Verbum – Analecta Neolatina XXIV, 2023/2

ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2023.24.2.5



La communication propose, à travers l’analyse d’exemples littéraires du tournant des 18e et 19e siècles (notamment ceux de Jean-Jacques Rousseau et de François René de Chateaubriand), de réfléchir sur la nature de l’eau comme élément esthétique, au sens strict du terme, qui sépare et relie et qui rend possible de faire percevoir l’espace dans le texte. Suivre le flux et le reflux de l’eau, voir l’eau qui coule mènent à la perception sensible du mouvement ; contempler l’eau étendue donne l’illusion visuelle de l’infini extérieur et intérieur. La perception visuelle de l’eau transparente et fuyante rend perceptible, voire visible la transcendance par définition imperceptible, et engendre un langage poétique, à l’aube du romantisme, qui sera capable d’exprimer les transitions entre la matière et l’esprit, le temps et l’espace, la vie et la mort, la terre ferme et la mer mouvante, etc. Il s’agira de démontrer que l’analyse de l’usage poétique de l’image de l’eau, quelque peu conventionnel et stéréotypé, nous fait comprendre la transition entre deux visions spatio-temporelles, celle des Lumières et celle des Romantiques1.

La présence de l’élément aquatique dans un texte, devient créateur de formes génériques2, comme nous verrons dans le cas des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau et comme dans les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand et en général dans tous ses textes.

La rêverie chez Rousseau est un aspect fondamental de la quête sensorielle et plus largement de la vie : il l’affirmera lui-même dans Les Rêveries du promeneur solitaire3. Rousseau expérimente différentes rêveries semblables à des réjouissances extatiques ou à des réflexions ; si la première se fixe sur un objet, la seconde se définit nécessairement par sa structure logique. La rêverie est une pratique solitaire qui permet la suspension du temps, afin d’offrir un asile serein. Jean-Jacques peut éprouver la pleine conscience d’exister, la conscience de son moi, et parfois même goûter à l’extase : « […] je m’esquivais et j’allais me jetter seul dans un bateau que je conduisais au milieu du lac […] plongé dans mille rêveries confuses, mais délicieuses, et qui sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant, ne laissaient pas d’être à mon gré cent fais préférables à tout ce que j’avais trouvé de plus doux dans ce qu’on appelle les plaisirs de la vie4. » Et Rousseau ajoute : « Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvemens internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser5. »

La philosophie de Rousseau ne peut donc se dissocier d’une démarche qui est expérience vécue, enracinement dans l’affectif, méditation sur les rapports entre désir et raison, réel et imaginaire. Il avance la conception de l’homme qui « met l’autre devant moi ». La pensée de Rousseau évolue donc à partir d’un double principe : celui de l’identification à autrui et celui du refus d’identification à soi-même.

Contre un humanisme conquérant, Rousseau revendique la répugnance innée à voir souffrir l’autre. C’est le principe d’identification à l’autrui par la pitié que l’auteur des Rêveries ne se lasse pas de réaffirmer.

S’il est vrai que la nature a rejeté l’homme, que celui-ci s’est engagé dans des erreurs de sa socialisation, ce n’est qu’en retrouvant une alliance originelle, le nous face à la société ennemi. L’homme saisit l’autrui à travers son moi d’une manière indirecte, dans une altération du proche et du lointain : « Sans mouvement, la vie n’est qu’une léthargie. Si le mouvement est inégal ou trop fort il réveille; en nous rappelant aux objets environnans, il détruit le charme de la rêverie et nous arrache d’au-dedans de nous, pour nous remettre à l’instant sous le joug de la fortune et des hommes, et nous rendre au sentiment de nos malheurs. Un silence absolu porte à la tristesse6. » Et il poursuit : « En rêvant que jʼy suis ne fais-je pas la même chose? Je fais même plus ; à lʼattrait dʼune rêverie abstraite et monotone, je joins des images charmantes qui la vivifient. Leurs objets échappaient souvent à mes sens dans mes extases, et maintenant, plus ma rêverie est profonde plus elle me les peint vivement7. »

Les conflits dans l’histoire sont aussi des conflits personnels, vécus par Jean-Jacques Rousseau de manière dramatique. Dans cette optique, il est le précurseur de la modernité romantique introduite par les écrits de Chateaubriand, d’abord par Le Génie du christianisme et ensuite par ses Mémoires d’outre-tombe, histoire de ses vies, intérieure et extérieure, un texte où l’Histoire pénètre le personnel ce qui bouleverse grandement les cadres génériques des mémoires censées être le récit d’une vie publique et sociale.

