Verbum – Analecta Neolatina XXIV, 2023/2

ISSN 1588-4309; https://doi.org/10.59533/Verb.2023.24.2.1



Introduction

Lors du voyage, du moins avant la révolution de transports des XIXe et XXe siècles, il est inévitable que le voyageur ne se mette, d’une manière ou d’une autre, en contact avec la nature. Espaces inhabités, prairies, montagnes, forêts, mers et océans sont traversés, l’exposition aux forces de la nature est directe, les occasions de s’émerveiller, de les prendre en horreur ou de les contempler ne manquent pas : d’autant plus que la vitesse du déplacement permet largement l’observation. Or, la perception de la nature dans le récit de voyage n’est pas une constante dans l’histoire du genre et ne paraît que tardivement. Dans la recherche hongroise, ce constat a été fait par Sándor Gyömrei dans un livre publié en 1934 : pendant longtemps, le paysage environnant, pourtant facteur important de l’espace physique du voyage, n’occupe pas beaucoup de place dans les récits. Un autre trait se fait aussi remarquer : dans les récits, les péripéties du voyage (donc le vécu) l’emportent largement sur la description de l’entourage (le vu)1. Par conséquent, le récit de voyage est centré sur la personnalité de l’auteur. Certes, l’incommodité évidente de tous les moyens de transport ainsi que les dangers du voyage ont largement favorisé ce type d’écriture.

Selon Gyömrei, le manque de la représentation des paysages, et, dans un sens plus large, de la perception de la nature se fait aussi observer dans l’histoire de la peinture. Il considère que les premières perceptions du paysage (donc de l’environnement naturel) servaient plutôt des buts d’interprétation, à l’exemple du « paysage héroïque » des peintres hollandais du XVIIe siècle. La nature désordonnée reste encore longtemps un sujet repoussant ; sa mise en valeur doit attendre la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Mais cette mise en valeur est tout à fait relative : la nature (sauvage) n’est appréciée qu’en tant que contrepoint de la civilisation urbaine « pourrie ». La définition du paysage est ainsi négative ; il n’est pas apprécié en soi-même, mais uniquement comme refuge devant des dangers (moraux)2. Gyömrei stipule que le triomphe lent des beautés de la nature était l’œuvre de la première moitié du XIXe siècle, où les auteurs romantiques anglais et français (Byron, Chateaubriand, Lamartine) sont arrivés à les dépouiller de toute connotation sociale. Pour mieux apprécier ses arguments, on est sollicité de lire Manfred de Byron, Le lac de Lamartine ou les romans d’inspiration américaine de Chateaubriand3.

Si cette interprétation ne doit pas être entièrement réfutée, nous pensons que d’autres influences, d’ordre esthétique, philosophique, scientifique, ou relevant tout simplement de la pratique du voyage ont aussi concouru à cette transformation. Nous nous proposons d’en présenter brièvement celle des sciences naturelles. En pleine vogue au XVIIIe siècle, elles concentrent leur discours, presque par définition, autour de la notion de la nature. Cela nous intéresse d’autant plus que les pratiquants de cette activité scientifique sont encore désignés (et se désignent) à l’époque par le terme « naturaliste ». L’examen de leurs textes peut nous renseigner sur une nouvelle interprétation de la notion de la nature aussi bien que sur les écritures possibles de la nature au XVIIIe siècle. Pour cette raison, nous étudierons d’abord quelques extraits des Voyages dans les Alpes d’Horace Bénédict de Saussure, éminent naturaliste genevois. La deuxième partie de l’exposé sera consacrée à la présentation des divers aspects de la nature dans les récits des voyages effectués en Hongrie pendant les années 1830–1840. Le cas échéant, nous évoquerons (comme nous l’avons fait plus haut) les résultats de la recherche hongroise, pour renseigner le lecteur sur les approches de la question.

