. M. Merleau-Ponty : Signes, Paris : Éditions Gallimard, 1960 : 297.↩︎

  52. M. Collot : La matière-émotion, Paris : Presses Universitaires de France, 1997 : 32 : « […] la parole […] est elle-même pour Merleau-Ponty un geste du corps. »↩︎

  53. M. Carême : « Germandrée », in : Petite Flore, Bruxelles : chez l’auteur, 1937 : 45.↩︎

  54. M. Carême : « Anémones », Ibid. : 23.↩︎

  55. M. Carême : « Ellébore », Ibid. : 28.↩︎

  56. M. Carême : « Tanaisies », Ibid. : 33.↩︎

  57. M. Carême : « Fuchsias », Ibid. : 48.↩︎

  58. M. Carême : « Myriophylles », Ibid. : 27.↩︎

  59. G. Bachelard : L’eau et les rêves, op.cit. : 114.↩︎