En examinant la poétique de la nature dans le Génie du christianisme, essai de Chateaubriand où il élabore au tournant des 18e et 19e siècles une sorte de jargon de l’esthétique romantique naissante, on peut directement remonter à l’influence de Rousseau8 qui, dans les Rêveries du promeneur solitaire, notamment dans la Cinquième promenade déjà citée parle de l’évidence de la nature qui s’impose à l’homme par l’intermédiaire de ses sens : « Quel était donc ce bonheur et en quoi consistait sa jouissance ? […] Le précieux far niente fut la première et la principale de ces jouissances que je voulus savourer dans toute sa douceur […]9. »

La nature exerce une attirance physique sur l’homme et l’élève à un sentiment de plénitude. D’où le désir instinctif de l’homme de s’unifier avec la nature et de vivre l’expérience sensible de la fusion avec la nature. Malgré cette influence indubitable, Chateaubriand prend parti – dès l’Essai sur les Révolutions (1797) – pour une pensée qui est prête à s’élever vers la transcendance, à l’extérieur du monde physique, hors temps et espace où le moi intime se perd dans cette pleine identification avec la nature sublimée. Rousseau s’isolait du monde, s’enfermait dans un bonheur comme il explique dans sa Troisième promenade : « La méditation dans la retraite, l’étude de la nature, la contemplation de l’univers, forcent un solitaire à s’élancer incessamment vers l’auteur des choses et à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu’il voit et la cause de tout ce qu’il sent10. »

Selon la poétique de l’espace de Gaston Bachelard11, l’immensité est une catégorie philosophique de la rêverie. La contemplation de la grandeur détermine un état d’âme. La rêverie place le rêveur hors du monde immédiat, devant un monde qui porte le signe de l’infini. Dans la méditation, dit Bachelard, l’homme est capable de renouveler les résonances de la contemplation et il est toujours ailleurs, dans l’espace de l’ailleurs. Et quand cet ailleurs appartient à la nature, il est immense.

La contemplation passive doit ainsi être complétée par la réflexion active. Devant le spectacle de la mer, l’existence de Dieu est évidente. Chez Rousseau, au début de la réflexion, cette évidence se pose comme une rêverie sans objet, par une expérience kinesthésique au cours de laquelle l’ouïe et la vue perçoivent en même temps la monotonie dans un état de demi-sommeil : « Je me suis assis à l’écart sur la rive, on n’entendait que le bruit du flux et du reflux du lac, prolongé le long des grèves […] Je suis tombé dans cette espèce de rêverie […]12. »

Chateaubriand renverse la démarche et part toujours d’une expérience sensorielle dans ses descriptions. C’est le premier pas vers la nature, vers l’extérieur, accompagné par la réflexion, mais il ne va jamais jusqu’à s’abstraire lui-même. Il ne veut pas se séparer du monde extérieur, mais étendre son être jusqu’à perdre conscience de ses propres limites physiques. Ce phénomène est illustré par cette phrase extraite d’Atala : « Atala appuyait une de ses mains sur mon épaule ; et comme deux cygnes voyageurs, nous traversions ces ondes solitaires13. »

