Verbum – Analecta Neolatina XXIV, 2023/2

ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2023.24.2.4



1 Introduction

Dans les premières scènes du film Médée (1969), Pasolini confie à la voix du Centaure Chiron une réflexion sur la nature et le sacré qui semble avoir le caractère à la fois d’un enseignement (le Centaure, en effet, s’adresse à un Jason encore enfant) et d’un avertissement : « Tout est saint, tout est saint. Il n’y a rien de naturel dans la nature, mon garçon. […] Quand la nature te paraîtra naturelle, tout sera fini1 ». Pasolini lui-même l’a indiqué : cette distinction faite par le Centaure entre la nature et le naturel, ainsi que la conception de la vraie nature comme un espace sacré, en un certain sens mythique, trouve sa pleine correspondance dans la pensée exprimée par Mircea Eliade dans son Traité d’histoire des religions de 1949 : « [Eliade] dit exactement la même chose : la caractéristique des civilisations paysannes, et donc des civilisations sacrées, est qu’elles ne trouvent pas la nature « naturelle »2 ». Seulement, en s’appropriant le concept d’un autre, Pasolini en fait comme toujours une relecture complètement personnelle, de manière à mieux pouvoir le relier au contemporain à travers plusieurs clés d’interprétation relevant aussi bien de l’approche anthropologique, par exemple, que de l’approche psychanalytique ou politique. Et c’est ainsi que dans sa Médée, juste après avoir écouté le Centaure communiquer la leçon d’Eliade sur la nature et le sacré, nous découvrons en réalité que ce personnage n’avait « jamais été qu’une image, vue en caméra subjective par Jason3 », et que tout ce qu’il lui avait enseigné jusque-là n’appartenait qu’à un passé lointain, désormais révolu. Ce qui, dans l’économie du discours que nous nous apprêtons à engager au sujet de Pasolini et de son jugement, à travers Médée, sur la position de l’homme moderne face à la nature, pourrait se résumer comme suit : de même que Jason, qui représente dans le film pasolinien la figure même de l’homme moderne, de même l’homme bourgeois occidental a-t-il certainement dû savoir, autrefois, distinguer la vraie nature de sa version dénaturée – à cet égard, il nous semble évident que Pasolini, né dans une Italie qui commençait tout juste, avec le fascisme, à aspirer à son propre développement industriel, se réfère en particulier aux traditions paysannes avec lesquelles tous les Italiens de son temps ont été plus ou moins directement en contact dans leur enfance. Mais le problème sur lequel Pasolini attire l’attention avec Médée, c’est qu’à l’instar de Jason, l’homme moderne, lui aussi, semble désormais avoir tout oublié du passé.

Médée est un film auquel Pasolini n’arrive pas par hasard, mais dans le sillage de sa redécouverte du mythe antique entamée en 1967 avec Œdipe Roi4. Par la reprise de l’histoire de Médée d’Euripide aussi bien que de celle d’Œdipe Roi de Sophocle, il s’agit pour lui de comprendre d’où nous venons et ce que nous avons perdu de notre passé ; en quelque sorte, comme le propose Christophe Mileschi, de « dire où nous ne sommes plus, et de nous alerter sur les dangers qui s’attachent à ce qui a été perdu5 ». Mais alors, pourquoi Médée ? Sans conteste, le film présente au moins une clé allégorique facile à décoder. En mettant en scène la rencontre entre Jason et Médée, prêtresse royale en Colchide où le rapport avec la nature conserve encore une dimension archaïque et inviolable, il est clair que le cinéaste italien a également en tête sa propre époque : la rencontre entre ces deux personnages antithétiques est en effet similaire à celle dont il a été lui-même témoin pendant les années du miracle économique, au cours desquelles une grande partie des traditions et des paysages ruraux italiens furent complètement défigurés par un développement industriel incontrôlé. Mais l’histoire de la Médée de Pasolini est aussi celle d’une mère qui tue ses enfants, et qui accomplit un tel geste non plus uniquement par vengeance contre Jason, comme c’est le cas chez Euripide, mais suivant une logique plus large – nous en verrons par la suite les termes exacts – de récupération d’une sorte de hiérogamie cosmique, de perpétuation du cycle régénérateur de la nature. Dès lors, quel sens donner à ce geste inouï ?

Le point de départ de notre parcours – souvenons-nous à ce propos des premiers mots du Centaure de Médée – réside dans le fait que, dans l’œuvre de Pasolini, le questionnement de la nature (entendue ici au sens purement physique : comme environnement, comme paysage) est consubstantiel à celui du sacré. Le sacré, bien entendu, qui n’est pas à confondre avec le religieux, même s’il est indéniable, en termes généraux, qu’une catégorie ne peut jamais être pleinement pensée en dehors de l’autre. Ainsi, pour comprendre la notion de sacralité chez un intellectuel fondamentalement athée comme Pasolini, précisons dès à présent, grâce à une première distinction faite par Francesco Faeta, qu’il existe au moins deux itinéraires conceptuels le long desquels cette notion se décline : d’une part, comme « dimension poétique de l’existence6 » et, de l’autre, comme « dimension archaïque de l'existence7 ». Suivant cette distinction, sur un premier versant pour ainsi dire éthique, prend les contours du sacré pour Pasolini tout ce qui s’oppose a priori à l’existence prosaïque de l’homme moderne, à la dimension mercantile et utilitaire de sa vie. Il y a par exemple quelque chose de sacré, et non plus nécessairement de religieux, dans le sentiment profond et humble du pauvre paysan qui s’excuse presque d’exister. Suivant cette même perspective, il y a également du sacré dans la poésie, dans l’acte même qui lui préside, lequel renvoie en fait à un besoin de transcendance et manifeste un accord spirituel avec le monde. D’autre part, sur un second versant plus historique – il s’agit de la « dimension archaïque de l’existence » évoquée au préalable –, le sacré, pour Pasolini, renvoie aussi à une vérité qui est toujours en rapport avec l’horizon du passé. C’est notamment le monde populaire, qu’il soit proche (les années de pré-industrialisation de l’Italie) ou lointain (Œdipe Roi et Médée) : dans tous les cas, il s’agit du monde d’avant l’avènement du consumérisme moderne, où selon Pasolini la vie se serait encore articulée autour de l’essentiel, à savoir les valeurs de fraternité et les traditions, l’acceptation du mystère et la subordination de l’homme à la nature.

