Verbum – Analecta Neolatina XXIV, 2023/2

ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2023.24.2.2



1 Introduction

L’écopoétique, qui s’est développée dans les dernières décennies a pour objectif premier d’étudier la littérature dans son rapport avec l’environnement. Ce faisant, elle présente la nature à travers le prisme des problèmes écologiques y compris la relation perturbée entre l’humain et le non humain dans des environnements naturels, urbains ou industriels. Au lieu d’adopter un militantisme explicite, comme fait l’écocritique dans le monde anglo-saxon (Buekens 2019), l’écopoétique vise à repenser notre relation à la nature de façon à mettre l’accent sur les questions de la forme et de l’écriture: « […] il est intéressant de voir par quelles formes d’écriture les auteurs décrivent le monde naturel et d’examiner les fonctions et les effets des stratégies rhétoriques et des figures de style dont les auteurs se servent pour problématiser l’environnement. » (Buekens 2019).

L’approche écopoétique des différents genres de discours ne suppose ni une relation mimétique entre les procédés poétiques et la nature (rythme, sonorités), ni un choix thématique particulier : « La valeur écologique d’un texte littéraire ne serait donc pas uniquement une question thématique ou une question de choix générique, mais avant tout une question d’écriture, c’est-à-dire d’esthétique et d’imagination, qui sont les critères propres à l’activité artistique. » (Blanc et al. 2008 : 23). Nous partageons aussi l’hypothèse de Blanc et al. (2008), selon laquelle la littérature ou les autres documents culturels, contemporains ou non, peuvent proposer un nouveau regard sur l’écologie. Depuis le 19e siècle, les textes littéraires et non littéraires réagissent au mouvement de l’industrialisation et de l’urbanisation en décrivant « la nécessité d’opposer à la vision purement utilitaire et technique de l’environnement une relation plus globale dont l’imaginaire littéraire se fait l’espace d’exploration » (Blanc et al. 2008 : 20). En vue de pouvoir contribuer aux discussions sur l’approche écopoétique des textes littéraires et des documents culturels, nous nous proposerons d’étudier ici les questions de l’écriture dans des genres de discours variés du 19e siècle, ayant trait aux catastrophes naturelles, notamment dans les estampes, nouvelles et extraits de roman naturalistes. L’objectif de cet article est aussi de démontrer qu’une lecture écopoétique, qui porte attention principalement sur l’analyse des moyens langagiers, nous permettra de mieux comprendre l’évolution de la pensée écologique dans les sciences humaines.

2 La mise en discours des catastrophes naturelles

2.1 Genres de discours et catastrophes naturelles

Au cours de 19e siècle, l’inondation est la catastrophe naturelle la plus souvent représentée dans l’imagerie d’actualité en raison d’une plus grande visibilité ou de son caractère spectaculaire (Maguet 2016). Ainsi, les catastrophes sont représentées dans des genres discursifs variés, comme dans l’estampe1 qui regroupe des œuvres éditées en de multiples exemplaires dont on distingue deux types majeurs : des estampes à vocation d’information et des estampes de reproduction (gravées d’après les peintures de maître). L’Image d’Épinal, basée sur la technique de la gravure sur bois de fil2, est une estampe au sujet populaire et de couleur vive vendue par des colporteurs (Tétu 2008).

En même temps, l’illustration est en plein essor avant que la photographie ou le cinéma plus tard n’imposent l’image comme support majeur de l’information (Tétu 2008). Même si les gravures sont fort éloignées du réalisme photographique, faisant partie de l’imagerie populaire, elles se diffusent rapidement et largement sous la forme de gravures de qualité (artistiques) ou de gravures représentant l’événement du moment à l’aide des scènes liées à des personnages et à leur environnement (Tétu 2008). Ces gravures, tout paradoxalement, utilisent des signes ou motifs conventionnels, partant inactuels, pour représenter l’actualité (Tétu 2008). La lecture de ces gravures suit deux axes (Tétu 2008) : l’axe des invariants (par exemple les courbes de la Seine pour Paris) et l’axe anecdotique avec l’insertion dans la gravure des personnages concrets qui justifient leur diffusion. Les thématiques, qui correspondent en général à une fait-diversification de l’actualité, s’inspirent des accidents, des crimes et des sinistres, des portraits, et sont souvent à la base des images qui contribuent à la construction du mythe de la Gloire du Premier Empire.