Il n’y a plus banal à première vue que la thématique de l’eau, du fleuve, de l’océan et leur manifestation dans les textes de François René de Chateaubriand, un des premiers auteurs qui élabore le langage pour exprimer l’inexprimable, c’est-à-dire l’expérience des perceptions sensibles. Le romantisme, d’une manière évidente, à la fois picturalement, rhétoriquement et mentalement aussi, est directement lié à la nature, et dedans, à l’eau comme reflet et comme mouvement. Dans les textes de Chateaubriand, écrivain écologiste avant la lettre, la nature apparaît non pas qu’un vieux motif ou allégorie rhétorique ou poétique, mais comme le milieu seul authentique de l’homme, étant création d’un Dieu. Alors, notre auteur tâche de faire l’apologie de la nature, et ajoutons de l’homme, puisque l’homme à visage divin, avec toute ses actes et productions qui semblent dépasser la nature, ainsi que la nature à visage humain, avec ses confins qui dépasse l’homme, font partie du même univers. La nature demande donc de l’humilité à l’homme. C’est à ce point où Chateaubriand, un des premiers écrivains romantiques, excède les Lumières. Chez lui la nature n’est plus un refuge, mais entre en harmonie avec le spectacle mis en scène par l’homme. Dans ce contexte, la contemplation solitaire aura des valeurs très positives, seule chance à l’homme de créer l’harmonie. La tempête dans les montages, sur l’océan, le volcan, la cataracte, le déluge reflètent et assurent cette même harmonie.

Cette perception et cette esthétique s’expriment dans toutes les réflexions sur la nature et sur l’homme dans les textes de Chateaubriand, et − d’une manière évidente, au-delà des lieux communs des figures aquatiques de la rhétorique classique −, dans ses textes où apparaissent les images des eaux. Les écrits de notre auteur, à part les thématiques et figures, s’organisent d’après une logique sensible, aquatique (écoulement, débordement, etc.) traduisant le rythme du fonctionnement de la mémoire.

Évidemment, Chateaubriand, historien de la nature, parle et décrit d’autres éléments et images de la nature, pas seulement l’eau. Les images de l’infini extérieur des océans et l’infini intérieur des forêts s’interpénètrent et s’expriment mutuellement chez lui. Chateaubriand est arboriculteur, il est voyageur, randonneur, ses œuvres abondent en descriptions poétiques sur les arbres, les montagnes, les forêts, les plantes, les animaux…

Gaston Bachelard a bien montré dans son magnifique essai, L’Eau et les rêves14, combien les axes de symbolisation proposés par l’élément liquide étaient divergents. À l’eau calme s’oppose l’eau rapide comme à l’étang la cascade, à l’eau lustrale du baptême, l’eau épaisse, croupissante, limoneuse. Et cependant, on peut se demander si cette pluralité chez l’auteur romantique n’est qu’apparente et si, justement, le pluriel auquel se mettent « les eaux » n’est pas constitutif de la symbolique de cet élément et ne crée pas une cohérence plus forte dans le symbolisme aquatique que celle existant dans celui du feu, de l’air et surtout de la terre.

À Saint-Malo, Chateaubriand enfant se trouve face à face avec son premier paysage, qui est la mer ou mieux encore la grève, frontière entre la terre et l’eau. Il nous semble que la mer représente toujours, dans l’œuvre de l’auteur, la perception d’un lieu de passage existentiel. Les châteaux de sable emportés par les marées deviennent un emblème de toute sa vie : « Depuis cette époque, écrit-il, j’ai souvent cru bâtir pour l’éternité des châteaux plus vite écroulés que mes palais de sable15 ». La traversée qui le conduit en Amérique, Paradis et exclusion, déplacement dans le temps et dans l’espace, joue le rôle d’une nouvelle naissance.

Son premier texte important où les scènes de la nature ont déjà une fonction explicative et fort poétique, l’Essai sur les révolutions (1797), ni dans son intention, ni dans ses résultats n’est une œuvre originale. La fin de l’ouvrage, Nuit chez les sauvages du Nouveau Monde suggère un comportement possible face à la vision pessimiste de l’histoire, le retour à la vie sauvage. Cependant Chateaubriand ajoute un aspect bien poétique, celui du drame de la destinée. La théorie mécaniste des cycles16 est complétée par l’image du fleuve, de l’histoire fluide : « Chaque âge est un fleuve, qui nous entraîne selon le penchant des destinées quand nous nous y abandonnons. […] Les uns […] l’ont traversé avec impétuosité […]. Les autres sont demeurés de ce côté-ci sans vouloir s’embarquer. […] Ainsi, les premiers nous transportent dans des perfections imaginaires, en nous faisant devancer notre âge ; les seconds nous retiennent en arrière, refusent de s’éclairer, et veulent rester les hommes du quatorzième siècle en 179617. »