Si l’on essaie de combiner les deux versants (l’éthique et l’historique) à partir desquels cette notion est effectivement proposée chez Pasolini, sacraliser revient donc à laisser à la nature son mystère, ses secrets et à s’interdire d’agir sur elle. Si bien que, face à l’horreur d’un infanticide, le doute surgit de façon presque immédiate : comment inscrire le sacrifice de la Médée de Pasolini dans un cadre malgré tout cosmogonique ? Avec cet acte accompli par son héroïne, de quelle nature et de quel sacré Pasolini nous parle-t-il vraiment ?

2 Une nature susceptible, qui ne « parle » que lorsqu’elle le juge bon

Repartons de cette phrase de Pasolini tirée d’une interview du 12 juillet 1968 : « Je suis athée ; mais mon rapport avec les choses est plein de mystère et de sacré. Pour moi, rien n’est naturel, même pas la nature8 ». Et maintenant, passons à cette autre, qui ouvre son essai de 1967, I segni viventi e i poeti morti : « Le langage le plus pur qui existe au monde, le seul qui puisse en fait être appelé LANGAGE, est le langage de la réalité naturelle. Par exemple, celui des rangées de peupliers, des prairies vertes et du Lambro, qui m’a «  parlé » près de Milan dans les dernières scènes d’Œdipe9 ». D’une part, en utilisant une image poétique, Pasolini soutient que la nature lui « parle », et qu’elle le ferait à travers son propre langage : celui de la « réalité naturelle », le « plus pur qui existe au monde ». En même temps, comme cela apparaît dans la première citation, Pasolini insiste sur le fait qu’il y a toujours quelque chose dans la nature qui ne lui permettrait pas de la percevoir comme « naturelle ». La nature est là, en somme, comme si elle était entièrement autre et constituait une « chose » distanciée, quasiment inviolable. Dès lors, comment déchiffrer son langage ? Et si, tout d’un coup, la nature cessait de « parler » ?

Le noyau de sens de la première partie ainsi que de la partie centrale de Médée nous semble se dégager essentiellement de ces deux questions et nous ne tarderons pas à voir comment le cinéaste italien y a répondu. Néanmoins, afin de rendre notre parcours plus compréhensible, nous présenterons d’abord les séquences principales des deux premières parties du film où le questionnement de la nature et du sacré figure justement au centre de l’attention.

Le film s’ouvre dans un espace lagunaire, où le personnage du Centaure – personnage absent de la tragédie d’Euripide – tient à Jason encore enfant des propos sur les origines divines du monde et le caractère sacré de la nature. Dans sa lagune, devant un Jason silencieux, le Centaure apparaît complètement immergé dans l’espace de la nature ; l’osmose, accentuée sans doute par la nature mythique de ce personnage mi-homme mi-animal, semble totale. Puis, en quelques minutes seulement, l’idylle prend fin : Jason grandit, devient un adolescent, puis un jeune homme, et ce changement physique affecte également le Centaure qui commence soudain à apparaître sous la forme humaine de Chiron. Le scénario n’est plus celui, divin et sacré, du début, mais se caractérise désormais par des couleurs plus froides qui viennent remplacer les tonalités chaudes du début. La voix de Chiron connaît, elle aussi, un changement dans sa tonalité à mesure qu’elle se module sur une affabulation plus rationnelle et concrète, en adéquation avec les nouveaux enseignements qu’elle transmet : d’une part, l’éloge de la technique et la désacralisation de tout ce qui, jusqu’alors, avait été défini comme ontologique et sacré ; et de l’autre, l’éloge du succès personnel et de la gloire, qui constitueront les fondements de la conquête à venir de la Toison d’Or par Jason.

La première séquence du film, qui couvre une période d’environ huit minutes, se termine ainsi dans une atmosphère désormais crépusculaire. Puis, dans un changement rapide de décor, la caméra de Pasolini se déplace vers les terres arides de Colchide, où, sous un soleil cette fois accablant, la communauté de Médée est sur le point d’achever les préparatifs d’un rite de fertilisation de la terre incluant un sacrifice humain. Le passage de la caméra d’un lieu à l’autre est brusque, presque violent. Mais cette rupture, en réalité, est aussi bien violente que symbolique, puisqu’elle permet à Pasolini de souligner dès les premiers instants du film que la rencontre entre Médée et Jason ne sera pas seulement celle de deux personnages isolés, mais bien de deux mondes et deux systèmes de pensée radicalement antithétiques.

À travers la succession violente de ces deux premières séquences du film, Pasolini ébauche ainsi la collision de deux civilisations qui, en plus d’être culturelle, se manifeste avant tout sur les plans esthétique et figuratif. D’une part, dans une Colchide reconstruite sur les ruines du christianisme primitif en Cappadoce, Médée est représentée comme doublement barbare et majestueuse : ses longs vêtements sombres couvrent tout son corps, ne laissant que son visage à découvert ; son regard est pétrifiant et semble venir de loin, d’un passé lointain, en même temps que, pour cette même raison, il paraît capable de voir très loin, au-delà du visible. La première apparition de Médée dans le film – il ne pourrait s’agir que d’une scène-fonction – le confirme : elle coïncide d’ailleurs avec la mise en scène d’un rite de fécondation de la terre au cours duquel Médée « parle » à la nature, en l’occurrence au Soleil : « Donne vie au grain et renais avec lui10 ». D’autre part, plongé avec Chiron dans le décor crépusculaire de la lagune – décor qui figure lui-même une vision de la nature et du sacré sur le point de disparaître –, Jason écoute de son côté une série de leçons en faveur de la modernité. De cette manière, si l’on suit la lecture allégorique, le film vise délibérément à mettre en scène l’éternel affrontement entre deux modes de relation au sacré et à la nature. D’un côté, Médée, qui est emblème et synthèse, avec sa Colchide archaïque, de diverses sociétés paysannes et préindustrielles, tisse un lien avec la nature, lui « parle » et déchiffre son langage. De l’autre côté, dans le crépuscule de sa lagune, Jason offre une image antithétique à celle de Médée, incarnant au contraire le prototype du bourgeois et du héros anthropocentrique : du héros, en somme, pour qui le sacré n’existe que comme un lointain souvenir (la première leçon du Centaure) et la nature comme un espace vierge à piller.