Définir la nature, observer la nature : les conseils de Saussure

Être naturaliste au XVIIIe siècle signifiait aussi être voyageur assidu et observateur attentif. C’est du moins l’avis d’Horace Bénédict de Saussure, qui, afin d’éviter les erreurs des « spéculations de cabinet », a pris très tôt la décision de parcourir les montagnes d’Europe occidentale. Grâce aux observations faites sur le terrain et aux échantillons rapportés, il a pu développer une nouvelle Théorie de la Terre. Il peut aussi être considéré comme le concepteur de la méthode du voyage naturaliste (et du discours naturaliste dans le récit de voyage).

Ce voyageur expérimenté sinon aguerri, doté du goût de la philosophie, expose dans le Discours préliminaire de ses Voyages dans les Alpes les principes de sa démarche et son approche de la Terre4. C’est à ce propos qu’il donne ce qui pourrait être considéré comme son interprétation de la nature.

Nous signalons d’emblée que le mot « nature » est d’un usage fréquent dans ce texte ; mais, dans la plupart des cas, il s’agit d’une utilisation comme synonyme de « caractère ». Une fois nos résultats « nettoyés » de ces éléments « superflus », on peut se poser des questions sur l’interprétation de la nature chez Saussure. Quel concept se dégage-t-il de son texte ? Fait-il une distinction entre nature « sauvage » (ou chaotique) et nature « domptée » (ou ordonnée) ? Il est assez facile de répondre à cette deuxième question : si la distinction n’est pas aussi nette, on trouve une approche différente de la nature intacte (donc située loin des habitations humaines) et celle modifiée par les effets de la présence humaine. Pour le géologue, la première variante sera bien sûr plus attirante et plus utile. Ce motif est d’ailleurs à l’origine des voyages de Saussure.

Si l’on reste dans cette logique, la haute montagne est un exemple idéal de la nature intacte. Difficile d’accès, exposée à la rudesse du climat, elle est demeurée non seulement inhabitée mais aussi inexplorée jusqu’aux dernières décennies du XVIIIe siècle5.

[…] c’est surtout l’étude des montagnes, qui peut accélérer les progrès de la théorie de ce globe. Les plaines sont uniformes, on ne peut y voir la coupe des terres et leurs différents lits, qu’à la faveur des excavations qui sont l’ouvrage des eaux ou des hommes ; or ces moyens sont très insuffisants, parce que ces excavations sont peu fréquentes, peu étendues, et que les plus profondes descendent à peine à deux ou trois cents toises. Les hautes montagnes au contraire, infiniment variées dans leur matière et dans leur forme, présentent au grand jour des coupes naturelles, d’une très grande étendue, où l’on observe avec la plus grande clarté, et où l’on embrasse d'un coup d’œil, l’ordre, la situation, la direction, l’épaisseur et même la nature des assises dont elles sont composées, et des fissures qui les traversent. […] Mais pour observer ces ensembles, il ne faut pas se contenter de suivre les grands chemins, qui serpentent presque toujours dans le fond des vallées, et qui ne traversent les chaînes de montagnes que par les gorges les plus basses : il faut quitter les routes battues et gravir sur des sommités élevées d’où l’œil puisse embrasser à la fois une multitude d’objets. Ces excursions sont pénibles, je l’avoue ; il faut renoncer aux voitures, aux chevaux mêmes, supporter de grandes fatigues, et s’exposer quelquefois à d’assez grands dangers6.

En ce qui concerne le concept de la nature, il est au moins double sinon multiforme. La première approche pourrait être qualifiée de panthéiste, au sens que la nature est ici l’ensemble des phénomènes et des forces qui entourent la civilisation voire l’existence humaines. Elle devient omniprésente et éternelle ; à son opposé se trouve l’homme, créature éphémère, infiniment petite, sinon insignifiante. Le rappel de l’ascension de l’Etna illustre à merveille cette approche. Il semble qu’une vraie dévotion envers la nature s’empare de l’auteur. Il finit par reprendre les propos de Lucrèce, « Chantre de la Nature » :