Il y a très peu de temps qui sépare l’Essai sur les Révolutions et le Génie du christianisme (1802), Pourtant on peut constater que, d’une certaine manière, ils se contredisent : l’Essai est rédigé à la lumière du XVIIIe siècle, de Voltaire et de Rousseau tandis que le Génie annonce déjà une nouvelle sensibilité. Toutefois les deux ouvrages se complètent parce que le Génie donne la réponse aux questions inquiètes posées dans l’Essai.

Malgré les différences de fond, les deux œuvres fondent la sensibilité romantique, l’Essai par son désespoir projette la diagnostique de ce qu’on appellera le mal du siècle. L’auteur représente avec tristesse la génération future, sans emploi, qui, remplie du sentiment de l’inutilité, est poussée au suicide et exprime l’amertume d’une Révolution manquée.

Déjà dans l’Essai, on trouve les éléments d’une foi chrétienne. Le catholicisme « tombe de jour en jour. Quelle religion le remplacera18 ? » La réponse à cette question est un Dieu unique qui se manifeste dans les merveilles de la nature et qui se présente dans l’Evangile, conçu comme une compilation de toutes les religions humaines : « Il est un Dieu. Les herbes de la vallée et les cèdres du Liban le bénissent, l’insecte bruit ses louanges, et l’éléphant le salue au lever du soleil ; les oiseaux le chantent dans le feuillage, le vent le murmure dans les forêts, la foudre tonne sa puissance, et l’océan déclare son immensité : l’homme seul a dit : il n’y a point de Dieu19. »

Dans le Génie du christianisme, la perspective change ; c’est l’homme qui agit sur la nature et lui donne un caractère tragique par la chute d’Adam, parce que l’homme, lui aussi est de la nature, il est mystérieux comme elle étant lui aussi le fruit de la création divine. Le point de départ de la réflexion dans l’apologie de la chrétienté est donc le secret et le mystère : « Tout est caché, tout est inconnu dans l’univers. L’homme lui-même n’est-il pas un étrange mystère ? D’où part l’éclair que nous appelons existence, et dans quelle nuit va-t-il s’éteindre20 ? »

Finalement c’est le Génie du christianisme et les deux romans, Atala et René, qui font connaître le nom de Chateaubriand auprès des lecteurs de l’époque. Ces œuvres à la frontière de deux époques précipitent l’évolution de la sensibilité dans la France préromantique et romantique.

Dans l’argumentation du Génie du christianisme, l’auteur renonce à une dialectique descendante qui ne prouve rien, puisqu’elle présuppose ce qui est en question. Il s’avance en une dialectique ascendante puisqu’elle part de ce qui tombe d’une manière évidente sous les sens ou sous le sens. Sa réflexion n’approche point de Dieu par les voies de la raison pure ni par l’effet d’une lumière surnaturelle, mais elle suit les voies de l’expérience sensible. C’est une sorte de théologie empirique héritée de Bernard Nieuwentyt (1654–1718), mathématicien et médecin hollandais qui influence profondément la philosophie de la nature de Chateaubriand, à l’ouvrage duquel il se réfère dans le Génie :

Le docteur Nieuwentyt, dans son Traité de l’existence de Dieu*, s’est attaché à démontrer la réalité des causes finales. Sans le suivre dans toutes ses observations, nous nous contenterons d’en rapporter quelques-unes.

*Dans tout ce que nous citons ici du Traité de Nieuwentyt, nous avons pris la liberté de refondre et d’animer un peu son sujet. Le docteur est savant, sage, judicieux, mais sec. Nous avons aussi mêlé quelques observations aux siennes. [Note de Chateaubriand.]21

Ce passage prouve comment le traité classique, scientifique et « sec » du savant hollandais se transforme en traité poétique sous la plume de Chateaubriand qui ne part pas de Dieu, il n’arrive pas à lui non plus mais il le montre souhaitable, présent en creux dans l’expérience de chacun. Dans sa prose, le présent et le passé, les deux dimensions temporelles sont représentées dans l’espace où l’on constate un mouvement vertical et horizontal à la fois dans ses images liquides qui lui sont si chères. Le fleuve, auparavant symbole du temps historique, signifie maintenant l’écoulement du temps qui est accordé à l’homme mortel.