Telle est donc l’équation autour de laquelle fonctionne la première partie de Médée : Médée (société préindustrielle) « parle » à la nature, tandis que Jason (société bourgeoise, néo-industrielle) a perdu le don de cette parole. Cependant, et c’est du reste prévisible, cet équilibre est destiné à être tragiquement rompu dans la suite du film, ne serait-ce qu’en raison de l’influence qu’exercera chacun des deux personnages sur l’autre. Examinons donc de plus près la manière dont se produit cette rupture, en gardant comme point de référence le personnage de Médée, avant de nous tourner vers Jason.

Nous avions laissé Médée sur le point de « parler » à la nature lors d’un rite de fécondation de la terre en Colchide. Entre-temps, un groupe d’hommes menés par Jason, les Argonautes, se déplacent depuis la Grèce et, une fois arrivés dans la communauté de la prêtresse, se mettent à la piller et à railler ses rituels. Pendant – et malgré – le pillage, Médée tombe amoureuse de Jason et, comme « foudroyée11 » par cette nouvelle passion, elle va jusqu’à l’aider à voler la Toison d’Or, l’un des symboles les plus sacrés de sa communauté. Suivant les Argonautes qui fuient la Colchide, Médée entraîne aussi son frère, Absyrtos, qu’elle sacrifie néanmoins peu après, en abandonnant même les membres de ce dernier le long du chemin afin de retarder ses poursuivants, les gardes de son père Æétès. Les fugitifs, désormais en sécurité, débarquent aux abords d’Iolcos, en Thessalie, où ils installent leur campement. Cependant, tout comme si elle s’était soudainement réveillée de son enchantement, Médée commence à prendre conscience de ses crimes ainsi que de l’incompatibilité de son mode de vie avec celui, profane, de Jason. Elle tente de se tourner vers la nature, vers le Soleil et la Lune, mais n’obtient aucune réponse : même la nature, que l’héroïne a trahie en suivant Jason, l’a maintenant abandonnée. Affligée, Médée s’enferme alors dans le silence.

Telle est dans les grandes lignes la synthèse de la première partie du film, où se réalise la « conversion à rebours12 » de Médée. La suite – nous y reviendrons – verra Médée et Jason se rendre d’abord au palais royal de Pélias à Iolcos pour livrer au roi la Toison d’Or, puis à Corinthe, où les deux personnages se sépareront définitivement et où aura lieu, à la fin du film, la vengeance de la prêtresse.

En réalité, sa première rencontre avec Jason en Colchide déclenche chez Médée une crise profonde qui se traduit par son évanouissement. Lorsqu’elle se réveille, le monde lui apparaît différemment, comme si les symboles et les liens sacrés de sa terre se révélaient soudain à elle dans leur caractère vulnérable et périssable (la Toison d’Or, Absyrtos). Pourtant, dans ces premières scènes du film qui vont de l’épisode de la Toison d’Or au meurtre d’Absyrtos, l’impression prédominante est que Médée agit encore sans véritable conscience de ses actes. De toute évidence, après l’arrivée des Argonautes en Colchide, l’héroïne traverse une première crise, ne serait-ce que parce que son amour soudain et imprévu pour Jason la fait douter du monde qui a été le sien jusque-là. Mais cette crise, pourrait-on dire à sa décharge, est arrivée si vite que l’héroïne n’a pas eu le temps d’en saisir les coordonnées avec la distance critique nécessaire. C’est pourquoi, face à l’inconscience de Médée qui marque cette première crise, la deuxième crise qui frappera l’héroïne lors de son débarquement en Thessalie nous paraît d’autant plus significative qu’elle se fera en pleine conscience.

Tentons une synthèse de la scène : Médée et les Argonautes arrivent sur une plage aux abords d’Iolcos et plantent leurs tentes sans avoir consacré la terre. Déconcertée, car en Colchide un tel affront à la nature aurait été considéré comme blasphématoire, Médée se met aussitôt à crier, suppliant ses compagnons de voyage d’arrêter. Personne ne l’écoute. Elle tente alors de se tourner vers la nature, vers le Soleil et la Lune, mais hors de la Colchide, ceux-ci ne lui répondent plus. C’est à ce moment-là que Médée commence à s’éveiller de son hypnose amoureuse. Or cet éveil, déclenché par le mutisme que lui adresse la nature, est des plus tragiques. En un instant, tout revient : les remords, la culpabilité, l’aliénation.

Dans Visions de la Médée (1970), le scénario commenté du film, Pasolini décrit la scène de la façon suivante :

Médée cherche un […] arbre sacré. Des arbres, il y en a beaucoup dans les parages : peupliers, sureaux, buissons de mûres, figuiers, mais aucun n’est l’arbre qu’elle cherche. […] Comme une folle qui monologue, Médée – pour vaincre la surdité des choses – murmure à part soi un hymne à la végétation. […] Le soleil et la lune sont donc réunis, comme dans les tablettes sacrées, comme dans les symboles. C’est par eux que l’homme a pu se forger le sentiment du temps, avec ses retours (la naissance et le déclin, la chute et la croissance). C’est par eux que l’homme a pu se convaincre de la résurrection (car tout soleil tombe dans l’obscurité – dans le royaume des Morts – puis renaît. Et de même la lune). C’est tout cela qui constitue la science de Médée, qui rendait juste et nécessaire sa présence au monde. Et maintenant, elle a perdu cette science, comme une bête qu’on a arrachée à son pâturage, qui ne parvient plus à s’orienter… Elle regarde le Soleil, elle regarde la Lune. Et elle adresse une prière, […] mais ils ne répondent pas13.

La crise que traverse Médée à partir de cette séquence du film prend ainsi les contours de ce que l’anthropologue italien Ernesto De Martino identifie généralement comme une « crise de la présence14 » : c’est-à-dire une de ces crises pour lesquelles, en présence d’événements ou de situations traumatiques, un sujet éprouve une telle sensation de désorientation identitaire qu’il finit par remettre en question tout son être historique.