[Le naturaliste] reconnaît ensuite au couchant de l’Etna, les montagnes de la Sicile, et à son levant, celles de l’Italie. Ces montagnes, qui sont presque toutes de nature calcaire, furent anciennement formées dans le fond même de la mer qu’elles dominent aujourd’hui ; mais elles se dégradent, comme les laves de l’Etna, et retournent à pas lents dans le sein de l’élément qui les a produites. Il voit cette mer s’étendre de tous côtés au-delà de l’Italie et de la Sicile, à une distance dont ses yeux ne distinguent pas les bornes : il réfléchit au nombre immense d’animaux visibles et invisibles, dont la main vivifiante du Créateur a rempli toutes ces eaux ; il pense qu’ils travaillent tous à associer les éléments de la terre, de l’eau et du feu, et qu’ils concourent à former de nouvelles montagnes, qui peut-être s’élèveront à leur tour au-dessus de la surface des mers.

C’est ainsi que la vue de ces grands objets engage le philosophe à méditer sur les révolutions passées et à venir de notre globe. Mais si au milieu de ces méditations, l’idée des petits êtres qui rampent à la surface de ce globe, vient s’offrir à son esprit ; s’il compare leur durée aux grandes époques de la nature, combien ne s’étonnera-t-il pas, qu’occupant si peu de place et dans l’espace et dans le temps, ils aient pu croire qu’ils étaient l’unique but de la création de tout l’univers : et lorsque du sommet de l’Etna, il voit sous ses pieds deux royaumes qui nourrissaient autrefois des millions de guerriers, combien l’ambition ne lui paraît-elle pas puérile. C’est là qu’il faudrait bâtir le Temple de la Sagesse, pour dire avec le Chantre de la Nature, Suave, mari magno7

Venir en Hongrie : des voyages minéralogiques aux paysages pittoresques

Le manque de la représentation de la nature peut être constaté si l’on se penche sur les récits des voyages exécutés en Hongrie par des Français (ou publiés en français) au cours du XVIIIe siècle. On parle certes d’une production viatique fort limitée : la liste des récits de voyages en Hongrie ou de textes apparentés à un voyage exécuté au XVIIIe siècle publiés en français sous forme de livre imprimé encore avant la fin du siècle et présents dans les bibliographies de la Hongrie en langue française, contient seulement sept ouvrages8. Cette faiblesse numérique ne permet pas de formuler des conclusions relatives à l’intérêt pour la nature du Bassin des Carpates.

La première moitié du XIXe siècle se fait remarquer dans ce domaine par d’importants changements. Après une longue pause de presque trois décennies imposée par les guerres révolutionnaires et napoléoniennes, on est témoin d’abord de la reprise des voyages en Hongrie, et plus tard d’une véritable vogue. Parallèlement, la représentation de la nature évolue : des remarques éparses sur le climat et sur le terrain, on parviendra aux jugements sur la beauté (ou la laideur) des paysages.

Il paraît que le goût pour la Hongrie fut initié par un voyage minéralogique, exécuté par François Sulpice Beudant en 1818. Le géologue français arrive en mai 1818 en Hongrie, et y passe cinq-six mois aux frais du roi Louis XVIII, afin de découvrir et décrire les richesses minérales du pays. Il publie quatre ans plus tard les résultats de son voyage dans un livre composé de quatre volumes9. Il est vrai, les mines de Hongrie étaient célèbres depuis le Moyen-Âge, et la formation des ingénieurs des mines a aussi eu une bonne réputation en France à la fin du XVIIIe siècle. Il en témoigne d’une part les lettres de Montesquieu sur le mines de la Haute-Hongrie10, ainsi qu’un rapport publié en septembre 1794 dans Le Moniteur par le chimiste Antoine-François Fourcroy, alors membre du Comité de salut public et initiateur du projet de la future École polytechnique11. Néanmoins, une autre motivation a aussi poussé Beudant vers la Hongrie. C’est son analogie avec des pays lointains où la France ne s’est pas encore installée ou qui sont trop loin pour les expéditions scientifiques. Ce trait est bien mis en exergue dans la dédicace au roi :

Sire,

La protection spéciale que V. M. accorde aux sciences m’a fourni l’occasion de me livrer exclusivement à une des parties les moins avancées de l’Histoire naturelle, dans le riche établissement qu’elle a fondé pour en hâter les progrès.