Bien évidemment, au 19e siècle, c’est la presse quotidienne régionale qui véhicule principalement l’information locale et fonctionne comme une agora où des idées sont échangées (Le Lay & Rivière-Honegger 2009). Ces récits de presse sont particulièrement propices à l’analyse des événements hydrologiques paroxystiques. On distingue quatre éléments caractéristiques des articles de presse ayant trait aux inondations (Le Lay & Rivière-Honegger 2009) : la nature du phénomène paroxystique, son attribution causale, les problèmes et remèdes évoqués par le journaliste. Le journaliste a donc recours à des patrons textuels préétablis : il fait la description de la catastrophe, il rapporte les mesures d’urgences adoptées par les décideurs, il dresse le bilan des victimes et des dommages et le cas échéant, il annonce une souscription en faveur des inondés (Le Lay & Rivière-Honegger 2009). Le journalisme est souvent considéré comme un discours référentiel, censé rendre compte des faits en adoptant un ton de neutralité, alors que la littérature disposerait d’une plus grande liberté dans ses relations avec la réalité (Boucharenc et al. 2011). Dans le même esprit, contrairement aux tendances d’uniformisation de la langue de la presse, la langue littéraire se caractériserait par l’invention et la singularité. Toutefois, au 19e siècle, le journal est essentiellement composé de littérature. Il existe, en effet, entre les formes lit­téraires et les formes journalistiques, de nombreux phénomènes de contamination réciproque, une circularité dynamique, qui tiennent également au fait qu’entre la sphère des gens de lettres et celle des « journalistes », la collusion est presque totale. Par conséquent, le discours littéraire est fortement lié à la fictionnalisation de la quotidienneté. C’est le cas, entre autres de Zola qui, conformément à sa méthode naturaliste, prépare in situ l’écriture de son roman Germinal en se rendant en 1884 à Anzin pour voir personnellement la situation des mineurs du bassin de Valenciennes. Ses Notes sur Anzin constituent une riche documentation qu’il reproduit dans son roman pour créer une géographie et topographie minières (Mitterand 2002). Rappelons pourtant que l’effondrement de Voreux n’est qu’une adaptation historique, celle du puits de Marles (1866). D’après les historiographes, lors de cette catastrophe, les pièces du cuvelage se sont brisées provoquant l’éboulement des terres et un flot d’eau sans pourtant faire des victimes. Le thème des catastrophes naturelles apparaît aussi dans d’autres œuvres de Zola, qui, inspiré d’un fait divers sur les crues terribles de la Garonne en 1875, démontre les rapports étroits entre l’homme et les forces de la nature dans sa nouvelle intitulée L’inondation.

2.2 Procédés discursifs dans le récit des catastrophes naturelles

Pour étudier l’imaginaire de la catastrophe, Lepage (2019) propose quatre axes d’étude : l’étude de la temporalité, de la spatialité, du dispositif énonciatif et de l’agentivité. Les deux premiers axes d’étude ont pour fonction de structurer le discours. Tandis que la notion de la temporalité, répétitive ou étendue dépassant la vie humaine, met en valeur la puissance des éléments naturels, la spatialité porte sur l’étude de la relation que l’humain entretient avec son environnement. Le troisième axe d’étude, le dispositif énonciatif se rapporte à la dialectique entre individualité et collectivité exprimée par les jeux d’énonciation. Plusieurs procédés sont mentionnés, entre autres, l’énonciation blanche pour poser des constats, l’énonciation lyrique pour accentuer le drame, l’énonciation avec effacement du je pour mettre en avant le collectif et le manque d’agentivité3 pour peindre l’humain comme un être passif en proie à des désastres.