L’homme n’est plus homme que quand il affronte les limites de son humanité ; le romantisme est une sagesse des confins ; une sagesse des extrêmes dont Chateaubriand n’est pas seulement conscient, mais dont il tire toute sa poétique des limites. Son esthétique « du vague » dépasse la sagesse des Lumières.

Le retour de l’absolu pour l’esprit romantique implique le dépassement nécessaire de l’espace mental humain, dont la capacité n’est pas à la mesure de l’infini. Dans les écrits de notre auteur, on voit naître l’idée liée à l’eau, que c’est grâce à la nature que l’homme peut expérimenter le sentiment de l’infini : « Des millions d’étoiles rayonnant dans le sombre azur du dôme céleste, la lune au milieu du firmament, une mer sans rivage, l’infini dans le ciel et sur les flots22 ! »

La conscience ne se tourne pas vers la natura naturata, vers les formations déterminées qui peuplent l’espace et le temps, mais vers la natura naturans, la source de vie, la puissance créatrice infinie qui est une dynamique de la fluidité. Nous avons déjà évoqué que les images de la fluidité sont les images privilégiées de Chateaubriand. Le fluide chez lui signifie toujours le mouvement et le mouvement est la vie organique même.

Le passage entre la société et la nature est donc irréversible, et même si Chateaubriand dans son Essai sur les Révolutions en 1797 évoque l’effet malveillant de la vie en société, et exprime son désir de se retirer au sein de la nature, on peut toucher de plus près la différence de position prise par Rousseau envers l’homme naturel et celle du poète romantique qui reste toujours « civilisé » même parmi les Sauvages. On verra où mènent la solitude exaltée et le vague des passions sans but et sans bornes dans Atala et dans René.

Chateaubriand nous présente deux façons différentes de ressentir la présence divine dans la nature. L’une est négative, c’est le vide, le vague des passions, l’insatisfaction intérieure déjà citée. L’autre est positive, c’est l’extase venant du désir de fusion avec la nature. Le vide demande à être comblé par quelque chose qui soit en dehors ou au-dessus de lui. La fusion avec la nature vient de la contemplation de l’image de la beauté divine, c’est-à-dire de la nature. L’homme qui la contemple accède à la plénitude : « […] mais, dans ces pays déserts, l’âme se plaît à s’enfoncer, à se perdre dans un océan d’éternelles forêts ; elle aime à errer, à la clarté des étoiles, aux bords des lacs immenses, à planer sur le gouffre mugissant des terribles cataractes, à tomber avec la masses des ondes, et pour ainsi dire à se mêler, à se fondre avec toute une nature sauvage et sublime23. »

Le temps et l’étendue sont ainsi reliés par l’homme qui les contemple. La perception de l’infini de l’Océan n’est possible qu’à travers la contemplation et l’imagination poétique lesquelles la rendent sensibles, dans l’art, à la couleur, au bruit, au parfum, au mouvement et à la forme. En guise d’illustration, voyons la citation d’Atala qui évoque un paysage aquatique ; les adjectifs colorés privilégient la vue, et l’espacement du paysage suit la logique du mouvement du fleuve : «[…] on voit sur les deux courants latéraux remonter le long des rivages, des îles flottantes de pistia et de nénuphar, dont les roses jaunes s’élèvent comme de petits pavillons. Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants roses, de jeunes crocodiles s’embarquent, passagers sur ces vaisseaux de fleurs, et la colonie, déployant au vent ses voiles d’or, va aborder endormie dans quelque anse retirée du fleuve24. » Un tel passage nous révèle un syncrétisme dont le principe fondamental est l’intuition sensible perçue à travers les harmonies de la nature dont l’élément fondamental est l’eau.