La munificence de V. M. m’a procuré les moyens de visiter la Hongrie, ce royaume jusqu’à présent si peu connu, et cependant si digne de l’être, tant par la nature de ses richesses générales que par son analogie avec plusieurs contrées du nouveau continent12.

C’est, pour nous, le signe d’un intérêt de type nouveau, dont la Hongrie pourrait profiter. Nous retrouvons ici l’aspect utilitaire pur et dur.

Le Voyage de Beudant marque aussi le début d’une nouvelle ère par d’autres traits. Beudant est effectivement le premier des voyageurs français réellement venus en Hongrie qui avoue d’avoir consulté des ouvrages sur le pays avant son départ et même après son retour. C’est d’ailleurs sous l’impression de son voyage qu’il décide d’ajouter un aperçu historique à son récit13. Il devient alors un vrai promoteur du voyage en Hongrie.

La nature-paysage : les voyages des années 1830–1840

Dans la partie qui suit, nous examinerons les manières de représenter la nature dans les récits des voyages exécutés en Hongrie. Comme cela fut dit, elles peuvent être étudiées principalement à travers les discours sur les paysages qui se déroulent sous les yeux du voyageur. Notre entreprise concernera surtout les situations qui donnent lieu à parler de l’environnement naturel et les termes dans lesquels on en parle. Notre corpus se composera cette fois des récits de voyage parus en français en France pendant la décennie entre 1837 et 1847.

On doit d’abord signaler que la vogue des voyages en Hongrie, « lancée » par François-Sulpice Beudant, se maintient jusqu’à la veille des révolutions de 1848. Si la publication des récits a parfois connu d’assez longues pauses (comme entre 1827 et 1833, et de 1833 à 1836), il n’en demeure pas moins que nous sommes témoins d’une production abondante. Dans le cadre de nos recherches, nous avons pu recenser une vingtaine de textes (récits, mémoires, articles de revues) originaux ou traduits d’une autre langue résultant d’un voyage en Hongrie14. Ce qui veut aussi dire que les quelque vingt-cinq années séparant la publication du récit de Beudant et le printemps des peuples ont donné lieu à trois fois plus de textes que l’ensemble du XVIIIe siècle ! Ce constat nous a aussi obligés de limiter le corpus exploité dans le cadre de notre étude. Le lecteur trouvera donc seulement les citations jugées les plus pertinentes, avec les commentaires indispensables.

Notre deuxième remarque est relative aux motifs de l’intensification des voyages et de la publication des récits. Il serait flattant d’attribuer ce phénomène au seul intérêt pour la Hongrie et à une sympathie ressentie par les Français envers les Hongrois, anciens défenseurs de la chrétienté contre les barbares. Ce trait entrant sans doute en jeu chez certains15, d’autres raisons s’avèrent plus puissantes.

Certes, on peut être témoin en France d’un intérêt grandissant à l’égard de l’Europe centrale. La recherche et les sources à notre disposition ont aussi prouvé l’existence de ce phénomène16. Pourtant, ce nouvel intérêt n’était pas essentiellement dirigé vers la Hongrie : la tragédie de la Pologne et les mouvements slaves naissants (dont la propagande a été renforcée par des émigrations résidant à Paris) étaient à son cœur, et la Hongrie n’entrait souvent en jeu qu’en tant que puissance opprimante (par la magyarisation forcée).