Sur le plan esthétique tout d’abord, il est intéressant de remarquer la manière dont Pasolini met en scène cette crise. Les côtes de la Thessalie, dans le film, apparaissent encore plus désertes et vides que ne le laissait entendre le cinéaste dans le scénario : il n’y a aucune trace d’arbres, ni d’ailleurs de pierres ou de toute autre matière naturelle. Par rapport au scénario, la configuration de l’espace scénique semble au contraire renvoyer aux Cretti de l’artiste italien Alberto Burri, qui portent la marque d’un réseau dense de fissures et de crevasses internes, tout comme le terrain argileux et craquelé du désert de Médée. De fait, l’impression qui se dégage est que Médée est emprisonnée dans cette plaine stérile et aride près d’Iolcos, comme prise au piège – une impression accentuée par les mouvements de la caméra de Pasolini, qui filme l’héroïne de haut et en plan large, tandis que, comme prise de folie, celle-ci court sans direction dans un espace fondamentalement vide.

La scène est décisive non seulement d’un point de vue esthétique, mais surtout parce qu’elle correspond au premier moment du film où Médée se rend compte qu’elle ne parvient plus à entrer en contact avec la nature : autrement dit, qu’elle ne parvient plus à lui « parler ». Elle fait plusieurs tentatives en se tournant d’abord vers les arbres à ses côtés, puis vers le Soleil et la Lune réunis dans le ciel. Mais sans succès : la « surdité des choses », comme l’écrit Pasolini dans le scénario, finit bientôt par la gagner à son tour : « Assise sur une pierre, Médée se tait, de même qu’autour d’elle se tait le monde purement physique, comme une atroce et stupéfiante apparition15 ».

Le mot « irréel » risque ici de nous induire en erreur, d’autant qu’il semble se rapprocher de cette exigence de ne pas paraître « naturel » que Pasolini, on l’a vu, élevait au rang d’unique critère permettant de discerner la vraie nature – alors qu’au contraire, disait-il, lorsque la nature paraît « naturelle », cela signifie qu’elle ne l’est déjà plus. Il est donc essentiel de clarifier : ce n’est pas que Médée, s’adressant au Soleil et à la Lune dans le désert, les regarde autrement qu’en Colchide. Même en Colchide – et ce point est fondamental pour commencer à entrevoir la manière dont la nature noue son dialogue avec l’homme dans Médée –, la nature semblait en fait receler quelque chose de très « irréel » et de mystérieusement autre, comme le manifestait du reste très clairement l’exigence de sacrifice humain formulée par cette dernière au début du film. Seulement, la différence réside en ce que l’héroïne, en Colchide, parvenait toujours à interpréter l’ « irré[alité] » de la nature dans un cadre dialectique : elle savait alors, en d’autres termes, qu’elle bénéficiait du regard privilégié du Soleil et de la Lune ; elle savait qu’à leurs yeux, elle existait. Ce qui n’est plus le cas, au contraire, dans la scène déclenchant la crise de l’héroïne dans le désert, ne serait-ce que parce que cette nouvelle « irré[alité] » de la nature, cette fois-ci, se manifeste en même temps qu’un sinistre mutisme de réaction. Dans ce nouveau cadre, c’est-à-dire après que l’héroïne a choisi d’entrer dans le monde profane de Jason, le Soleil et la Lune à qui elle voudrait encore « parler » se retirent délibérément, en signe de dédain et de désapprobation.

Le dialogue entre Médée et la nature, ou entre Jason et la nature – et en suivant une clé allégorique, celui entre la nature et l’homme qui a accepté de vivre dans la modernité –, ce dialogue est-il irrémédiablement perdu ? Comme nous le verrons, la réponse de Pasolini avec Médée ouvre la possibilité d’une réhabilitation de ce dialogue tant pour l’un que pour l’autre personnage, une réhabilitation certes complexe, difficile à réaliser, impliquant des sacrifices, mais du moins toujours possible. Cela dit, avant de poursuivre et en guise de résumé de notre propos sur la nature et son langage dans Médée, retenons pour l’instant ces trois postulats : 1) La nature – et nous rencontrons ici le fait que sacraliser la nature, chez Pasolini, revient à lui laisser son mystère et ses secrets – est en tous points un sujet pensant, de même que l’homme. 2) En tant que telle, la nature non seulement pense, mais aussi « parle », communique : s’il est vrai, d’une part, que l’origine de sa force reste impénétrable, ce n’est pas le cas, d’autre part, de ses projets, qu’elle parvient toujours à exprimer très clairement à l’homme, ne serait-ce qu’à travers son silence (son mutisme envers Médée). 3) Bien que la nature soit toujours présente et prête à écouter, elle ne « parle » que quand elle le juge bon. Elle se manifeste, par exemple, dès lors que son dialogue avec l’homme a été inscrit par avance dans un cadre sacré de subordination. Si cette condition fait défaut, c’est-à-dire en présence de l’homme profane (l’homme moderne), nous relevons deux réactions possibles de la nature : soit l’indifférence (Médée dans le désert, après sa fuite) ; soit – la dernière partie du film le montrera – son retour inopiné dans le quotidien des hommes comme voix de la conscience : en un mot, comme surgissement du refoulé.

3 Vivre selon la nature, mais au prix d’un sacrifice

En Thessalie, l’équation initiale selon laquelle, entre Médée et Jason, ce dernier était le seul personnage sourd aux messages de la nature n’est plus valable : Médée aussi a désormais perdu sa capacité de s’adresser au cosmos. Cela dit, les deux cas ne sont toutefois pas identiques. Jason se soucie en effet très peu de cette absence de dialogue avec la nature : du reste, pour lui, qui représente l’homme moderne, la nature n’est pas même considérée comme un interlocuteur. Pour Médée, en revanche, cette perte de dialogue est vécue comme un désastre, puisqu’elle coïncide de fait avec celle de son identité de prêtresse.