Adam (2014) étudie les particularités textuelles de la narration de l’événement à partir des genres de la presse écrite traitant des catastrophes naturelles. En règle générale, les brèves engagent un grand nombre d’acteurs, un lieu quelconque (quartier, village, ville, région) et un État qui est chargé de gérer la catastrophe. Au niveau local, on assite à l’emploi fréquent de la construction passive avec un agent exprimé ou effacé. Comme le précise Adam (2014 : 127) :

Cette structure micro-linguistique est parfaitement adaptée à la narration d’une catastrophe naturelle car en choisissant d’effacer l’agent, l’accent est plus nettement mis sur l’état résultatif du procès et sur la ou les victimes qu’avec la forme qui choisit d’exprimer l’agent en établissant potentiellement ses responsabilités.

L’agent exprimé met souvent sur scène un événement non humain constituant la cause de la catastrophe. Cet événement peut éventuellement être accompagné d’expansions relatives qui pourvoient l’agent d’une caractérisation forte ou d’une amplification dramatique (Adam 2014 : 129) évoquant des passions humaines (« par les éléments déchaînés »). Plus fréquente est la phrase passive avec effacement de l’agent pour accentuer l’état résultant des événements dramatiques. Dans les deux cas, la dramatisation passe aussi bien par le lexique que par la syntaxe. Les procédés de caractérisation et le choix de certains types de phrase mentionnés par Adam peuvent être aussi considérés comme des marqueurs de modalité (Garric & Calas 2007 : 63) dont on distinguera ici deux occurrences majeures. Certains types de modalités d’énoncé impliquent soit des réactions émotionnelles (modalités affectives) soit un jugement de valeur (modalités axiologiques). A ces deux types de modalité d’énoncé correspondent des marqueurs lexicaux et syntaxiques variés (adjectifs et verbes subjectifs, interjections, exclamations, répétition, comparaison, etc.) En revanche, les modalités de message regroupent les types de phrase (constructions emphatiques, passives, impersonnelles) et portant essentiellement sur l’organisation sémantique, elles sont responsables de la distribution des informations véhiculées par le message.

La narration des catastrophes naturelles, rapportées par une pluralité des voix, présente aussi des marques de la polyphonie. Adam (2014 : 136) insiste sur la fonction textuelle des témoignages qui apparaissent au cœur des articles et sur le rôle énonciatif des témoins. Le témoignage proprement dit se caractérise par deux types de compositions (Revaz, cité par Adam 2014 : 137), dans le cas de la relation, il s’agit d’une narration linéaire, alors que dans la mise en récit, le locuteur a recours à une mise en intrigue. La présentation des témoins repose sur deux éléments : sur le fait d’assister à l’événement et sur le fait de remplir une fonction énonciative quelconque dans l’intrigue. Ce dernier a été théorisé par Petitjean (1987) qui distingue entre homo-énonciateurs, présents comme personnage dans l’histoire racontée, comme victimes, témoins individués ou anonymes et para-énonciateurs, des personnages à la lisière de l’histoire racontée, qui servent moins à raconter qu’à expliquer.

3 Lectures écopoétiques des catastrophes naturelles dans les estampes et dans le discours littéraire naturaliste

3.1 Les catastrophes naturelles dans les estampes

Grandes inondations de 1856 (http://tinyurl.com/5c3ncvm3)

Grandes inondations de 1856 (http://tinyurl.com/5c3ncvm3)

L’estampe ci-dessus reproduit les grandes inondations de 1856 (Maguet 2016) qu’elle représente à l’aide de la technique de gravure sur bois de fil coloriée au pochoir (Imprimerie Pellerin, Épinal). On reconnaît sur l’image le motif de la dévastation totale qui est emprunté à l’imagerie de la guerre, et des lieux communs de l’imagerie d’actualité (barques de réfugiés pris en charge par l’autorité militaire). Toute la scène, dont la localisation reste vague, présente l’inondation à travers le regard de l’empereur en vue d’illustrer la rencontre du pouvoir et du cataclysme (Maguet 2016)4. Selon les axes de lecture proposés par Tétu (2008), on distingue clairement deux dimensions complémentaires : l’axe des invariants qui est relatif aux lieux communs et à l’imagerie de la guerre et l’axe anecdotique qui se focalise sur les bienfaits de l’Empereur.