Il y a aussi des facteurs qu’on appellerait volontiers « techniques », mais qui sont, comme par accident, « historiques ». On notera d’abord le retour de la paix en Europe après plus de deux décennies de guerres. Le développement des moyens de transport, avec notamment la mise en service des bateaux à vapeur et la construction des premières lignes des chemins fer a aussi contribué à rendre le voyage plus commode et moins périlleux17. Ensuite, la révolution de juillet 1830 a provoqué le départ de beaucoup de partisans de la Restauration, à l’exemple du baron D’Haussez, ancien ministre de la Marine ou le maréchal Marmont, ancien compagnon d’armes de Napoléon Bonaparte, revenu à la fidélité aux Bourbons. Dans ce contexte, l’Autriche, une des bastions de l’Europe de la Sainte Alliance, s’offrait comme refuge idéal. Et l’Autriche était, par le jeu de l’histoire, la puissance dont le territoire couvrait toute l’Europe centrale, de la Pologne jusqu’à la Serbie et les principautés roumaines. Donc, toute une « foule » sillonnait les routes de l’Europe. Plus d’un de ses membres disposaient d’une grande culture et aussi du regard critique. Leur loisir était aussi suffisant pour mettre à l’écrit les choses vues et les jugements qu’ils en formulaient. Il est ainsi né un nouveau goût pour le voyage. On constate cependant une importante modification : la relation scientifique est d’abord relégué au second plan et disparaît ensuite progressivement des récits. Si François-Sulpice Beudant a lancé la « vogue de la Hongrie », ceux qui viennent après lui, s’ils ne rejettent pas encore entièrement les observations scientifiques, mettent au cœur de leurs récits soit le vécu du voyage soit la représentation du pays et de ses problèmes sociaux, économiques et politiques. De tous les successeurs de Beudant, seul le maréchal Marmont, venu en Hongrie en 1831 et 1834, s’occupera encore des détails minéralogiques – mais ce sera exactement au sujet des mêmes endroits que dans les lettres de Montesquieu, écrites un siècle plus tôt18.

Comment le nouveau type du voyageur approche-t-il la nature ? Une première analyse, numérique, des textes nous permet déjà d’évaluer la fréquence des termes. Mais le nombre élevé des occurrences du mot « nature » est, encore une fois, trompeur. Il sera peut-être plus important et plus instructif d’examiner le contexte et, surtout, la qualification de la nature (ou des paysages).

Si la représentation ou l’évocation des paysages est, en général, largement instrumentalisée par les voyageurs pour des fins de comparaison et d’analogies, notre regard doit d’abord tourner vers la manière dont les auteurs hiérarchisent les différents types de paysages. Or, il se trouve que sur les trois types de paysages que nous pouvons distinguer dans les récits, à savoir le paysage désertique, le paysage culturel et le paysage urbain, les plus appréciés sont ceux où la présence humaine a laissé des traces. Cela s’avère notamment si l’on examine le nombre des occurrences relatives aux différentes catégories de paysages19. Pour un pays comme la Hongrie, encore sous-peuplé au début du XIXe siècle, et disposant par conséquent de grandes étendues inhabitées (notamment dans les parties centrales), la représentation des paysages culturels et urbains l’emporte, et de très loin, sur les zones de la nature intacte. La présence de ces dernières ne dépasse guère un cinquième du chiffre total des représentations.

Comment expliquer ce constat qui paraît au premier abord « contre nature » ? Les voyageurs ont-ils « mal perçu » les réalités hongroises ? Sans vouloir imputer une soi-disant « erreur » à quiconque, nous tenons à signaler que selon les statistiques contemporaines, moins de 25% des Hongrois habitaient en ville au début du XIXe siècle, et ce taux n’a pas considérablement augmenté avant 184820. Nous devons alors prendre en compte l’approche des voyageurs, venus d’un pays en pleine expansion urbaine et, peut-être encore plus, les conditions matérielles du voyage. C’est-à-dire que dans le cas des voyages en chaise de poste ou en bateau à vapeur, les haltes ou étapes se faisaient principalement en ville. On peut ainsi affirmer que le voyageur avait plus de temps à observer en ville qu’ailleurs.