Et pourtant, bien que muette dans cette partie centrale du film, la nature, dans Médée, ne disparaît jamais tout à fait. Silencieuse et invisible lors du débarquement en Thessalie et pendant tout le temps passé par Jason et Médée à Iolcos chez Pélias, elle se manifeste pourtant à nouveau dès l’arrivée des deux héros à Corinthe. En fait, elle le fera deux fois, de manière indépendante pour chacun des deux personnages : d’abord pour Jason, puis pour Médée. Dans les deux cas, sa manifestation ne sera pas pleine et transparente : tout se passera comme si, dans les espaces profanes de Corinthe, elle devait en quelque sorte lutter pour s’exprimer. Néanmoins, même si partielles et fugaces, les deux irruptions de la nature, pareilles à de véritables épiphanies, laisseront une trace profonde dans le quotidien de Médée et de Jason.

Suivant l’ordre chronologique des séquences du film, l’apparition de la nature à Jason est la première à se produire.

Le contexte est le suivant : après avoir ramené la Toison d’Or au roi Pélias à Iolcos, Jason, avec Médée toujours à ses côtés, décide de repartir. Les deux héros arrivent donc à Corinthe, où Créon, le roi de la ville, cherche depuis longtemps un mari pour sa fille Glaucé, afin d’assurer la succession au trône. Jason, à qui Chiron a enseigné au début du film que tous les moyens sont permis pour atteindre le succès personnel, saisit cette opportunité inattendue et va jusqu’à accepter l’ordre de Créon de confiner Médée hors des murs de la ville.

Dans les séquences se déroulant à Corinthe, et en particulier dans l’enceinte de la cour du palais royal où Jason est filmé la plupart du temps, l’espace est connoté comme un environnement riche et bourgeois, enfermé par des lignes géométriques très ordonnées (arcades, voûtes, portiques) qui créent un effet d’apaisement. Dans ce décor, en attendant son mariage avec Glaucé, Jason joue, danse et rit avec ses amis, donnant l’impression d’avoir déjà oublié Médée. C’est à ce moment-là, cependant, qu’une voix familière qu’il est le seul à entendre, l’attire loin de la fête. Troublé, mais intrigué malgré tout, il décide de la suivre. C’est là, dans l’« ombre magique16 » d’un coin de la cour, qu’il voit alors Chiron accompagné du « Centaure de son enfance, mi-homme, mi-cheval17 » :

JASON : Est-ce une vision ?

(C’est le Centaure humain et rationnel qui lui répond, tandis que le Centaure mythique se tait et regarde en riant).

CENTAURE : Si c’est une vision, c’est toi qui la produis. Car c’est en toi que nous sommes deux.

JASON : Mais moi je n’ai connu qu’un seul Centaure…

CENTAURE : Non, tu en as connu deux : l’un sacré, quand tu étais enfant, et l’autre désacralisé, quand tu es devenu adulte. Mais ce qui est sacré persiste à côté de sa nouvelle forme désacralisée. Et voilà, nous sommes là tous les deux, l’un à côté de l’autre !

JASON : Mais quelle est la fonction du Vieux Centaure ? […]

CENTAURE : Lui ne parle pas, bien évidemment, parce que sa logique est tellement différente de la nôtre qu’il ne nous serait pas possible de l’entendre… Mais moi, je peux parler pour lui. C’est sous son signe qu’en réalité – en dehors de tes calculs et de ton interprétation – tu aimes Médée.

JASON : Moi, j’aime Médée ?18

En toile de fond de cette scène, bien que cette fois le renvoi ne soit pas directement thématisé par Pasolini, nous trouvons un autre écrit d’Eliade, Les mythes du monde moderne (1953), où l’anthropologue soulignait la possibilité que certaines traces de la conduite de l’homme prémoderne persistent jusque dans les sociétés industrialisées à l’instar de « survivances19 » plus ou moins conscientes. Les rêves, par exemple, où l’homme échappe au présent en se laissant guider par son inconscient, c’est-à-dire par sa nature la plus profonde et la plus libre, seraient l’une de ces manifestations. Dans une perspective plus générale, les sentiments (les fantaisies, la nostalgie, l’amour, etc.), qu’Eliade considérait comme des « attitudes du moderne à l’égard du Temps [à partir d’où l’] on peut découvrir le camouflage de son comportement mythologique20 », constitueraient de telles traces, de véritables « survivances » d’un monde sacré.

La clé interprétative fournie ici par Eliade nous permet de comprendre pourquoi Pasolini a inclus dans la vision de Jason non seulement Chiron, mais aussi le Centaure, cette figure mythique qui, au début du film, apprend au jeune héros comment sacraliser la nature et vivre selon ses lois. À Corinthe, le Centaure constitue ainsi l’une de ces « survivances » dont parle Eliade : il est la trace (naturelle) de ce passé (sacré) que le jeune héros a connu avant d’être incité par Chiron à l’oublier. Mais Pasolini, une fois de plus, va au-delà d’Eliade : et si d’une part, la réapparition de Chiron laisse penser dans un premier temps à l’accomplissement d’une catharsis, à une conciliation retrouvée entre le héros et la nature, d’autre part, paradoxalement, le cinéaste fait en sorte que cette rencontre mène à l’échec : « Jason baisse les yeux et se couvre le visage d’une main. Lorsqu’il retire la main, on voit dans ses yeux quelques larmes. […] Les yeux encore un peu humides de larmes, s’efforçant sans y parvenir tout à fait de ravaler son émotion, Jason entre dans le palais royal21 ».

Pasolini, à travers cette rencontre entre le Centaure et Jason, esquisse ainsi un tableau très clair de la véritable tragédie de l’homme bourgeois, qui consiste en son incapacité irrémédiable de créer un rapport valable avec le sacré. Ce tableau a valeur d’avertissement : c’est le sacré qui fait irruption dans le quotidien de l’homme bourgeois à l’instar d’un invité inattendu et menaçant ; s’ensuit dès lors la névrose, la panique, que Pasolini traduit par la réaction émotive presque enfantine de Jason. Pour le dire en d’autres termes encore : le Centaure (la nature), dont le langage, bien que filtré par la voix de Chiron, est celui de la vérité, puisque ce personnage est une « survivance » de l’enfance la plus pure de Jason, revient comme un produit du refoulé. Sa fonction est d’avertir le héros qu’une partie de lui-même aime encore Médée et se sent coupable de la façon dont l’héroïne a été traitée : « CENTAURE : Oui. Et tu as pitié d’elle, et tu comprends sa… catastrophe spirituelle…, sa désorientation de femme du monde ancien dans un monde qui ne croit en rien de ce en quoi, elle, a toujours cru22 ». Le problème est que cette vérité ne peut être reçue désormais que par le nouveau Jason (le Jason bourgeois) comme une sorte de menace, dans la mesure où elle lui rend pour la première fois ostensible sa mauvaise foi à l’égard de Médée.