L’eau n’a pas de forme, elle prend la forme qu’on lui donne25. C’est la logique qui, chez Chateaubriand, gouverne les « formes sensibles de l’eau ». Des formes qui naissent tout naturellement de deux milieux : le fleuve et la mer. C’est bien le fleuve que l’écrivain a choisi en 1833 comme sa propre image dans la « Préface testamentaire » qui sera reprise plus tard dans l’avant-dernier chapitre des Mémoires d’outre-tombe : « Je me suis retrouvé entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles26. »

D’après Aurelio Principato, on observe un emploi métaphorique de l’image par exemple dans l’océan de forêts dans le texte intitulé « Nuit chez les Sauvages d’Amérique », et un emploi symbolique, dont l’exemple paradigmatique est la description du Meschacebé dans le « Prologue » d’Atala. Dans ce dernier cas, la réalité naturelle n’est pas évoquée comme un comparant, mais elle est prise au sens propre : « Telle est la scène sur le bord occidental ; mais elle change sur le bord opposé, et forme avec la première un admirable contraste. Suspendus sur le cours des eaux, groupés sur les rochers et sur les montagnes, dispersés dans les vallées, des arbres de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les parfums, se mêlent, croissent ensemble, montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent les regards27. »

L’image du fleuve justifie ces interprétations, comme lorsqu’il renvoie à l’écoulement du temps historique, ou à la délinéation, à la séparation de deux rivages et, par-là, à une rupture dans la continuité de l’existence. Alors que l’image de la mer intervient pour représenter au contraire la permanence de l’éternel et l’ouverture spatiale offerte à la contemplation de l’infini28.

Ces deux modes, métaphorique et symbolique se complètent et s’enrichissent mutuellement. Voire, leur usage varie selon les époques et évolue de l’Essai sur les révolutions aux Mémoires d’outre-tombe, pour rendre l’écriture de plus en plus subtile. Si l’imagerie de l’eau évolue vers une écriture de plus en plus consciente et énigmatique, il faut rappeler que la métaphore de l’orage est, avec celle du volcan, la métaphore la plus utilisée pour dépeindre les bouleversements de la Révolution française29.

L’image de la tempête évoque la temporalité : l’orage éclate, fait des ravages et finit par s’apaiser. Chateaubriand peint à plusieurs reprises l’événement culminant, mais l’accent est surtout mis sur les dégâts causés par l’orage. Dans une note des Martyrs, à propos de la phrase « les flots se déroulaient avec uniformité » il écrit les suivants : « Il faut l’avouer ; au milieu des plus furieuses tempêtes, je n’ai point remarqué ce chaos, ces montagnes d’eau, ces abîmes, ce fracas qu’on voit dans les orages des poètes. […] J’ai bien remarqué, au contraire, ce silence et cette espèce de régularité que je décris ici, et il n’y a peut-être rien de plus effrayant30. »

La remontée vers la source du torrent est la forme symbolique que prend la régression vers les états primitifs de l’existence, dont l’idée s’était présentée à la conscience de Chateaubriand, avec un passage explicite du « sensoriel » au « mémoriel » : « Souvent, par le temps le plus serein, en regardant couler ses flots décolorés, je me suis représenté une vie commencée au milieu des orages : le reste de son cours passe en vain sous un ciel pur : le fleuve demeure teint des eaux de la tempête qui l’ont troublé dans sa source31. »

Quatre ans plus tard (1801), la description est reprise dans Atala, mais dans le cadre bien différent d’un récit de fiction. La vision de la chute du Niagara y évoque la description du Meschacebé figurant dans le « Prologue » déjà cité, dont la valeur symbolique est encore plus évidente. Tandis que Chateaubriand dans son Essai décrit l’aspect spectaculaire de la chute, dans Atala l’évocation sensorielle de l’image est beaucoup plus modérée. On peut remarquer l’élimination ou la modification de certaines précisions descriptives.