Il est aussi très instructif de voir de près les termes utilisés dans les descriptions. Le paysage urbain est décrit avec l’utilisation d’un vocabulaire social, politique et historique. La représentation du paysage culturel emprunte les substantifs au domaine de la nature (en désordre ou en ordre) : terres, forêts, arbres, cours d’eau, jardins… C’est à ce propos qu’on rencontre des adjectifs très valorisants, comme riche, vif, délicieux, riant, animé. Le paysage désertique, donc la nature intacte se caractérise par des adjectifs de connotation négative, qui suggèrent un aspect mélancolique : triste, nu, dépouillé21

Cette généralisation cache bien sûr beaucoup de nuances. Ainsi, le maréchal Marmont, s’il considère principalement les paysages culturels, consacre des passages entiers à la contemplation de la nature pour décrire le pays entre Esztergom et Selmecbánya. Il en résulte une image presque bucolique :

De Gran [Esztergom], en remontant la rivière de ce nom, on se rapproche des montagnes, qui forment les contreforts des Karpathes. Au moment où l’on quitte ces plaines riches mais uniformes, on éprouve une sensation délicieuse. Des eaux vives sortent de chaque mamelon, des arbres séculaires décorent toutes les pentes, et l’on se croit transporté dans les cantons les plus beaux et les plus imposants de la Suisse22.

Et c’est encore lui qui, un peu plus loin, constate avec amertume le manque de cultures dans les montagnes de la Haute-Hongrie, et se réjouit de revenir ensuite dans un paysage plus culturel :

Après Neusohl [Újbánya], je vis Chremnitz [Körmöcbánya], qui renferme les mines d’or dont je viens de parler. Le pays qui environne cette ville est triste, nu, et dépouillé. […] De Chremnitz à Presbourg [Pozsony] on retrouve des plaines fertiles et une nature riche et féconde23.

La nature « sauvage » peut-elle être belle ? Si, dans le cas de Marmont, la réponse reste équivoque, la même question pourra se poser lors de la lecture du récit d’Édouard Thouvenel24. Le futur ministre des Affaires étrangères de Napoléon III, venu en Hongrie en 1838, encore comme jeune étudiant en droit, nous a laissé un des récits les plus contradictoires ; du moins pour la représentation de la nature. Si, dans son texte, on repère le même penchant pour valoriser le paysage culturel que chez les autres auteurs, la rudesse du paysage et l’aspect inhabité n’excluent point les considérations esthétiques. Cette affirmation est aussi soutenue par la relation sur le coude du Danube, au nord de Pest. Le voyageur, descendant le Danube en bateau à vapeur, passe, entre Esztergom et Pest, par ce site naturel, considéré aujourd’hui comme un des plus touristiques de la Hongrie. Montagne, eau, forêts : tout est réuni pour capter le regard et émerveiller :

À partir de Gran, le pays prend une physionomie sévère. Les Alpes noriques et les Carpathes poussent leurs dernières ramifications jusqu’au Danube et l’enferment entre des murailles de verdure. Le château de Vissegrade décore l’un des plus beaux sites de la rive. Un donjon quadrangulaire, où le roi Salomon fut enfermé par son cousin Ladislas, et quelques pans de murs, lézardés et noircis, voilà tout ce que les hommes et les siècles ont laissé subsister de cette résidence royale qu’un légat du pape appelait le Paradis terrestre. […] De Vissegrade à Pesth, les scènes du paysage sont variées et pittoresques, et le Danube acquiert un majestueux développement25.

En ce qui concerne Xavier Marmier, auteur du dernier récit de voyage publié sous forme de livre avant 184826, et seul homme de lettres voire « écrivain professionnel » parmi les voyageurs étudiés, il ne fait pas vraiment exception à la règle. On retrouve chez lui la même approche et les mêmes considérations. Le paysage le plus apprécié sera celui qui est animé par des activités humaines. Le voyageur recourt à tout un éventail d’expressions pour marquer l’opposition entre nature ordonnée et celle laissée toute seule. De plus, la simple paresse (ou négligence ?) humaine serait responsable de la conservation de la « mauvaise nature » :

En face de Presbourg, le Danube coule indolemment le long des bords de l’Au, vertes prairies parsemées d’arbres et de maisonnettes, jardins anglais où le peuple de la ville se rassemble tous les jours de fête ; puis le fleuve reprend sa course rapide et aventureuse et se divise, s’empare de plusieurs bassins et court de droite à gauche à travers champs. Au milieu de ces embranchements apparaissent deux grandes îles, l’une de vingt-deux lieues, l’autre de quatorze lieues de longueur ; toutes deux si fécondes qu’on les appelle les jardins d’or. Sur ces rives s’élèvent plusieurs villages considérables et plusieurs villes […].