Ne serait-ce que par la franchise des mots prononcés par Chiron à sa place, ou encore, entre autres, par son « rire sauvage23 », la nature imaginée par Pasolini a donc quelque chose d’extrêmement vindicatif, de presque insupportable et de sadique à la fois. L’épisode où Médée est confrontée au mutisme de réaction de la nature le montrait déjà partiellement. Mais ce que la vision de Jason ajoute au leitmotiv de la vengeance, c’est notamment la reprise du thème du sacrifice – que nous n’avions rencontré qu’une seule fois, au début du film, avec le rite sacrificiel humain officié par Médée au nom du Soleil – : à savoir, le renoncement au mariage avec Glaucé, qui apparaît ici comme contre-nature dans la mesure où il est tributaire d’une logique purement utilitaire.

Ce qui nous amène dès lors, toujours en suivant le thème du sacrifice et du caractère vindicatif de la nature dans Médée, aux derniers moments du film, les plus importants, ceux où Médée, après avoir rétabli un dialogue avec le Soleil dans un rêve, décide de passer à l’acte en tuant non seulement Glaucé, mais aussi ses propres enfants. Comment arrive-t-on à un tel geste, où le scandale est absolu : une femme qui immole ses propres enfants sur l’autel du Soleil, comme le fait la Médée de Pasolini ? Pourquoi le cinéaste, se distanciant nettement de l’histoire d’Euripide, fait-il en sorte que, dans son film, ce soit la nature (le Soleil) qui guide Médée vers l’accomplissement d’un acte apparemment si contre-nature – celui de donner la mort à ceux-là mêmes à qui on a donné la vie ? C’est ce que nous tenterons d’expliquer en guise de conclusion de cette étude.

Ici aussi, comme dans le cas de Jason, il est important tout d’abord de contextualiser la séquence du film dans laquelle Médée recommence à « parler » à la nature. Nous sommes toujours à Corinthe, mais cette fois-ci dans une maison qui ressemble à une ruine, à une forteresse barbare, et où le roi Créon a exilé Médée. Dans cette maison au pied de la ville, Médée, répudiée par Jason, traverse sa « crise de la présence » en compagnie de ses deux fils et de ses serviteurs. Dans le scénario, Pasolini écrit qu’à Corinthe, Médée vit cette situation en « pleur[ant] déséspérement24 », tandis que dans le film, la désorientation de la prêtresse s’exprime davantage par des mots que par des larmes : « Je suis toute autre désormais. J’ai tout oublié. Ce qui était réalité, ne l’est plus. […] [Je suis] un vase plein d’un savoir qui n’est pas mien25 ». Après avoir adressé ces derniers mots à l’un des serviteurs, Médée s’enferme dans sa chambre, s’affale au pied de son lit et se met à dormir. Or c’est à ce moment du film que le Soleil lui réapparaît de nouveau, comme en Colchide. La scène est ambiguë : on ignore si, au moment de la vision, Médée est encore endormie et seule la suite permettra de préciser qu’il s’agit bien d’une projection onirique de l’héroïne. Dans tous les cas, il est important de souligner que le Soleil, à la fin du film, revient pour inciter Médée à suivre ses instincts vindicatifs, c’est-à-dire pour l’inciter à perpétrer un crime contre Glaucé, alors qu’il ne révèle rien au sujet du sacrifice des enfants :

SOLEIL : Tu ne me reconnais pas ?

MÉDÉE : Tu es le père de mon père.

SOLEIL : Alors, qu’attends-tu ? Courage ! […] Ta vieille tunique, Médée. Ta vieille tunique26.

Nous pouvons constater que le langage de la nature, dans cette situation, n’est plus aussi clair et explicatif qu’il l’était dans le cas de Jason, à qui Chiron se trouvait contraint de traduire la pensée du Centaure, que le profane n’aurait jamais pu comprendre sans cela. Mais comme la prêtresse Médée n’a jamais oublié le langage de la nature, le Soleil peut s’adresser à elle dans les termes les plus simples. « Courage ! », qui signifie : « Courage, venge-toi ! ». En d’autres termes, le Soleil demande ici implicitement à Médée de revenir à sa propre nature, de revenir à ce qu’elle était : la prêtresse redoutable de Colchide ; la prêtresse qui n’avait aucun scrupule à officier des sacrifices, même humains. Qui plus est, le Soleil ajoute : « Ta vieille tunique », qui, dans le code secret entre la nature et Médée, ne signifie rien d’autre que : « Par ta vieille tunique » ; d’où l’idée qu’a Médée de se venger de Glaucé en lui offrant l’une de ses vieilles tuniques, entre-temps empoisonnée.

Cela dit, comment en arrive-t-on au sacrifice des enfants – d’autant que ce n’est pas le Soleil qui semble l’avoir exigé ? Cet acte, pour reprendre une célèbre expression de René Girard, répondrait-il tout simplement à une « crise sacrificielle27 » au sens où Médée, en tuant Glaucé et en libérant une fois pour toutes sa violence refoulée, entrerait dans une spirale contagieuse qui ne lui permettrait plus de distinguer entre violence impure et violence purificatrice ?

C’est là l’hypothèse d’une partie considérable de la critique pasolinienne, dont on retiendra ici, à titre d’exemple récent, l’essai d’Amandine Mélan, Medea : la sopravvivenza del mito e la scomparsa del sacro, de 2012 :

Lorsque la violence impure et la violence purificatrice ne sont plus distinguées, la violence impure risque de se répandre dans la communauté. C’est ce qui se passe dans Médée : Médée, en suivant Jason, pénètre dans un monde sans rites ni sacrifices, entre dans une crise de présence, puis se déclenche une crise sacrificielle qui aura pour victimes Glaucé, Créon et les enfants car la violence de la crise sacrificielle est irradiante, vindicative, illimitée28.