Le rapport entre le texte et l’image a ceci de particulier que l’image n’illustre pas le texte et le texte ne commente pas l’image qui devient ainsi un signe universel du déluge. Les axes de lecture présentent aussi des inégalités, alors que l’axe des invariants prédomine dans la représentation visuelle, le texte est régi par l’axe anecdotique. Cependant, grâce à la tonalité pathétique qui caractérise les deux parties, le récit, tout comme l’image, est centré aussi bien sur la représentation de la souffrance humaine que sur le dévouement des personnes qui viennent secourir « les populations » en détresse.

On voit bien que le scripteur emprunte des techniques d’écriture au journalisme. Le texte de l’estampe est constitué d’une présentation de la catastrophe, au début, et d’un bilan, à la fin avec l’annonce d’une souscription et d’une offrande en faveur des victimes. Le corps du texte est destiné, comme le précise Le Lay & Rivière-Honegger (2009), à la description des mesures d’urgences prises par le pouvoir, dans notre cas, par l’Empereur lui-même qui participe en personne aux actions de sauvetage. La mise en récit de la catastrophe met donc l’accent sur les actes généreux du souverain et sur les sentiments du respect et de l’admiration que ressentent les habitants réfugiés. A la fonction rhétorique du pathos correspond sur le plan de l’écriture l’emploi des figures rhétoriques de l’exagération (L’Empereur leur a apparu comme une seconde Providence) et une très forte modalisation. Il apparaît clairement que les modalités d’énoncés (Garric & Calas 2007) (épouvantable, désastre, désolation, terrible, ému, tristesse profonde, dévouement, affection, souffrance, malheureux, admirable, douleur, etc.) abondent dans le texte. Les termes négatifs dénotent surtout le malheur des homo-énonciateurs (les victimes) et les termes positifs se rapportent principalement aux actes dévoués des para-énonciateurs (les soldats, le clergé, l’Empereur, l’Impératrice). On voit aussi un grand nombre d’acteurs (Adam 2014), responsables de la polyphonie (Petitjean 1987) des voix différentes qui sont transmises à travers le point de vue du scripteur. Ces voix sont ainsi formulées indirectement au discours indirect ou sous forme du discours narrativisé5 (appelaient des secours, bénédiction publique). Les modalités de message (Garric & Calas 2007) ne correspondent qu’en partie aux critères observés par Adam (2014) : la majorité du texte, conformément au désir de constituer un mythe de l’Empereur charitable, est composé de phrases à la voix active, seul le bilan est formulé à l’aide des constructions passives qui soulignent l’état résultatif du procès.

3.2 Les catastrophes naturelles dans le discours littéraire naturaliste

Dans L’inondation, Zola réécrit l’histoire des crues de la Garonne sous la forme d’un récit à une seule voix, dans lequel la catastrophe est racontée dans tous ses détails du point de vue de l’homo-énonciateur (Petitjean 1987), seul survivant du désastre. La catastrophe mise en scène dans cette nouvelle correspond aux principes fondamentaux du récit (Adam 2001) : la succession et la transformation d’événements constituent une unité thématique avec un intérêt humain indéniable. Ce déluge provoque un changement brusque dans la vie campagnarde idéalisée des personnages dont les réactions progressives face à l’arrivée des crues est dépeinte avec une cruelle précision : avoir confiance en la nature d’après les expériences du passé, minimiser le danger, ne pas se rendre compte de l’aggravation de la situation, cacher le péril, prévoir des plans de sauvetage, se lancer dans des actes de sauvetage, lutter contre la mort, accepter de mourir. Aux changements de comportement décrits plus haut correspond la transformation de l’espace quotidien en un lieu apocalyptique :

  1. Au loin ronflait la coulée énorme des eaux. Nous n’entendîmes même plus ces éboulements de maisons, pareils à des charrettes de cailloux brusquement déchargés. C’était un abandon, un naufrage en plein Océan, à mille lieues de la terre6.

La métaphore de l’océan, dans l’exemple (1), ainsi que la comparaison qui la précède, évoquent une vision apocalyptique de la nature. Le sentiment d’abandon, qui accompagne la détérioration rapide de l’environnement, est renforcée ailleurs par l’imagerie de la guerre dans laquelle les forces de la nature sont présentées comme des puissances incontrôlables privant l’homme de son agentivité :

  1. Maintenant, les vagues arrivaient en une seule ligne, roulantes, s’écroulant avec le tonnerre d’un bataillon qui charge7.