Mais il faut quitter ces paysages riants et animés pour descendre le long des plaines silencieuses et tristes qui s’étendent jusqu’aux pieds des Carpathes. Là, sur un espace de cent vingt milles carrés, on ne trouve que des marécages, ailleurs des sables incultes. Là, on voyage tout un jour sans apercevoir un village, une métairie. Pas un arbre n’étend ses rameaux sur la terre aride, pas un être humain n’apparaît dans ces steppes désolées. En Hollande, en France une grande partie de ce sol infructueux serait bientôt rendue à l’agriculture. De l’aveu même des gens du pays, qui font la plus sombre peinture de ces déserts hongrois, il ne serait pas difficile de cultiver ces plaines de sables, de dessécher ces marais ; mais ici on n’en a pas encore senti le besoin27.

Conclusion

En guise de conclusion, nous ferons quelques remarques sur l’évolution de la perception de la nature. On dira en premier lieu que l’entrée de la nature dans les récits de voyage ne doit pas être liée à un seul courant de pensée (et encore moins à des textes concrets), et des influences non-littéraires doivent aussi être prises en compte.

On a aussi vu que l’évolution n’était pas linéaire. Qui plus est, de fortes contradictions peuvent aussi se présenter. Si Horace Bénédict de Saussure idéalise la nature intacte avant la fin du XVIIIe siècle, un demi-siècle plus tard, en pleine période romantique, il est bien des auteurs pour qui le paysage cultivé, la nature domptée représentent plus de valeurs que la nature sauvage. Ceci est valable notamment pour les voyages en Hongrie au cours du premier XIXe siècle. Si leur initiateur, le minéralogue François Sulpice Beudant s’intéressait principalement aux richesses du sol et devait encore se comporter en naturaliste, ses successeurs se font plutôt remarquer par l’appréciation de la nature transformée par l’homme. La présence des jugements positifs relatifs au paysage culturel, au détriment de la nature intacte (alors que celle-ci l’emporte encore très largement chez Saussure), illustre à merveille ce changement de perception et de représentation. Ceci dit, il faut aussi affirmer que les approches peuvent se mêler à l’intérieur du même récit. Le regard et l’interprétation de l’auteur peuvent varier, et le même type de paysage peut suggérer des conclusions opposées.

Prudence donc si l’on essaie de saisir les traits généraux de la représentation de la nature dans les récits de voyage. Il se peut bien que ces traits généraux n’existent pas. Nous devons alors identifier la définition et l’interprétation de la nature chez chaque auteur et dans chaque récit de voyage.

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  1. S. Gyömrei : Az utazási kedv története [Histoire du goût du voyage], Budapest: Gergely, 1934 : 96–98. Le livre de Gyömrei reste l’unique ouvrage hongrois sur le goût du voyage édité au XXe siècle.↩︎

  2. Ibid. : 13–40.↩︎

  3. Ibid. : 42–64.↩︎

  4. H.-B. Saussure : Voyages dans les Alpes : Discours préliminaire, Genève: Minizoé, 1998.↩︎

  5. Cf. C. Reichler : La découverte des Alpes et la question du paysage, Chêne-Bourg–Paris : Georg, 2002.↩︎

  6. H.-B. Saussure : Voyages…, op.cit. : 22–23.↩︎

  7. En italiques dans l’original. H.-B. Saussure : Voyages…, op.cit. : 26–27.↩︎

  8. E. Hanus & H. Toulouze : Bibliographie de la Hongrie en langue française, Budapest–Paris–Szeged : Institut Hongrois–Bibliothèque Nationale Széchenyi, 2002 : 62–76.↩︎