Il existe cependant une autre interprétation possible – elle aussi avancée assez récemment par deux spécialistes du cinéma pasolinien, Tomaso Subini et Mileschi –, et qui trouverait un point d’appui solide sur cette déclaration faite par le cinéaste italien lui-même, quelques semaines avant le tournage du film :

Dans le film, le sentiment profond qui pousse [Médée] à tuer la jeune fille qui doit épouser Jason et à sacrifier ses propres enfants et ceux de Jason ne naît pas d’un spasme rationnel et raisonné de vengeance, par la haine et par passion, comme chez Euripide, mais d’un long rêve dans lequel elle retourne à son enfance, à sa foi. […] Il n’est pas correct, je trouve […] de parler de vengeance non plus. Les sacrifices humains que je montrerai au début du film prouvent que pour Médée et son peuple la mort n’était pas la fin, mais bien que, dans la croyance des sacrifiés et des sacrificateurs, elle ne représentait que le prélude à la renaissance, en tant que semence de la terre29.

Plus que de l’idée de la « crise sacrificielle », il nous semble que le sens du sacrifice final des enfants de la Médée de Pasolini parte justement d’ici. La question « Comment donner la mort à ceux-là mêmes à qui on a donné la vie ? », telle que nous l’avions formulée, est en effet mal posée. Il est évident qu’une mère qui tue ses enfants accomplit toujours un acte contre-nature : là n’est pas le débat. Sauf que Pasolini, avec Médée, déplace la question et l’envisage en quelque sorte sur le mode de l’anticipation : quel sens, en effet, aurait eu la vie des enfants de Médée à Corinthe, répudiés par leur père dès leur plus jeune âge et bien conscients par là de ne pas être « a priori bénis30 » ? De plus, si l’on essaye à nouveau d’aborder le film par le biais allégorique : quel est, en fin de compte, le sens de la vie aujourd’hui, dans les sociétés soi-disant modernes ? Médée, précisons-le, sort en salles en 1969, dans le contexte des premiers débats en Italie sur la légalisation de l’avortement et du divorce, des débats dans lesquels le cinéaste, bien qu’athée, avait toujours pris des positions résolument réactionnaires. La vie, dans ces nouvelles sociétés profanes, risquait – et risque – d’être aussi inutile que vide. C’est pourquoi, à la lumière de cette position de Pasolini, le sacrifice de sa Médée pourrait paradoxalement devenir, ainsi que le confirme Mileschi,

[un] acte d’amour suprême, par lequel elle affirme la puissance des mystères de l’être, pose une égalité secrète entre la vie et la mort, et restitue à ses enfants leur plein droit à l’éternité, c’est-à-dire à une vie pourvue de sens. […] En tuant ses enfants, en les accompagnant dans un sommeil qui sera cette fois sans retour, Médée les réinscrit dans le cycle infini des renaissances, les délivre du temps mortel auquel les condamnait l’abandon des cultes anciens31.

Seul un acte contre-nature, en somme, peut désormais menacer le cours d’une Histoire (elle-même déjà contre-nature) qui a fait de l’hédonisme et du désengagement social, de l’homogénéisation et de l’abolition du sacré les traits les plus spécifiques de sa nouvelle nature : seul un acte qui dépasse l’ordinaire de l’humain, tendant même vers la dimension de l’inhumain. Le sacrifice de la Médée de Pasolini, même s’il est immense, ne permettra pas de changer les perspectives d’évolution du monde dans lequel elle vit. Mais en fin de compte, cet échec importe peu au cinéaste italien, étant donné que son intérêt porté aux civilisations prémodernes, voire aux mythes classiques, n’a jamais en réalité été motivé par une quelconque utopie salvatrice, mais plutôt par la nécessité de la documentation de la fin d’une civilisation. Il s’agit pour lui, en d’autres termes, de recueillir ce qui a été perdu, de mettre la société devant les débris de sa propre violence, non pas seulement dans l’intention d’accuser, mais aussi dans celle de se souvenir de l’existence de valeurs et de conceptions du monde différentes de celles qui se sont imposées avec la modernité. Ces valeurs et ces conceptions sont-elles meilleures ? Pasolini, lui, semble le croire. En tout cas, elles sont liées à un passé où l’homme savait vivre plus en harmonie avec la nature et dans le respect de ses lois.

Bibliographie

Conti Calabrese, G. (1994) : Pasolini e il sacro. Milan : Jaka Book.

De Martino, E. (1975) : Morte e pianto rituale. Dal lamento funebre antico al pianto di Maria. Turin : Bollati Boringhieri.

Faeta, F. (2013) : Dare immagini alla manifestazione del sacro. In : A. Felice & G. P. Gri (eds.) Pasolini e l’interrogazione del sacro. Venice : Marsilio. 13–28.

Eliade, M. (2016) : Mythes, rêves et mystères [1953]. Paris : Gallimard.

Mélan, A. (2012) : Medea : la sopravvivenza del mito e la scomparsa del sacro. In : S. Casi, A. Felice & G. Guccini (eds.) : Pasolini e il teatro. Venice : Marsilio. 280–292.

Mileschi, C. (2016) : La Médée de Pier Paolo Pasolini. Cahiers du Théâtre Antique 20 : 253–260.

Pasolini, P. P. (1969) : Il primo film di Maria Callas. interview de A. Ceretto. Corriere della sera : 24 avril 1969.

Pasolini, P. P. (1999) : Il sogno del centauro [1983]. In : S. De Laude & W. Siti (eds.): Saggi sulla politica e sulla società. Milan : Mondadori. 1401–1545.

Pasolini, P. P (2002) : Visions de la Médée [Medea, 1970] in P. P. Pasolini : Médée. Paris : Arléa, 33–107.

Pasolini, P. P (2000) : Empirismo eretico [1972]. Milan : Garzanti.

Pasolini, P. P. (2009) : Lettere luterane [1976]. Milan : Garzanti.

Filmographie

Pasolini, P. P. (2004) : Médée (film) [Medea, 1969]. Paris : Carlotta Films, CIPA & Allerton Films.