  2. La rivière, après s’être ruée à l’assaut du village, le possédait jusque dans ses plus étroites ruelles. Ce n’était plus une charge de vagues galopantes, mais un étouffement lent et invincible8.

Dans les récits de catastrophe naturelle de notre corpus, le monde animalier fait son apparition comme l’annonciateur de la souffrance partagée avec l’homme :

  1. Les moutons étaient charriés comme des feuilles mortes, en bandes, tournoyant au milieu des remous. Les vaches et les chevaux luttaient, marchaient, puis perdaient pied. Notre grand cheval gris surtout ne voulait pas mourir ; il se cabrait, tendait le coup, soufflait avec un bruit de forge ; mais les eaux acharnées le prirent à la croupe, et nous le vîmes abattu, s’abandonner9.

Dans tous les exemples précédents (1)–(4), la dramatisation résulte surtout du grand nombre de figures rhétoriques (comparaisons, métaphores, personnifications) dont de l’hypotypose qui présente les scènes de la catastrophe avec une vivacité telle que le lecteur voit la tragédie se dérouler devant ses yeux. L’imparfait combiné à l’adverbe faux-déictique maintenant (Maingueneau 1993) a aussi pour fonction de mettre sur un pied d’égalité le temps de l’événement et celui de la lecture en impliquant le lecteur dans le déroulement du drame.

Dans L’inondation, en raison des terribles crues, on voit la nature se métamorphoser en un lieu menaçant semant la mort et le désespoir. Dans Germinal, la destruction de l’environnement est due à une catastrophe minière qui, vue de l’extérieur, est relatée à travers le point de vue de deux personnages-témoins du roman :

  1. Mais Négrel eut un cri de douleur. M. Hennebeau, qui avait reculé, pleura. Le désastre n’était pas complet, une berge se rompit, et le canal se versa d’un coup, en une nappe bouillonnante, dans une des gerçures, Il y disparaissait, il y tombait comme une cataracte dans une vallée profonde. La mine buvait cette rivière, l’inondation maintenant submergeait les galeries pour des années. Bientôt, le cratère s’emplit, un lac d’eau boueuse occupa la place où était naguère le Voreux, pareil à ces lacs sous lesquels dorment des villes maudites. Un silence terrifié s’était fait, on n’entendait plus que la chute de cette eau, ronflant dans les entrailles de la terre10.

L’extrait (5) raconte l’effondrement de la mine à travers le regard des personnages dont la réaction émotionnelle traduit le caractère tragique de l’événement (eut un cri de douleur ; pleura). Une modalisation forte s’observe tout au long du passage grâce aux subjectivèmes nominaux (désastre, silence terrifié) et aux comparaisons (il y tombait comme une cataracte dans une vallée profonde ; pareil à ces lacs sous lesquels dorment des villes maudites) qui contribuent à une visualisation affective de la catastrophe. L’organisation temporelle du récit est soumise d’une part au point de vue subjectif : la série d’imparfaits a pour fonction d’assurer une vision intérieure du procès et de suspendre la chronologie temporelle en réunissant les événements tragiques dans un plan d’ensemble11. A cette vision cinématographique des événements concourt l’emploi de l’adverbe faux-déictique (maintenant) et du pronom personnel on. Le premier, jetant un pont entre la description de l’événement et de sa lecture, rapproche émotionnellement l’événement au lecteur, le dernier, avec une sorte d’effacement des frontières (Maingueneau 2009), provoque une confusion des points de vue du scripteur, des énonciateurs, des interlocuteurs et du lecteur qui, grâce à son imagination visuelle12 et auditive, est lui-même entraîné dans l’observation des faits.