Toutefois, à part le fait d’élever l’expérience personnellement vécue par Chateaubriand au rang de monument de l’Histoire, dans les Mémoires d’outre-tombe, le récit de la cataracte nous élève moins à la transcendance divine qu’il ne nous précipite en bas, comme cette envie involontaire qui attire le voyageur « vers l’abîme ». Comment ne pas rappeler, en effet, le moment de la naissance de Chateaubriand, marqué par la tempête : « J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris32. » L’expérience de la cataracte s’avère être, finalement, la représentation symbolique de la descente vers les profondeurs de son propre être. Cette notation sonore de l’eau et de la nature semble finalement traverser toute la première partie de la vie de Chateaubriand, du traumatisme de la naissance jusqu’à celui de la Révolution.

Bibliographie

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  1. Cf. A. Ádám : « Espace fini, espace infini. La poétique de la contemplation dans le Génie du christianisme de Chateaubriand », Acta Universitatis Szegediensis Acta Romanica 19, 1999 : 79–83.↩︎

  2. Cf. A. Ádám : Du vague des frontières – Littérature langues & espaces. Paris : L’Harmattan, 2015.↩︎

  3. J.-J. Rousseau : « Les Rêveries du promeneur solitaire », in : Collection complète des œuvres, Genève, 1780–1789, vol. 10, in-4°, http://www.rousseauonline.ch/Text/les-reveries-du-promeneur-solitaire.php↩︎

  4. Rêveries…, Cinquième promenade, op.cit. : 34. [Orthographe originale.]↩︎

  5. Ibid. : 35.↩︎

  6. Rêveries…, Cinquième promenade, op.cit. : 36.↩︎

  7. Ibid. : 37.↩︎

  8. L’influence de la philosophie naturelle de Rousseau sur l’œuvre de Chateaubriand est abondamment traitée dans l’ouvrage de Marie Pinel : La mer et le sacré chez Chateaubriand. Paris : Claude Alzien, 1993.↩︎

  9. Rêveries…, Cinquième promenade, op.cit. : 33.↩︎

  10. Ibid. : 15.↩︎

  11. Cf. G. Bachelard : La poétique de l’espace. Paris : PUF, 1957.↩︎

  12. Rêveries…, op.cit. : 100.↩︎

  13. Atala…, op.cit. : 67.↩︎

  14. G. Bachelard : L’Eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière. Paris : José Corti, 1965.↩︎

  15. F.-R. de Chateaubriand : Mémoires d’outre-tombe. I. Paris : Bordas, Classiques Garnier, 1989 : 150.↩︎

  16. Que nous pouvons retrouver chez Mably, Rousseau, Raynal ou Mesmer.↩︎

  17. F. R. de Chateaubriand : Essai sur les Révolutions. Génie du christianisme. Paris : Gallimard, Pléiade, 1978 : 42–43.↩︎

  18. L'Exemplaire confidentiel de l'Essai sur les révolutions revu et annoté par l'auteur pour une deuxième édition.↩︎

  19. Essai…, op.cit. : 377.↩︎

  20. Génie…, op.cit. : 473.↩︎

  21. Ibid. : I, V, III : 560–561.↩︎

  22. Génie…, I, V, XII, op.cit. : 591.↩︎

  23. Essai…, op.cit. : 446–447.↩︎

  24. Atala…, op.cit. : 42.↩︎

  25. Cf. A. Principato : « Les formes sensibles de l’eau dans l’imaginaire autobiographique de Chateaubriand », Littératures 79, 2018 (en ligne), mis en ligne le 01 octobre 2020, http://journals.openedition.org/litteratures/2580 (consulté le 09 septembre 2023).↩︎

  26. F. R. de Chateaubriand : Mémoires d’outre-tombe [MOT], VI. Paris : Flammarion, 1982 : 670.↩︎

  27. Atala…, op.cit. : 42.↩︎

  28. Cf. M. Pinel : La mer et le sacré chez Chateaubriand, op.cit.↩︎

  29. Cf. O. Ritz : Les Métaphores naturelles dans le débat sur la Révolution, Paris : Classiques Garnier, 2016. (Cité par A. Principato : op.cit.)↩︎

  30. F. R. de Chateaubriand : Les Martyrs,  t. XVII−XVIII, ebook, Arvensa Editions, 2019 : 626.↩︎

  31. Ibid. : 717−718.↩︎

  32. MOT I…, op.cit. : 128.↩︎