  1. P. P. Pasolini : Médée (film) [Medea, 1969], Paris : Carlotta Films, CIPA & Allerton Films, 2004 : 4 min 17 s.↩︎

  2. P. P. Pasolini : « Il sogno del centauro » [1983], in : W. Siti & S. De Laude (eds.): Saggi sulla politica e sulla società, Milan : Mondadori, 1999 : 1401–1545, p. 1480. Trad. de l’auteur. Ainsi dans le texte en langue originale : [Eliade] dice esattamente la stessa cosa : che la caratteristica delle civiltà contadine, e quindi delle civiltà sacre, è di non trovare la natura « naturale ». »↩︎

  3. P. P. Pasolini : « Visions de la Médée » [Medea, 1970], in : P. P. Pasolini : Médée, Paris : Arléa, 2002 : 33–107, p. 38.↩︎

  4. Ajoutons par ailleurs que c’est précisément dans ces années-là, en particulier en 1968, que naît le projet de Pasolini de tourner L’Orestie d’Eschyle en Afrique, entre la Tanzanie et l’Ouganda. Le film n’a finalement pas été réalisé. Ce qui reste de ce projet est Carnet de notes pour une Orestie africaine (1970), le documentaire réalisé par Pasolini lui-même lors de ses visites en Afrique. Le film-documentaire a été présenté au Festival de Cannes (hors-concours), en 1967.↩︎

  5. C. Mileschi : « La Médée de Pier Paolo Pasolini », Cahiers du Théâtre Antique 20, 2016 : 253–260, p. 255.↩︎

  6. F. Faeta : « Dare immagini alla manifestazione del sacro », in : A. Felice & G. P. Gri (eds.) : Pasolini e l’interrogazione del sacro, Venice : Marsilio, 2013 : 13–28, p. 17.↩︎

  7. Idem.↩︎

  8. Fragment d’interview cité en exergue à l’ouvrage de G. Conti Calabrese : Pasolini e il sacro, Milan : Jaka Book, 1994. Trad. de l’auteur. Ainsi dans le texte en langue originale : « Io sono ateo ; ma il mio rapporto con le cose è pieno di mistero e di sacro. Per me niente è naturale, nemmeno la natura. »↩︎

  9. P. P. Pasolini : « I segni viventi e i poeti morti » [1967], in : P. P. Pasolini : Empirismo eretico [1972], Milan : Garzanti, 2000 : 264–270, p. 264. Trad. de l’auteur. Ainsi dans le texte en langue originale : « Il linguaggio più puro che esista al mondo, anzi l’unico che potrebbe essere chiamato LINGUAGGIO e basta, è il linguaggio della realtà naturale. Per esempio, quello delle file di pioppi, dei prati verdi e del Lambro, che mi ha « parlato » presso Milano nelle ultime scene di Edipo. »↩︎

  10. P. P. Pasolini : Médée (film), op.cit. : 21 min 38 s.↩︎

  11. P. P. Pasolini : « Il sogno del centauro », op.cit. : 1505.↩︎

  12. Idem.↩︎

  13. P. P. Pasolini : « Visions de la Médée », op.cit. : 63–65.↩︎

  14. Voir à ce propos, par exemple, E. De Martino : Morte e pianto rituale. Dal lamento funebre antico al pianto di Maria, Turin : Bollati Boringhieri, 1975.↩︎

  15. P. P. Pasolini : « Visions de la Médée », op.cit. : 65.↩︎

  16. Ibid. : 74.↩︎

  17. Idem.↩︎

  18. Ibid. : 75–76.↩︎

  19. M. Eliade : « Les mythes du monde moderne », in : M. Eliade : Mythes, rêves et mystères [1953], Paris : Gallimard, 2016 : 21–39.↩︎

  20. Ibid. : 34.↩︎

  21. P. P. Pasolini : « Visions de la Médée », op.cit. : 77.↩︎

  22. Ibid. : 76.↩︎

  23. Ibid. : 75.↩︎

  24. Ibid. : 69.↩︎

  25. P. P. Pasolini : Médée (film), op.cit. : 1 h 6 min 43 s.↩︎

  26. Ibid. : 1 h 8 min 32 s.↩︎

  27. On renvoie notamment à R. Girard : La violence et le sacré [1972], Paris : Fayard/Pluriel, 2010.↩︎

  28. A. Mélan : « Medea : la sopravvivenza del mito e la scomparsa del sacro », in : S. Casi, A. Felice & G. Guccini (eds.) : Pasolini e il teatro, Venice : Marsilio, 2012 : 280–292, p. 288. Trad. de l’auteur. Ainsi dans le texte en langue originale : « Quando violenza impura e violenza purificatrice non si distinguono più, la violenza impura rischia di spargersi su tutta la comunità. Ed è questo che avviene in Medea : Medea, seguendo Giasone, penetra in un mondo privo di riti e di sacrifici, entra in una crisi della presenza, scatta allora una crisi sacrificale che avrà come vittime Glauce, Creonte e i bambini perché la violenza della crisi sacrificale è irradiante, vendicatrice, illimitata. »↩︎

  29. P. P. Pasolini : « Il primo film di Maria Callas’, Corriere della sera, interview de A. Ceretto, 24 avril 1969. Trad. de l’auteur. Ainsi dans le texte en langue originale : « Nel film il sentimento profondo che induce [Medea] a far morire la fanciulla che deve andare in sposa a Giasone e a sopprimere gli stessi figli suoi e di Giasone, non nasce da uno spasimo di vendetta, razionale e ragionato, per l’odio e la passione, come in Euripide, ma da un lungo sogno in cui ella torna alla sua infanzia, alla sua fede. […] Non è esatto, penso […] neppure parlare di vendetta. I sacrifici umani che mostrerò all’inizio del film chiariscono come per Medea e la sua gente, la morte non fosse la fine, ma, nella convinzione sia dei sacrificati che dei sacrificanti, rappresentasse invece soltanto il preludio della rinascita come seme della terra. »↩︎

  30. P. P. Pasolini : Lettere luterane [1976], Milan : Garzanti, 2009 : 71.↩︎

  31. C. Mileschi : « La Médée de Pier Paolo Pasolini’, op.cit. : 258–259.↩︎