Dans l’exemple suivant, la tension dramatique qu’on observe lors du sauvetage à la suite de l’éboulement d’une mine de charbon, est en rapport étroit avec le grand nombre de prédicats verbaux. On voit que style verbal, comme dans l’exemple précédent, est un procédé de dramatisation puissant :

  1. En effet, le râle devenait de plus en plus distinct. C’était ce râle continu qui guidait les travailleurs ; et, maintenant, il semblait souffler sous les pioches mêmes. Brusquement, il cessa. Tous, silencieux, se regardèrent, frissonnants d’avoir senti passer le froid de la mort, dans les ténèbres. Ils piochaient, trempés de sueur, les muscles tendus à se rompre. Un pied fut rencontré, on enleva dès lors les terres avec les mains, on dégagea les membres un à un. La tête n’avait pas souffert. Des lampes l’éclairaient, et le nom de Chicot circula. Il était tout chaud, la colonne vertébrale cassée par une roche13.

L’organisation temporelle du récit de sauvetage se fonde sur l’alternance de l’arrière-plan et du premier plan14. On voit que l’arrière-plan est principalement régi par la série d’imparfaits (devenait, guidait, semblait) ayant pour fonction d’esquisser le cadre de l’événement et de donner une vision intérieure et subjective de l’événement15. Le passage d’un plan à l’autre est assuré par un adverbe de transition hétérogène16 (brusquement), susceptible d’apporter un dynamisme aux événements du premier plan grâce à la série de passé simples (cessa, se regardèrent, enleva, dégagea) qui assurent une progression rapide du procès. Tout comme, dans l’exemple précédent, l’adverbe faux-déictique (maintenant) combiné avec les temps du passé, perd son caractère déictique pour produire une double temporalité narrative17 qui place au même niveau temporel le temps de l’événement et celui de la lecture en impliquant émotionnellement le lecteur dans le récit.

Dans cet extrait, la dramatisation de l’événement est due en grande partie aux procédés de la progression thématique18. Les thèmes de l’arrière-plan suivent une progression à thème constant, en revanche, les événements dramatiques s’organisent selon une progression à thèmes dérivés. L’hyperthème (Chicot), qui renvoie à la victime qu’on essaye de retrouver, est introduit avec retardement, alors que les thèmes (les parties du corps de la victime) sont mentionnés progressivement, ce qui provoque chez le lecteur une certaine tension tout au long de la lecture du passage.

Le genre romanesque traitant des catastrophes naturelles représente généralement une grande diversité de points de vue19. L’éboulement de la mine, vécu de l’intérieur par les victimes, animalières ou humaines, engendre un récit aux multiples voix :

  1. En bas de puits, les misérables abandonnés hurlaient de terreur. Maintenant, ils avaient de l’eau jusqu’au ventre. Le bruit du torrent les étourdissait, les dernières chutes du cuvelage leur faisait croire à un craquement suprême du monde ; et ce qui achevait de les affoler, c’était les hennissements des chevaux enfermés dans l’écurie, un cri de mort, terrible, inoubliable, d’animal qu’on égorge20.

Dans cet espace souterrain apocalyptique, les personnages sont dépourvus non seulement de leur sens d’orientation et de leur capacité d’interprétation, mais aussi de leur agentivité : au lieu de pouvoir agir, ils subissent les conséquences inéluctables des événements tragiques. La temporalité est suspendue, au lieu de voir une succession des faits, on assiste à une juxtaposition des perceptions visuelles et auditives et des réactions émotionnelles. Le style verbal y cède donc la place à un style substantif (Smadja et Piat 2009) (terreur, bruit, chute, craquement, hennissement, cri) qui condensent les sensations des victimes en une forme nominale concise.

4 Conclusion

La lecture écopoétique du corpus étudié nous a permis de nous focaliser sur le rapport entre l’homme et son environnement. L’homme-victime, qui affronte les forces de la nature se trouve dépourvu de son agentivité, en revanche, l’homme-sauveteur est capable de prendre part activement dans l’adoucissement de la souffrance. Malgré les différences énonciatives, textuelles et discursives des genres de discours que représentent les exemples du corpus, l’accent est mis sur la dimension humaine que ce soit la détresse de la victime, le courage du sauveteur, l’effarement du témoin ou la générosité du représentant du pouvoir. C’est ce qui explique la scénographie (Maingueneau 2009) spécifique qui gouverne les œuvres : une tonalité pathétique avec une modalisation excessive dans l’estampe et le jeu des temporalités, des spatialités et des points de vue dans le texte littéraire. Outre la fonction du témoignage que justifie la base factuelle des textes, l’estampe vise plutôt à la propagande, alors que les textes littéraires naturalistes, conformément à la théorie esthétique dont ils s’inspirent, placent le monde humain et animalier dans une situation environnementale extrême afin de démontrer leur vulnérabilité face aux cataclysmes qui traversent leur milieu naturel.