  9. F.-S. Beudant : Voyage minéralogique et géologique en Hongrie pendant l’année 1818, Paris : Verdière, 1822. Cf. I. Kont : Bibliographie française de la Hongrie (1521–1910), avec inventaire sommaire des documents manuscrits, Paris : Ernest Leroux, 1913 : 57. Voir aussi C. Horel : « De l’exotisme à la modernité : un siècle de voyage français en Hongrie (1818–1910) », in : M. Payet & F. Tóth (eds.) : Mille ans de contacts. Relations franco-hongroises de l’an mil à nos jours, Szombathely : Berzsenyi Dániel Főiskola Francia Tanszék, 2001 : 97–119, pp. 97 et 107.↩︎

  10. En fait, ces lettres reflètent une perception utilitaire de la nature : le plus important est de connaître les richesses naturelles du pays, afin de les exploiter ou situer le pays dans la hiérarchie des nations européennes. Le contenu des lettres de Montesquieu ainsi que leur caractère ont été présentés par la rcecherche hongroise dès le début du XXe siècle. Voir à ce propos L. Rácz : « Montesquieu Magyarországon » (« Montesquieu en Hongrie »), Akadémiai Értesítő 25, 1914 : 168–177.↩︎

  11. L. Kövér : « Jacobus Tollius magyarországi mozaikjai » [« Les mosaïques de Hongrie de Jacobus Tollius »], Aetas 28, nº 3, 2013 : 5–23, p. 12.↩︎

  12. F.-S. Beudant : Voyage minéralogique…, op.cit. : t. I, pp. I–II.↩︎

  13. Ibid. : III–IV. Pour l’Introduction (aperçu historique, géographique et démographique), voir ibid. : 1–118. Pour la méthode suivie pendant le voyage et l’itinéraire, voir ibid. : 119–128.↩︎

  14. G. Szász : Le récit de voyage en France et les voyages en Hongrie (XVIIIe–XIXe siècles), Szeged : JATEPress, 2005 : 46–53.↩︎

  15. Pour une présentation plus récente et critique des interprétations (parfois militantes) du rôle des « sauveurs », voir S. Csernus : « La Hongrie, rempart de la Chrétienté : Naissance et épanouissement de l’idée d’une mission collective », in : C. Delsol, M. Maslowski & J. Nowicki (eds.) : Mythes et symboles politiques en Europe centrale, Paris : PUF, 2002 : 107–123.↩︎

  16. G. Szász : Le récit…, op.cit.: 49.↩︎

  17. F. Reboul-Scherrer : L’art de vivre du temps de George Sand, Paris : Nil éditions, 1998 : 197–203.↩︎

  18. A. Marmont : Voyage du maréchal duc de Raguse en Hongrie, en Transylvanie, dans la Russie méridionale, en Crimée, et sur les bords de la mer d’Azoff, à Constantinople, dans quelques parties de l’Asie-Mineure, en Syrie, en Palestine et en Egypte, t. I, Paris : Ladvocat, 1837 : 49–51.↩︎

  19. G. Szász : Le récit…, op.cit.: 74–81.↩︎

  20. Gy. Mérei (ed.) : Magyarország története tíz kötetben [Histoire de la Hongrie en dix volumes], t. 5/1 (1790–1848), Budapest : Akadémiai, 1980 : 434.↩︎

  21. G. Szász: Le récit…, op.cit. : 80–81.↩︎

  22. A. Marmont : Voyage du maréchal…, op.cit. : 45.↩︎

  23. Ibid. : 50–51.↩︎

  24. E. Thouvenel : La Hongrie et la Valachie : Souvenirs de voyage et notices historiques, Paris : A. Bertrand, 1840.↩︎

  25. Ibid. : 11–14.↩︎

  26. X. Marmier : Du Rhin au Nil. Tyrol, Hongrie, provinces danubiennes, Syrie, Palestine, Egypte. Souvenirs de voyages par…, t. 1, Paris : A. Bertrand, 1846. (Le voyage a eu lieu en 1845.)↩︎

  27. Ibid. : 108–110.↩︎