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  1. Le terme estampe désigne toute image obtenue par pression d’un papier contre une matrice encrée (Poulard 2005 : 73).↩︎

  2. La nouvelle technique, la gravure sur bois « de bout » permet une plus grande précision du dessin tout en tolérant la pression de la presse. La gravure sur cuivre sera utilisée pour reproduire des illustrations documentaires, scientifiques et pédagogiques (cf. Tétu 2008).↩︎

  3. Voir la définition de la notion de l’agentivité : « la faculté et la puissance d’action d’un être ou d’une collectivité à agir sur le monde, les choses ou d’autres êtres » (Lepage 2019 : 111).↩︎

  4. Voir la transcription du texte. Grandes inondations de 1856. / Dans les premiers jours de juin, par un concours inouï des circonstances atmosphériques, les eaux des principales rivières de l’Empire se sont élevées à une hauteur extraordinaire. La Saône, le Rhône, l’Isère, la Garonne, l’Allier, la Loire et d’autres rivières importantes ont surmonté leurs rives, renversé leurs digues, et se sont répandues dans les vallées. D’épouvantables désastres en sont résulté. L’inondation a porté la ruine et la désolation parmi les populations. Elle a tout détruit ou tout dévasté dans son passage. A la nouvelle de ces terribles événements, S.M. l’Empereur s’est empressé d’aller répandre lui-même ses bienfaits au milieu des populations désolées, et de leur porter, par sa présence, la plus puissante des consolations. Partout Sa Majesté a été saluée par les cris de VIVE L’EMPEREUR ! qui semblaient redoubler à chaque pas. L’Empereur était profondément ému ; il était pâle ; il contemplait tant de désastres avec une impression de tristesse profonde ; les larmes roulaient dans ses yeux. Sa Majesté a distribué personnellement des secours aux victimes de l’inondation qui se pressaient en foule autour d’elle, puisant dans un sac plein d’or que tenait le général de Niel. Tantôt à cheval ou en bateau, l’Empereur a visité toutes les vallées inondées. A Avignon la plus grande partie de la ville était couverte par les eaux. Pour se rendre à Tarascon, qu’il voulait aussi visiter, et dont il était encore séparé par cinq kilomètres d'eau, d'arbres à fleur d’eau, de grandes ruinées, apparaissant à sa surface comme autant des écueils, il a sauté dans un batelet comme un soldat de marine, seul avec un batelier. Six hommes de Cent-Gardes étaient à terre et voulaient le suivre, l’Empereur a levé la main, et montré trois doigts ouverts, ce qui voulait dire qu’il n’y avait de place que pour trois. C’est ainsi qu’il est arrivé au secours de Tarascon, à travers les courants d’eau et une forêt d’arbres, et parcourant, dans son bateau, les rues de cette ville entièrement envahie par les eaux, il a porté des consolations et des secours aux habitants réfugiés dans les étages supérieurs de leurs maisons. Il a été ramené par le même batelier, qui l’a transporté sur ses épaules, passant dans l’eau et la terre détrempée, et l’a déposé jusque sur le chemin de fer, aux cris de joie de toute une population qui admirait un pareil dévouement. / La visite de l’Empereur aux victimes de l’inondation, a produit sur les populations de ces contrées désolées une impression que rien ne saurait rendre. L’Empereur leur a apparu comme une seconde Providence. Sa marche s’est accomplie au milieu des larmes de la reconnaissance et des bénédictions publiques. Jamais l’amour et le dévouement réciproques d’un peuple et de son souverain ne s’étaient montrés d’une manière plus éclatante. L’Empereur n’était pas moins profondément touché de ces témoignages de confiance et d’affection, que ne l’étaient les populations de son empressement à se rendre au milieu d’elles pour y partager et soulager leurs souffrances. Son cœur ne le trompait pas en lui inspirant la résolution d’accourir sur le lieu du désastre pour y exercer le plus bel attribut de la puissance, celui de consoler le malheur. / Pendant le cours de ces terribles journées de nombreuses scènes de désolation se sont succédé : là une mère fuyait dans l’eau, emportant son enfant dans ses bras ; plus loin des malheureux, réfugiés sur des toits, appelaient des secours que personne n’osait leur porter ; d’autres, grimpés sur un arbre dont le pied était miné, allaient être entraînés et périr, lorsque des personnes dévouées arrivèrent avec des barques et parvinrent à les sauver. Que des traits d’héroïques dévouements se sont passés ! que de nobles et belles actions pourraient être citées ! Partout les populations ont été admirables ; le clergé n’a pas failli à sa noble mission et à son ministère apostolique ; nos braves soldats aussi ont été partout sublimes de courage et de dévouement. – Un désastre de quelques jours a tout détruit dans ces malheureuses contrées ; il a tout renversé, la cabane du pauvre comme l’habitation somptueuse du riche. Là où régnait l’activité, la vie et le bonheur, ont succédé le silence de la mort, les douleurs de la faim, le désespoir et les sanglots de la misère. Un grand nombre de personnes ont péri, et plus de 20,000 se sont trouvées sans abri, sans asile et sans pain. / Pendant que l’Empereur distribuait lui-même aux inondés plus de 600,000 francs sur sa cassette, l’Impératrice, émue comme lui de tant de misères, exprimait au ministre de l’Intérieur le désir qu’une souscription fût immédiatement ouverte pour les soulager, et lui a remis, en son nom et au nom du Prince impérial, une double offrande. Ainsi placée sous l’auguste et touchant patronage de l’Impératrice et de son Fils, la souscription s’est ouverte dans les mairies du département de la Seine et dans tous les départements de l’Empire. / Le Corps Législatif s’est aussi associé avec empressement à la pensée de l’Empereur, et il a voté une somme de douze millions de francs, pour être distribuée en secours aux victimes des inondations. / Fabrique de PELLERIN, imprimeur-libraire, à Épinal. – Propriété de l’éditeur (déposé ?)↩︎

  5. Dans le discours narrativisé, les mots rapportés ne transparaissent que par un verbe ou substantif comportant dans leur sémantisme une notion de parole. Dans le récit, on devine qu’il a dû se produire dans le monde de référence quelques discours directs mais ils sont réduits à leur simple expression (Perret 1994 : 101–102).↩︎

  6. Zola (2011 : 29).↩︎

  7. Zola (2011 : 11).↩︎

  8. Zola (2011 : 12).↩︎

  9. Zola (2011 : 12).↩︎

  10. Zola (1978 : 516).↩︎

  11. Le plan d’ensemble, terme cinématographique, donne des informations descriptives sur un lieu concret et en même temps, des informations liées aux personnages.↩︎

  12. « La création de cette image mentale n’exige pas l’observation directe, […], mais elle est le résultat de la vision interne qui se compose des mêmes éléments que la perception de la réalité : forme, mouvement, informations sur les couleurs. Cette vue intérieure, mentale joue un rôle indispensable dans la formation des associations, des notions et de leurs signes, ainsi que l’identification de l’objet et les caractères le désignant. » (Ádám 2019 : 37)↩︎

  13. Zola (1978 : 218).↩︎

  14. Maingueneau (1993 : 57–61).↩︎

  15. Cf. Jaubert 1993.↩︎

  16. Cf. Weinrich (1973).↩︎

  17. Cf. Maingueneau (1993).↩︎

  18. La répartition de l’information en thème varie d’une phrase à l’autre dans le développement d’un texte. B. Combettes distingue différents types de progression thématique : la progression à thème constant, la progression linéaire et la progression à thèmes dérivés (Maingueneau 1993 : 157–163).↩︎

  19. La notion de point de vue (ou de voix) présente l’avantage d’attribuer des contenus à une source dont les paroles ne sont pas effectivement prononcées, mais sont souvent des pensées (Maingueneau 2009 : 113).↩︎

  20. Zola (1978 : 533).↩︎